Il n’est pas douteux que la résolution votée à Lyon par le Congrès constitutif de la CGTSR pose un nombre important de questions très graves, vitales pour l’avenir de notre mouvement. De leur solution pratique, faisant suite à l’affirmation théorique, dépend ou le salut ou l’asservissement – sous quelque forme que ce soit – du prolétariat.
Ces questions, surtout en raison des réserves formulées par quelques camarades, doivent être complètement élucidées.
Ce n’est d’ailleurs qu’à cette condition que le syndicalisme sera en mesure, le moment venu, de faire face à toutes les nécessités révolutionnaires, de suffire seul à cette tâche.
En déterminant de cette façon le rôle du syndicalisme, le Congrès de Lyon à non seulement rompu la neutralité traditionnelle du syndicalisme vis-à-vis des partis politiques – de tous les partis ; mais encore il lui a donné mission de provoquer leur disparition pour constituer la force unique de classe.
Cette attitude nette – qui sera sans doute âprement combattue – est cependant parfaitement logique. Elle s’explique très bien. Et tous ceux qui admettent qu’il y a contradiction absolue, totales, définitive, entre les buts que se sont respectivement assignés et les partis politiques et le syndicalisme, comprendront cette affirmation historique du Congrès de Lyon.
À ce sujet, à titre de renseignements, je prie nos lecteurs de se reporter à l’article portant comme titre :
Je leur demande également de lire et de relire la résolution de Lyon, avant d’envisager en détail les
problèmes qu’elle pose.
Aujourd’hui, j’examinerai [le rôle des techniciens, avant, pendant et après la révolution.
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Il est de toute évidence qu’en déclarant que : « En réunissant, dès que possible, dans un même organisme, toutes les forces qui concourent à la vie sociale, le syndicalisme sera en mesure, dès le commencement de la révolution, de prendre en mains, par tous ses organes, la direction de la production et l’administration de la vie sociale », le Congrès a affirmé son désir de compléter, en la modifiant profondément la structure et la composition des organes du syndicalisme.
Lorsqu’il précise sa pensée en faisant appel aux techniciens, aux savants et aux paysans ; lorsqu’il affirme que seule, l’union solide de tous ces éléments assurera le succès de la révolution, le Congrès entend par là qu’il faut préparer, dès maintenant, cette collaboration, en tentant de faire rentrer toutes ces forces indispensables dans les cadres confédéraux.
Ce n’est, certes, pas chose facile, aisée. Mais, sous peine d’être totalement au-dessous de sa tâche, le syndicalisme doit réaliser cela, aussi rapidement que possible.
Ces obstacles seront de deux ordres : psychologiques et Matériels. Ils viendront aussi de deux côtés : des ouvriers et des techniciens.
Il y a, de part et d’autre, une mutualité nouvelle à faire naître, à développer, à ancrer dans les cerveaux : Seule, chez le manœuvre comme chez l’intellectuel, la notion exacte de classe peut permettre de surmonter les difficultés de tous ordres.
Si on admet que tous les individus qui touchent un salaire ou un traitement et ceux qui n’exploitent personne, appartiennent, de fait, à la classe ouvrière, il est incontestable que les techniciens et les savants – salariés par le patronat ou par l’État – les artisans de la ville et de la campagne, ne sauraient être rejetés dans la classe capitaliste. Ce serait, d’ailleurs, économiquement inexact.
En acceptant ce postulat, on formule nettement la définition réelle de la classe. De même, on en détermine les éléments constitutifs et on en fixe le cadre général.
Certes, je sais qu’une éducation ancienne, erronée, fera s’élever peut-être, avec une violence un peu mystique, certains ouvriers et certains intellectuels contre une telle conception de la « classe ».
Aux uns et aux autres, je demande de raisonner. Je leur demande, en premier lieu, de rejeter l’idée de la « classe dite moyenne » qui, selon eux, tient vraiment une place entre la classe ouvrière et la
classe capitaliste.
Un examen sérieux de la question leur permettra de se rendre compte que cette classe tampon n’existe pas réellement. L’observation des faits sociaux leur démontrera que l’antagonisme économique des chasses a toujours obligé la « classe moyenne » à se rallier à l’une ou l’autre des forces en présence qui constituent les deux pôles d’attraction du mouvement social.
