Science économique et prolétariat

C’est pour la première fois, croyons-nous, qu’un ouvrage aussi important que celui que nous analysons aujourd'hui succinctement est publié sous la plume d’un économiste anti-autoritaire et anti-étatiste [[Traité général de science économique, par Christian Cornélissen ; tome iii : Théorie du Capital et du Profit. 2 volumes de 466. et 662 pages (Bibliothèque internationale d’économie politique). Paris 1926. Marcel Giard, éditeur, 16, rue Soufflot. Prix : 120 fr. les 2 volumes.]]. Notre camarade Cornélissen, dont l’ouvrage En marche vers la société nouvelle, publié en 1900, est bien connu dans notre mouvement, a tenté de découvrir, d’analyser et mettre au-grand jour tous les développements extérieurs et intérieurs – les dessus et les dessous – du capitalisme moderne. Il est infiniment regrettable que le prix de l’ouvrage soit prohibitif même à des bibliothèques ouvrières, car, aujourd'hui que les problèmes de la reconstruction sociale et, en premier lieu, de la réorganisation économique, touchent de très près le mouvement ouvrier, il est d’importance capitale que la classe ouvrière, appelée à prendre en mains cette reconstruction, soit d’ores et déjà à même d’étudier le système financier – et politique – du capitalisme et d’en déduire les conséquences qui s’imposent dans l’élaboration d’un système de production et de distribution qui obvierait la nécessité, ou plutôt qui démontrerait l’inutilité de l’exploitation de l’homme, base actuelle du capitalisme, privé aussi bien que d’État.

L’ouvrage du camarade Cornélissen forme la suite des deux volumes publiés avant la guerre. Le premier – La théorie de la valeur, paru en 1903 – avait pour ainsi dire jeté les bases de la théorie générale que l’auteur traite dans les deux, volumes qui viennent de paraître ; second – La théorie du salaire et du travail salarié, paru en 1908 – met en relief les relations entre la valeur et le travail humain.

Dans l’ouvrage devant nous, c’est le mécanisme même de la production que l’auteur nous révèle. Il nous sera impossible de nous arrêter sur tous les rouages innombrables et compliqués de ce mécanisme. Nous n’en donnerons qu’une énumération très générale, préférant nous arrêter sur une ou deux questions spécifiques intéressant plus concrètement la classe ouvrière dans sa lutte, terre à terre contre l’exploitation capitaliste.

L’auteur nous montre d’abord sur quelles lignes s’est développée l’organisation technique de la production capitaliste, s’arrêtant spécialement aux différentes ententes et combinaisons capitalistes cristallisées par la suite en cartels, trusts et concerns. Il nous montre ensuite les sources du profit, la première d’entre elles étant, naturellement, l’exploitation du travail humain, et la seconde l’accaparement des richesses naturelles. De l’organisation technique par le capitalisme, nous passons à l’examen du rôle de l’État comme protecteur du capital et comme capitaliste lui-même. L’auteur passe enfin en revue les influences politiques, dans le jeu de la finance et de l’organisation économique et indique les perturbations apportées par la guerre mondiale de 1914-1918. Un chapitre spécial est dédié aux crises économiques, aux rapports qui existent entre les grèves et les périodes de dépression économique, aux influences de ces crises sur l’émigration et l’immigration, etc., et à la périodicité de ces crises.

Comme nous l’avons dit, l’espace nous manque pour nous arrêter aux considérations très intéressantes de l’auteur sur chacun de ces points, reflétant une lueur nouvelle sur le rôle qui incombe à ceux qui voient dans le capitalisme une « chasse au profil qui, rendant l’accumulation du capital social toujours plus intense et plus générale », restera « une menace continuelle pour la société moderne » (vol. ii ; p. 388-389). Nous ne nous occuperons que de deux problèmes auxquels Cornélissen a dédié quelques pages, trop courtes à notre avis, de ses deux gros volumes.

