L’Ascension de la Science

[/« Quiconque aspire au titre de savant a aujourd'hui une double mission : découvrir et vulgariser. D'une main, il doit travailler au progrès de la science et de l’autre a sa diffusion ».

Félix Pouchet./]

Le langage articulé a permis la constitution de la science, mais avant de découvrir la méthode scientifique d’analyse et de comparaison, le langage servit à transmettre un ensemble de récits de personne à personne et de génération en génération. Ainsi s’établit l’histoire qui fut plutôt une légende, étant donnée la déformation progressive des épisodes à travers les bouches et les temps. Ces légendes déformées, et par conséquent abondantes en faits extraordinaires, aidèrent à l’établissement d’un ensemble de croyances qui générèrent des religions.

Une collection de recettes, (manière de faire le feu, de lutter contre les animaux, de soulager certaines plaies) se transmirent aussi de père en fils et l’on vit naître des traditions. Religions, traditions, tels furent les premiers résultats du langage constitué.

Mais quelques penseurs ou philosophes reconnurent que l’ensemble des croyances, résultant de ces traditions, avaient aiguillonné la société sur une voie qui l’éloignait de plus en plus de la découverte exacte, de l’explication raisonnable des phénomènes. Il fallait nier la tradition et reprendre l’observation méticuleuse des faits. Dans chaque branche du savoir furent accumulés des faits qui, comparés, révélèrent certains rapports qu’on désigna sous le nom de lois. Une loi est une première synthèse et c’est ce qui constitue vraiment la science telle qu’on l’a conçue au xixe siècle : découvertes de formules brèves résumant de nombreux documents d’observation. Et dans toutes les classes de recherches, pour toute la portion physique et inorganique accessible à nos sens, des investigateurs découvraient les lois en vertu desquelles la Nature règle ses manifestations.

On a voulu – toujours du même côté – rendre suspecte la science qui apportait une telle infaillibilité dans ses lois qu’elle prophétisait autrement que les papes, annonçant à heure fixe la production des événements astronomiques et divulguant les résultats réactionnels des corps entre eux ; on a voulu jeter le doute sous prétexte que lorsque des moyens de calcul plus minutieux s’ouvrent à l’homme, que des instruments plus précis sont mis entre ses mains, on reconnaît de très légères erreurs, on s’aperçoit que les lois ne sont pas rigoureusement exactes. Mais cette exactitude rigoureuse ne serait possible que si l’homme possédait déjà toute la science, c’est-à-dire l’omniscience universelle. Or la science ne fait que des conquêtes progressives sur le domaine de l’infini.

La loi d’un phénomène est l’ensemble des conditions qui l’entourent, lesquelles sont elles mêmes déterminées par un ensemble d’autres conditions, ainsi jusqu'au centre de l’univers. Le résultat d’un phénomène est tel parce que chacune des conditions est telle en qualité et quantité. Pour arriver à la connaissance absolument parfaite du phénomène, il faudrait en connaître et en étudier à fond toutes les conditions déterminantes, des plus proches aux plus lointaines, il serait indispensable d’apprécier et de mesurer tous les états, toutes les formes, que présentaient à ce moment la matière, l’énergie, l’éther ; il faudrait, en un mot, ausculter l’état de l’Univers entier au moment où se passe le phénomène dont on veut déterminer la loi. Or la science n’a pas déclaré connaître encore tout le mécanisme du Cosmos, mais prétend en savoir chaque jour davantage.

On lui reproche de ne pas tout savoir, parce que depuis l’effacement de la science grecque, le catholicisme triomphant réussit à maintenir la pensée sous le joug le plus terrible qu’ait connu l’histoire, et lorsqu'au xiiie siècle, sortant d’une profonde léthargie, les cerveaux s’éveillent doucement, l’autorité ecclésiastique ébranlée créa de toutes pièces une fausse science, à l’aide des prétendues vérités dites révélées et de quelques débris informes et dénaturés des productions de l’antiquité, spécialement des ouvrages d’Aristote. Ce stupéfiant intellectuel, dit scolastique, transforma la léthargie en délire et fut injecté de force, sous la torture et sous la torche. Ce qui est curieux, c’est que, de nos jours, l’Église, qui tout en criant à la faillite de la science, tremble à son tour devant le flambeau que la science lui présente, tente, sous le nom de modernisme et de sillonisme, de refaire une mixture de sciences tronquées mêlées à des sophismes pour arrêter l’élan formidable de l’esprit humain qui est à la veille de plonger au centre des causes un regard foudroyant pour toute religion.