Il n’est pas niable que la « classe dite moyenne » n’a pas toujours comprit son devoir et ses véritables intérêts et qu’à maintes reprises elle a pactisé avec le capitalisme, lié son sort à celui-ci. Il est non moins certain que, reniant leur origine, des techniciens, des agents de maîtrise à tous les degrés oublient souvent, trop souvent, tout ou partie de leurs devoirs de classe et se font les auxiliaires ou les serviteurs du capitalisme qui « savent » leur abandonner, à bon escient, une parcelle de leur autorité, sans cesser cependant de les contrôler étroitement.
Cette autorité, qu’ils exercent par procuration, une rémunération relativement élevée, les portent à se considérer au-dessus des autres salariés, à les dédaigner parfois.
Ils croient, fort couramment, que les techniciens, les agents de maîtrise, constituent une sorte « d’aristocratie intermédiaire ».
Pourtant, la barrière toute théorique qu’ils ont ainsi édifiée, pour se séparer de la classe ouvrière et tenter d’incorporer à la classe bourgeoise qui leur reste fermée, hostile et dédaigneuse, est toute théorique. Elle n’existe que dans leur esprit faussé par l’orgueil et l’idée inexacte qu’ils ont de leur valeur, de leurs connaissances, de leur indispensabilité. Elle est, aussi, fragile et, toujours elle fut emportée par les bouleversements occasionnés par les grands mouvements sociaux de l’histoire.
Il importe, aujourd’hui, de faire disparaître cet obstacle moral, de réintégrer chacun dans sa classe de fait, de lui faire comprendre qu’il ne doit plus la quitter.
Ce résultat peut être obtenu si les techniciens et les agents de maîtrise – sans lesquels nous ne pouvons que peu de choses, mais qui ne peuvent rien sans nous – savent concilier les exigences de leur rôle actuel avec celles, plus impérieuses, de leur devoir de classe.
S’ils ont cette attitude, la méfiance des ouvriers, des employés, à leur égard s’atténuera peu à peu, pour finir par disparaître totalement.
Mis en confiance, les ouvriers accueillent les nouveaux venus à leurs côtés. Ils leur font une place sur le même plan, ni au-dessous, ni au-dessus d’eux.
C’est ainsi que se créera l’harmonie, prélude de la collaboration et facteur essentiel de l’action.
Il appartient donc, d’une part, aux techniciens, aux agents de maîtrise de provoquer cette confiance chez les ouvriers – dont les ressentiments sont loin d’être totalement injustifiés – et, d’autre part, aux ouvriers de comprendre une telle évolution.
Problème ardu, difficile à résoudre, d’autant plus redoutable qu’il est d’ordre moral, qui doit, pourtant, recevoir une solution positive et rapide, si on veut que le syndicalisme soit en mesure de préparer ses propres cadres révolutionnaires, ceux qui éduqueront d’abord les masses ouvrières et devront, le moment venu, prendre en mains les rênes de l’organisation sociale.
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Certains camarades « trop ouvriéristes », à mon sens, se demandent pourquoi nous tenons absolument à avoir avec nous, dans notre mouvement, les forces techniques et scientifiques.
Leur inquiétude les force pourtant à réfléchir et un observateur attentif se rend compte qu’un voile se déchire devant leurs yeux.
Pour la première fois, ils doutent de la valeur des enseignements qu’ils ont reçus. Ils ne sont plus certains qu’ils sont, à eux seuls, capables de résoudre tous les problèmes révolutionnaires. Il leur apparaît aujourd’hui, après les grands événements de ces dix dernières années, qu’ils ont quelque chose à apprendre, qu’ils doivent compléter leurs connaissances sociales, modifier leurs organismes, les adapter aux nécessités. Ils sentent tout cela confusément, mais ils paraissent ne pas l’accepter sans réticences, parce que leur éducation première pèse encore sur eux de tout son poids.
