La Presse Anarchiste

La leçon de la grève des mineurs anglais

La grève des mineurs anglais touche à sa fin. Elle est vir­tuel­le­ment ter­mi­née. Depuis sept mois que dure cette lutte, trois faits saillants ont pu être enre­gis­trés : La tra­hi­son du Conseil géné­ral des Trades Unions lors de la grève géné­rale pro­cla­mée en soli­da­ri­té avec les gré­vistes mineurs ; les sommes vrai­ment colos­sales envoyées par les syn­di­cats russes à la caisse de grève qui a don­né la pos­si­bi­li­té aux gré­vistes de « tenir » ; la débâcle défi­ni­tive de la grève elle-même et le retour par­tiel, mais chaque jour gran­dis­sant, des gré­vistes au travail.

Sans nous arrê­ter, aujourd’hui, spé­cia­le­ment à l’un ou l’autre de ces faits acquis, nous pou­vons, de la situa­tion glo­bale ame­née par la grève anglaise, tirer cer­taines conclu­sions impor­tantes sur la ques­tion de la « stra­té­gie » des grèves.

Voyons, tout d’abord, les résul­tats pure­ment sta­tis­tiques de la grève des mineurs.

D’après la revue anglaise Indus­trial Peace du mois d’octobre, voi­ci le tableau de ce qu’a coû­té la grève au 30 sep­tembre, c’est-à-dire pen­dant les cinq pre­miers mois. (chiffres approximatifs) :

Salaires per­dus par les che­mi­nots : 850 000 £
Salaires per­dus par les ouvriers métall. : 4 550 000 £
Salaires per­dus par les aut. Indus­tries : 289 000 000 £
Salaires per­dus par les mineurs : 47 000 000 £

Pertes des pro­prié­taires des rentes sur les mines : 2 200 000 £
Pertes de l’industrie métal­lur­gique (manu­fac­tures) : 17 150 000 £
Pertes des che­mins de fer (tra­fic) : 17 650 000 £
Pertes des pro­prié­taires des mines : 19 000 000 £

Dépenses sup­plé­men­taires (impor­ta­tion de com­bus­tible) : 10 000 000 £

Perte totale [[On estime que les neuf jours de grève géné­rale ont don­né une perte sup­plé­men­taire de 31 500 000 livres ster­ling.]] de 147 000 000 £

Si nous divi­sons ces pertes en quatre caté­go­ries prin­ci­pales : ouvriers, pro­prié­taires, indus­trie, public (comme consom­ma­teur.), nous obte­nons le tableau suivant :

Pertes des ouvriers : 81 000 000 £
Pertes des pro­prié­taires : 21 200 000 £
Pertes de l’industrie : 34 800 000 £
Pertes du Public (comme consom­mat.) : 10 000 000 £

Il est donc mani­fes­te­ment clair que les ouvriers ont per­du, par la grève, plus que toutes les autres caté­go­ries prises ensemble De là, une consta­ta­tion s’impose : dans une grève de longue haleine, la classe ouvrière per­dant tou­jours plus que ne perd la classe capi­ta­liste, cette der­nière est capable de tenir le coup bien plus long­temps que la classe ouvrière et, si l’on prend en consi­dé­ra­tion les réserves de capi­taux que les pro­prié­taires pos­sèdent tou­jours, ceux-ci peuvent tenir presque indé­fi­ni­ment, en tout cas jusqu’à épui­se­ment com­plet des gré­vistes dont les réserves ne se consti­tuent que par la soli­da­ri­té des tra­vailleurs qui ne sont pas en grève.

Nous venons de cette façon à la seconde consta­ta­tion, tou­chant pré­ci­sé­ment au rôle de ces réserves, c’est-à-dire de la caisse-de grève. 