Quoi qu’il en soit, les lois scientifiques qui existent sont déjà si précises, qu’en mécanique, elles permettent la construction de ces machines merveilleuses, si habilement productives qu’elles rendent milliardaires ceux qui peuvent injustement les détenir ; qu’en astronomie, elles révèlent la marche de la terre, des planètes, des comètes ; qu’en chimie, elles assurent la fabrication des corps composés inorganiques et organiques et fixent sur une plaque sensible les images des panoramas les plus diversement colorés ; qu’en physique, ce sont les féeries de l’électricité, les beautés de la lumière, les surprises de la téléphonie et de la télégraphie sans fil.

Le xixe siècle a donc achevé à peu près la découverte de toutes les lois auxquelles obéissent les phénomènes matériels visibles à nos cinq sens et il est raisonnable que si l’homme peut connaître en peu de temps les conditions principales d’un phénomène donné, il ne perde pas son temps et toute sa vie à déterminer complètement toutes les autres circonstances lointaines d’une importance presque nulle, et qu’il formule de suite une loi. Cette loi est une conquête scientifique, positive, réelle. Comment l’homme a-t-il remporté sur la Nature ces victoires extraordinaires ? Par une méthode bien simple qui est à la portée de tous, aussi tous nous pouvons concourir à la science, et bien souvent nous en faisons comme M. Jourdan faisait de la prose, sans nous en douter. Faire de la science, c’est observer, expérimenter, comparer, induire et conclure.

Mais pour observer nous ne possédons que nos cinq sens, c’est beaucoup, mais manifestement insuffisant et complètement trompeur. La science inventa des instruments qui, indépendants du caprice des sens, mesurent les effets et les ramènent à une exacte estimation, traduisible par un nombre. Ainsi, nous possédons bien un sens de la température pour distinguer le chaud du froid, mais quelles indications sérieuses nous donne ce sens thermique, quelle notion réelle peut-il nous apporter ? Tant que nous en sommes réduits à dire : ce corps est chaud, beaucoup chaud, pas très chaud, appréciation d’ailleurs variable d’un individu à l’autre, nous avons fait une observation mais pas une observation scientifique, et cette constatation sensible et floue n’est d’aucune utilité générale, elle ne vaut que pour nous, elle est personnelle, égoïste, donc sans valeur scientifique ou sociale ; mais on inventa le thermomètre – ce que la science doit au thermomètre est considérable et il faudrait une brochure pour en bien faire saisir l’importance. Par le thermomètre on ramenait la température à un nombre et ce nombre est le même pour tous, il est impersonnel, nous lisons un degré et alors s’établit la science de la chaleur par la thermométrie. On mesure le travail, l’effort, le poids, par d’autres instruments : balances, dynamomètres, manomètres. Faites soupeser un corps par plusieurs personnes, elles ne pourront que vous exprimer une vague impression : je le trouve lourd ou pas très lourd ; les instruments permettent ici encore de convertir l’effort à un chiffre, à un nombre. Le son, la musique, la parole n’étaient aussi que des sensations, on trouva des instruments qui enregistrèrent leurs vibrations ; tout son correspond maintenant à un nombre. Ainsi s’établit un langage mathématique lequel est unique, sans équivoque, impersonnel, obligatoire, et clôt la bouche aux sensations, aux impressions, aux originalités, aux opinions, aux sophismes. « La source de toutes les erreurs tient au langage littéraire. Seul le langage mathématique est positif et sans contradictions. La narration totale du phénoménalisme du monde dans cette langue sera la mécanique universelle, c’est pour cela qu’on s’oppose tant à la science. » Pensez ! Que deviendraient les discoureurs, les politiciens, les religieux, les modernistes, les Bergson, les Tolstoï, les députés, les orateurs, ceux qui vivent de la parole articulée qui jésuitise et de l’écriture littéraire qui pervertit. [[La littérature est toujours une perversion, lors même qu’elle serait inspirée des meilleurs intentions, comme chez Tolstoï. Tout ce qui n’est pas divulgation scientifique est erreur et vous pouvez toute votre vie prononcer les mots les plus nobles : fraternité, justice, égalité. Dévouement, fidélité, vous n’aurez fait qu’œuvre d'ignorantisme et prolonger les misères humaines. Les prêtres ont prêché avant vous toutes ces belles choses, on les a fait réciter matin et soir aux enfants : « Aimez-vous les uns les autres » disaient évangiles et catéchismes et ces générations ont connu les plus grandes tueries et les plus atroces supplices. La fraternité, la justice, l’égalité, ne tiennent pas dans un mot, ni dans un roman, ni dans une poésie, mais dans les découvertes, les inventions, les réalisations techniques, l’élucidation des arcanes du macrocosme et l’enseignement des principes qui en découlent. Nous pouvons des heures entières discourir sur les principes de morale et les devoirs religieux sans que cela nous incite à perfectionner notre conduite. Les grands changements sociaux qui se sont accomplis et qui ont modifié nos mœurs, nos rapports, notre façon de vivre et de penser, sont dus aux machines dans l’industrie et les transports, à la navigation, aux télégraphes, postes, téléphones, à tous les perfectionnements industriels. La conquête définitive de l’air par les aéroplanes atteindra beaucoup les frontières et les douanes, car, à. cette époque prochaine, comment organiser les douanes, à moins de prélever dans la population trente millions de fonctionnaires aéroplanants chargée de la surveillance des huit autres millions de terriens qui, prenant leurs ébats ailes à travers la vente azurée, cacheraient sous leurs moteurs les dentelles de Valenciennes ou les cigares de la Havane ! De même on ne se débarrassera du capitalisme, c’est-à-dire des inégalités monétaires et de leurs conséquences, que lorsque la transmutation des corps, dès aujourd'hui admise par la science, sera tombée dans le domaine de la pratique usuelle.]]