Ils ne saisissent pas encore, en général, toute la différence qu’il y a entre le mouvement social d’aujourd’hui avec celui qui existait il y a 25 ans.
Ils la pressentent cependant. Ils la comprendront sous peu, lorsque notre mouvement ouvrier passera définitivement de l’adolescence tapageuse – naturelle d’ailleurs – à la maturité réalisatrice – non moins naturelle.
Ils se rendront compte alors que les forces manuelles, techniques et scientifiques, dont la conjugaison assure la vie sociale en régime capitaliste, seront non moins nécessaires au syndicalisme pour assurer la marche d’un ordre nouveau, si différent que celui-ci soit de l’ancien.
Ils se rendront compte également que si l’un des facteurs – qui sont trop essentiels – fait défaut, c’est la faillite certaine du système.
Et ceci s’appliquera aussi bien aux techniciens qu’aux ouvriers, aux savants qu’aux manuels.
Si ni les uns ni les autres ne le comprenaient il n’y aurait pas de vraie révolution sociale possible et les partis seraient assurés de triompher, une fois de plus, par une révolution purement politique.
Je conserve l’espoir qu’il en sera autrement. Mais, je dis, avec force, encore une fois, aux ouvriers : Nous ne pouvons presque rien sans les techniciens, et à ceux-ci : Vous ne pouvez absolument rien sans les ouvriers.
Aux ouvriers je dis encore : Vous n’avez que des connaissances rudimentaires dans tous les domaines ; bien peu. d’entre vous sont capables de diriger de grandes entreprises, de concevoir et de faire exécuter de grands travaux ; vous possédez moins encore le coup d’œil d’ensemble du guide chargé d’assurer, dans sa complexité, la marche des grands services essentiels : chemins de fer, postes, ports, etc.
Vous avez donc, besoin des services des techniciens connaissant ce fonctionnement et possédant, par leurs études, par leur formation, les qualités ci-dessus, qui vous font défaut.
Par contre, vous ouvriers, vous possédez à un plus haut degré, généralement, le sens social. Vous pouvez, souvent, par l’éducation pratique acquise dans vos luttes, indiquer le but à atteindre ; vous êtes parfaitement susceptibles, dans bien des cas, de tracer le cadre général, dans lequel vous voulez réaliser votre affranchissement et, aussi, celui de la structure sociale nouvelle.
Votre rôle est-il moins grand que celui des techniciens ? Non, il est différent.
Ayant, par ailleurs, posé le principe de l’égalité de tous éléments, je trouve normal que techniciens et manuels participent également à la direction de l’appareil social ; que les uns et les autres, s’ils en sont également capables, en assurent conjointement le fonctionnement à tous les degrés.
Qu’on ne vienne pas me dire qu’on peut séparer la technique de la main-d’œuvre et vice-versa, ou que la seconde, par la formation rapide de demi-techniciens, peut remplacer la première. C’est impossible et il faut s’en rendre compte.
Aux techniciens, je déclare : Sans le concours des manuels vous ne pouvez absolument rien. En outre votre formation, votre genre de vie ont faussé votre sens social. Vous êtes, en général, imbus de multiples préjugés ; vous croyez votre situation très supérieure à ce qu’elle est réellement. Vous vous imaginez que vous êtes nés pour commander et diriger et vous ne savez pas apprécier à leur valeur les autres forces de la production, aussi nécessaires que vous-mêmes à la vie sociale.
Vous devez vous débarrasser de ce lourd et faux bagage. Ce n’est qu’à cette condition que vous pourrez jouer le rôle social considérable qui est le vôtre par destination, avant, pendant et après la révolution.
[| – O – |]
En déclarant qu’il fallait élargir son champ de recrutement et préparer les cadres révolutionnaires du syndicalisme, j’ose croire que le Congrès de Lyon n’a pas voulu faire une affirmation de plus que les congrès précédents et s’en tenir là.
J’imagine donc que cette affirmation est sérieuse et qu’il s’agit réellement de tenter de la matérialiser pratiquement.
Laissons de côté le recrutement et l’organisation, du moins pour le moment. Tenons-nous-en à la préparation des cadres révolutionnaires.