Le premier problème est celui de la taylorisation ou de ce qu’on a l’habitude aujourd'hui de dénommer la rationalisation scientifique du travail. L’auteur ne semble pas être ennemi déclaré du système Taylor. Ce système, d’après lui, « n’est pas condamnable en soi, par le seul fait qu’il peut, sous le régime actuel, occasionner le surmenage des ouvriers » (vol. i, p. 101). L’auteur aurait raison si l’on comprenait sous le système Taylor l’industrie et le machinisme modernes en opposition à l’artisanat, comme, du reste, il le fait sous-entendre lui-même. Mais ceci n’est pas tout à fait exact, étant donné que le mouvement ouvrier mondial – sans distinction de tendance – ne lie nullement la lutte contre le taylorisme avec la défense de l’artisanat. La lutte est plutôt contre la déviation – inévitable, croyons-nous – de la « rationalisation », dans la direction de l’exploitation outrée du système musculaire et nerveux de la machine humaine. L’auteur lui-même ne se fait pas d’illusions à ce sujet, et très nettement il indique que tout progrès technique n’est pas nécessairement un progrès social, et si les bienfaits du système Taylor devaient être achetés, en fin de compte, par la dégénérescence des ouvriers et le dépérissement de toute une génération, alors sa condamnation s’imposerait au nom de la civilisation tout entière, et au lieu d’un progrès humain, il représenterait un recul vers l’esclavage (vol. i, p. 143). L’auteur trouve un remède à ce dilemme : « un système qui traite le travail humain au même pied que le fonctionnement des moyens de production mécaniques, n’a aucune possibilité d’être introduit librement et définitivement dans un pays civilisé moderne, à moins que ceux qui surveillent l’application de ce système ne soient les personnes mêmes qui en doivent subir les conséquences, c’est-à-dire les ouvriers (p. 144). Mais l’auteur lui-même déchiré entre son approbation objective, théorique et abstraite du système Tayor et son inconsistance pour ainsi dire psychologique, pratique et subjective, rejette le remède qu’il vient de proposer quand il déclare d’abord que l’application de ce système « aboutit nécessairement à une augmentation sensible du nombre de fonctionnaires non-travailleurs » (p. 145), et que là où la proportion de fonctionnaires à ouvriers dans les usines non-taylorisées est de 1 à 8 ou même de 1 à 12, elle est de 1 à 3 dans les usines taylorisées. Ensuite, déjà plus net et plus catégorique, l’auteur arrive à dire – enfin – que « le système attribue trop peu de valeur à l’élément humain dans l’organisation des industries ; et c’est par là qu’il doit nécessairement échouer, maigre tous ses avantages techniques,» (p. 147). L’auteur préfère – et nous sommes ici complètement d’accord avec lui – « que les procédés perfectionnés du système Taylor soient abandonnés pour des procédés moins raffinés, mais répondant mieux au développement intellectuel et moral d’ouvriers civilisés » (vol. ii, p. 621). Notons ici qu’en Russie, où la taylorisation est en grande vogue dans les sphères dirigeantes de l’État socialiste – c’est-à-dire non plus capitaliste par définition, bien qu’il le devienne de plus en plus par la pratique – l’introduction de ce système s’est faite en vue de la crise de production déclenchée par la révolution, aux fins d’augmenter celle-ci, mais en ne prenant qu’en considération secondaire et purement accidentelle l’effet de ce système sur la machine humaine, déjà sensiblement détériorée par la guerre et la crise économique des premières années de la, révolution qui souvent a pris les formes d’une famine collective. Prenant en considération, d’un autre côté, que l’outillage des usines ruses n’a pas été, dans la grande majorité des cas, renouvelé depuis de longues années, on peut facilement se figurer l’état d’éreintement extrême du travailleur russe et la dégénérescence visible a l’œil nu, de la nouvelle génération. Dans le cas de la Russie révolutionnaire, l’introduction, même partielle et embryonnaire, du système Taylor a prouvé être un agent de désagrégation morale et physique, donc agissant à l’encontre des intérêts vitaux des producteurs et des travailleurs en général et, par conséquent, de la production elle-même [[Dans un numéro récent de la Pravda de Moscou (du 5 décembre), un article de fond, traitant le problème de la rationalisation, ne l’examinait que du point, de vue du perfectionnement technique de la production, et concluait ainsi : « Nous devons toujours nous rappeler que résoudre le problème de la rationalisation, c’est faire marcher le développement de notre industrie, c’est activer le rythme de l’accumulation socialiste, c’est parvenir à réaliser de gros succès sur le front de l’édification socialiste. »

Pas un mot sur l’influence de cette « rationalisation » sur l’homme, qui semble être considéré dorénavant non comme travailleur conscient mais comme « main-d’œuvre » machinisée…]].

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Le second point que nous voulons soulever est celui qui relate aux solutions envisagées pour résoudre le problème social. Cornélissen nous montre comment l’organisation de la classe ouvrière a été obligée de marcher de pair avec le développement de l’industrie, et ses considérations sont très instructives aujourd'hui quand, par réaction contre tel ou tel meneur ou chef syndical, tout un mouvement tente de s’isoler dans un corporatisme étroit, portant en lui les germes de la dislocation des forces ouvrières. Citons l’auteur :

« Dès le début de la grande industrie… les ouvriers ont commencé à s’unir et à développer leurs organisations, dans une industrie après l’autre, d’abord dans les grands centres, ensuite jusque dans les plus modestes villes et villages industriels.