Jamais encore, dans l’histoire des luttes ouvrières, une grève n’a reçu un appui maté­riel aus­si impo­sant que celle des mineurs anglais. Sans par­ler de la caisse même de la Fédé­ra­tion anglaise des mineurs, la sous­crip­tion inter­na­tio­nale a don­né, pour les cinq pre­miers mois, un total de 1 261 326 £ [[Notons que pour cette période de cinq mois, 65 % de cette somme sont par­ve­nus des syn­di­cats russes. Il n’y a aucun doute que la grève anglaise a sou­le­vé en Rus­sie un grand inté­rêt et de grands espoirs consciem­ment exploi­tés par les com­mu­nistes. Il y eut indu­bi­ta­ble­ment un élan de soli­da­ri­té volon­taire de la part des ouvriers conscients de la Rus­sie sovié­tique. Mais en leur grande majo­ri­té, les sommes envoyées par le Conseil Cen­tral des Syn­di­cats de l’URSS ont été extor­quées des ouvriers par des déduc­tions obli­ga­toires de leurs salaires, impo­sées par l’organe cen­tral syn­di­cal de Mos­cou : les syn­di­cats locaux, les comi­tés d’usines, les unions régio­nales, les fédé­ra­tions d’industrie n’avaient qu’à plier l’échine et payer la note. Des pro­tes­ta­tions même s’élevèrent un peu par­tout : elles furent vite répri­mées.]]. Si nous nous rap­pe­lons que le nombre de gré­vistes était d’environ 750 000, on se rend compte de l’insignifiance des sommes mises à la dis­po­si­tion des gré­vistes en période de grève à longue échéance, car si l’on divise cette somme par cinq mois. et par 750 000 gré­vistes, nous obte­nons un chiffre ridi­cule par mois par gré­viste [[Nous appre­nons, depuis, que la somme totale sous­crite par tous les pays, y com­pris l’Angleterre, pour toute la période de la grève (sept mois) était de : £ 1 900 000. La part reçue par chaque famille gré­viste reste donc tou­jours ridi­cu­le­ment insuffisante.]]. 

C’est donc la misère noire avec tout ce qui la suit – l’abattement, le décou­ra­ge­ment, les enfants deman­dant du pain… et le retour à la mine, avant la fin de la grève. 

Tel est le dan­ger, tel est l’écueil sur lequel viennent inévi­ta­ble­ment et tra­gi­que­ment échour des mou­ve­ments dont les pre­miers actes ont pu sou­le­ver l’enthousiasme et les espoirs de toute la classe ouvrière.

Une grande grève, sur­tout quand vic­toire ou défaite peuvent ame­ner à des résul­tats dont la por­tée est incom­men­su­rable dans un cas comme dans l’autre, ne peut être de longue haleine. Elle ne doit pas se per­mettre de le deve­nir, car dans une lutte muette, les bras croi­sés, c’est tou­jours celui qui a les poches bien gar­nies qui gagne­ra le tournoi.

Les petites grèves, le grèves par­tielles, celles d’un ate­lier, d’une usine, peuvent bien se per­mettre, devant un patron, tout aus­si petit, le luxe des bras croi­sés. Mais c’est une grosse erreur que de vou­loir trans­por­ter ce « mutisme » sur le ter­rain des grandes grèves ou de grèves géné­rales. Celles-ci doivent, si elles veulent avoir gain de cause, pro­cla­mer dès le pre­mier jour qu’elles ne se lais­se­ront pas faire et que si le patro­nat refu­sait de se sou­mettre aux reven­di­ca­tions que la grève for­mu­lait, il aura à envi­sa­ger l’éventualité de se démettre.

Une grande grève aux bras croi­sés devient trop sou­vent une grève de longue haleine qui apporte avec elle l’affaiblissement de l’intérêt des tra­vailleurs, de la volon­té des gré­vistes et du pou­voir pure­ment phy­sique de résis­tance. Il faut que la classe ouvrière se méfie de se lan­cer dans de telles entre­prises. Elles apportent une pro­fonde dés­illu­sion. Et une grande grève bri­sée, sur­tout par ses propres moyens, affai­blit consi­dé­ra­ble­ment l’esprit de soli­da­ri­té et de lutte de classes. Elle est donc presque tou­jours le poi­son incons­ciem­ment intro­duit par les ouvriers eux-mêmes dans leurs propres veines.

Les mineurs anglais n’ont pas vou­lu la lutte. Ils n’ont même pas pu induire les ouvriers de sécu­ri­té des mines de délais­ser celles-ci, car c’eût été la pre­mière menace pra­tique adres­sée aux pro­prié­taires qui auraient vite fait de lais­ser tom­ber leur intran­si­geance devant le dan­ger de voir leurs mines incen­diées. Les mineurs ont pu croire que la soli­da­ri­té maté­rielle du pro­lé­ta­riat mon­dial vain­crait la résis­tance des pro­prié­taires ; ils n’ont pas com­pris que c’était chose impos­sible. Et ils ont perdu.

Que cela nous serve de leçon. Une grève à grande enver­gure demande de grands moyens et ne doit pas, dès son éclo­sion, étouf­fer son propre élan en se basant sur une soli­da­ri­té maté­rielle venant du dehors : ceci n’est qu’un à‑côté sup­plé­men­taire. L’action même que la grève doit sus­ci­ter : voi­là le pivot qui déci­de­ra tou­jours de son suc­cès ou de sa faillite.

[/A.S./]

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