Il est hors de doute que ce n’est pas à l’heure de l’action qu’il faudra tout improviser. Il faut, au contraire, préparer longuement et ne laisser à l’improvisation que le minimum.
Dès maintenant, d’ailleurs, pour les luttes sociales actuelles, il est nécessaire de renforcer nos moyens d’action.
Le Congrès de Lyon a indiqué clairement comment il entendait que le syndicalisme agisse. Il a posé, à cet égard, une revendication précise : le contrôle syndical de la production.
C’est, de beaucoup, la revendication la plus complète du prolétariat. Elle va du droit de regard à la conquête de l’entreprise.
En introduisant le contrôle syndical dans l’entreprise, on fait pénétrer la puissance syndicale dans la forteresse capitaliste. La brèche du début s’élargit au fur et à mesure que le contrôle devient plus précis, plus vigoureux, que les commissions de vérification et de propagande syndicale se montrent plus aptes à la besogne et font reculer, par leurs capacités et leur action syndicale, l’autorité patronale.
Le contrôle syndical doit s’exercer dans compromission ni liaison avec le patronat, par le seul jeu des organes constitués pour cette besogne : par les syndicats.
Connaissant par les investigations des contrôleurs désignés, le nombre et la provenance des commandes ; sachant d’où viennent et à quel prix entrent les matières premières ; pouvant déterminer la valeur des transformations successives subies par le produit avant d’être fini et partant le prix de revient et le prix de vente, les syndicats seront à même de contrôler l’embauchage, la durée du travail, le salaire et le coût de la vie, en centralisant les statistiques industrielles locales.
Ils seront dont armés pour poser, à coup sûr, avec preuves à l’appui, toutes leurs revendications.
Il est certain, également, que la pratique du contrôle développera chez les ouvriers la capacité de gestion et qu’après un certain temps d’apprentissage, ils seront en mesure de participer avec clairvoyance, à la marche et à la direction des grandes entreprises, après la chute du capitalisme.
Et c’est là où les techniciens peuvent jouer un grand rôle.
Si ce contrôle syndical peut s’exercer sans eux, il est évident qu’il deviendra plus facile avec leur concours.
Par eux, les syndicats pourront obtenir des renseignements plus précis ; avec leur participation à la vie active, nous aurons, en eux, des guides techniques précieux qui pourront éduquer les ouvriers qui seront désignés pour exercer les délicates fonctions de contrôleurs dans les rouages compliqués des grandes entreprises modernes.
C’est là le rôle du technicien ayant la révolution.
Lorsque celle-ci éclatera, lorsqu’il faudra remettre en marche l’appareil de la production, le concours des techniciens sera indispensable. Selon que les ouvriers et les paysans les auront comme amis ou adversaires, la révolution progressera ou stagnera. Et stagner, c’est reculer. La révolution russe constitue, à cet égard, un enseignement qu’il ne faut pus perdre de vue.
Il ne faut pas songer à asservir les techniciens à la classe ouvrière, comme la bourgeoisie le fait actuellement. Cette manifestation de force se terminerait par un acte d’impuissance et peut-être l’octroi forcé aux intéressés de privilèges spéciaux qu’il convient, d’écarter à jamais si on ne veut, d’une façon ou d’une autre, faire revivre « la caste ».
Nous avons donc besoin des techniciens pour la besogne de préparation révolutionnaire, pour le développement de celle-ci et, il va sans dire, après, pour stabiliser les conquêtes prolétariennes.
Mais, je le répète, ils ont encore plus besoin de nous que nous n’avons besoin d’eux et ceci me conduit à affirmer que c’est dans le sein d’un mouvement unique que cette collaboration nécessaire doit prendre naissance, se fortifier, pour s’affirmer indissoluble, le moment venu.
Aux ouvriers et aux techniciens de le comprendre, de pratiquer l’union du travail manuel et du travail intellectuel, comme l’a si magistralement exposé Pierre Kropotkine.
Ce n’est qu’à cette condition que le syndicalisme, après s’être assuré également le concours des paysans, sera en mesure de suffire à toute la besogne révolutionnaire, sans craindre la dictature des partis et la domination despotique de l’État.
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