« Lorsque les entreprises capitalistes commençaient à se transformer en sociétés par actions, les ouvriers étaient en train de constituer des unions régionales et nationales. Lorsque les patrons allaient en finir, dans de nombreuses industries, avec la concurrente libre et effrénée, pour conclure successivement leurs ententes et combinaisons de toute sorte, les ouvriers, de leur côté, jetaient les bases de leurs confédérations entre les usines de diverses industries. Et maintenant que les grands capitalistes se tendent la main par-dessus les frontières nationales et que leurs cartels et trusts évoluent de plus en plus en coalitions monopolisatrices internationales, les travailleurs sont entrés dans cette ère qui s’appelle le règne de l’Internationale ouvrière » (vol. ii, p. 598-599).

Mais quel doit être le but de cette organisation ouvrière qui va toujours en s’élargissant et en se renforçant ? Son rôle est-il limité aux conquêtes palliatives que nous appelons l’amélioration des conditions du travail, où devra-t-elle un jour remplacer le capitalisme ? Tous les mouvements ouvriers, à quelle école politique ou philosophique qu’ils ne se rattachent, sont conscients du rôle d’organisateurs de la vie sociale qu’ils auront à jouer dans l’avenir, et Cornélissen attire l’attention sur une lacune importante dans le plan d’organisation de cette, Internationale ouvrière : « Les classes ouvrières pourront », dit-il, « arriver dans l’avenir à la direction des usines, des ateliers, des magasins de commerce et des principaux moyens de transport, mais à condition toutefois qu’elles sachent former, dans leur sein, un noyau suffisamment important d’hommes compétents pour remplacer l’élite capitaliste dans toutes les sphères de la production et de la distribution, où se poursuit actuellement la lutte sociale. » Ce problème des forces techniques de la classe ouvrière est justement à l’ordre du jour ; le syndicalisme est conscient de cette lacune qui peut,. demain, lui coûter son émancipation, et il sait déjà qu’il lui faudra, pour une durée qu’il ne peut encore fixer, faire usage des techniciens « du passé ». Une nouvelle ligne de conduite s’impose donc : celle d’attirer dans l’orbite ouvrier et révolutionnaire ces salariés privilégiés – mais salariés, après tout – et leur faire comprendre l’œuvre grandiose que l’action commune du travailleur manuel et du travailleur intellectuel et du technicien réalisera au profit et pour le mieux-être de l’humanité tout entière et non d’une poignée d’accapareurs et de profiteurs. Cornélissen a bien fait de toucher du doigt ce point faible de l’organisation ouvrière et de demander à ce qu’on y remédie.

L’auteur termine son ouvrage sur fine pensée pessimiste. Développant l’idée que la rétribution du travailleur doit être proportionnée au travail fourni, il exprime des craintes au sujet de la possibilité de pouvoir jamais contenter toute la population avec ce que cette population aura besoin (en excluant, pourtant, les articles de première nécessité qui, d’après l’auteur, pourront toujours être produits en quantités suffisantes pour que chacun puisse en jouir à volonté). Il croit que la théorie du communisme : « à chacun selon ses besoins, par chacun selon ses capacités » n’est qu’un idéal lointain « dont l’humanité se rapprochera de plus en plus, mais sans l’atteindre jamais entièrement et de façon parfaite ». Rien n’est parfait sur terre et l’absolu restera à jamais irréalisable. Mais il ne peut y avoir de doute que dans les limites humainement réalisables, la production selon les capacités et non, comme on le comprend souvent : selon les caprices, pourra aisément balancer la consommation selon les besoins ; que non seulement les progrès du machinisme et de la technique y apporteront leur quote-part de, production intensifiée, mais que le désir même du mieux-être – désir qui croîtra toujours et qui deviendra de plus en plus conscient – suscitera un travail plus assidu en régime où la contrainte aura disparu, tout comme il suscite aujourd'hui, en régime autoritaire, d’un côté le sabotage (le droit à la paresse) et, de l’autre, la révolution – symptôme d’impatience d’atteindre à ce mieux-être. Ceci, du reste, n’infirme nullement les considérations de Cornélissen sur les difficultés pratiques qui se rencontreront sur la route vers une telle organisation sociale. La mentalité des producteurs et des consommateurs devra changer profondément avant que le principe communiste ne soit bien compris. Mais tout comme les révolutions bouleversent des régimes entiers, elles bouleversent en même temps les relations entre hommes. Dans leur for intérieur ils deviennent autres. Il n’y a donc aucune raison de désespérer de l’humanité, le jour où elle marchera à grands pas vers son émancipation définitive.

[/A. Schapiro/]