Cette traduction mathématique des phénomènes les plus différents a permis de constater entre les divers compartiments ou cantons jusqu'alors fermés de la science des correspondances, des équivalences ; on a pu mettre dans une même équation des choses qui semblaient ne devoir jamais s’accorder, des choses que nos sens – qui ne nous font voir qu’une apparence phénoménale, qu’une illusion effective de la Réalité invisible bien qu’objective – nous montraient comme des qualités irréductibles, lesquelles qualités n’ont pas d’existence en elles-mêmes, mais sont dues à des différences de quantités dans la substance ou dans le mouvement, traduites en qualités par nos cinq sens (nez, langue, œil, peau, oreille). Ces qualités, son, chaleur, lumière, saveur, odeur, sont, comme réalités, des mouvements plus ou moins rapides et complexes d’une substance plus ou moins dense.

Ainsi l’Unification des Sciences et l’Unité de substance apparaissent aux yeux les plus réfractaires. On vit naître tour à tour la thermo-mécanique, la thermo-chimie et le couronnement par la thermo-dynamique qui réalisait enfin la synthèse du domaine scientifique et obligeait d’admettre que la réalité ne se ramène pas seulement aux jeux de lois mécaniques, mais qu’elle consiste en un système de forces dont le mécanisme n’est que l’expression, l’effet, la résultante. C’est la grande synthèse préparée par. William Gibbs qui permet de faire figurer dans une même équation du mouvement, du travail, de la chaleur, du son, des réactions chimiques, et d’en poser l’égalité. La thermo-dynamique impose comme évidence qu’il n’y a à la base de tous les phénomènes qu’une substance unique douée de force.

Une usine d’électricité fournit un modèle complet des transformations de l’énergie. Le charbon brûle dans la machine, (énergie chimique) et produit de la chaleur, (énergie calorifique) qui fait mouvoir une machine à vapeur, (énergie mécanique) laquelle actionne une machine Gramm, (énergie électro-magnétique) dont le courant peut être employé ensuite soit pour actionner un tramway, soit pour produire de la lumière, soit pour fabriquer des produits chimiques, (électrolyse et électro-synthèse).

Sous tous ces aspects, c’est l’énergie qui est présente et que nous exprimons en langage mathématique, si rigoureusement exact que le résultat de ces transformations et forces rendues disponibles est établi sur le papier, avant l’installation pratique.

Si le son (par le sonomètre) la chaleur (par le thermomètre) le travail (par le dynamomètre), etc. sont convertissables en chiffres et peuvent se traduire en équivalences mécaniques, c’est qu’en réalité, sous l’apparente diversité des phénomènes, il n’y a originellement que de la substance et du mouvement. La science consiste à trouver l’explication dynamique, puis la formule mathématique précise de ces apparences sensorielles (subjectives) en retrouvant le mouvement (objectif) qui est à la base.

La formule synthétique à laquelle put aboutir Gibbs est une découverte de grande importance. Pour nous, elle a en outre une portée philosophique capitale. L’homme ne connaissant, par ses sens, que des aspects variables du monde, que des phénomènes constatés au point de vue humain : sa science, devenue impersonnelle, restait humaine, maintenant elle est, si j’ose dire, extra-humaine, par la considération de la constance de ces quantités, la matière et l’énergie. L’impersonnalité, voilà le résultat salutaire de la science.

Si l’on sait aujourd'hui que tous les phénomènes physiques et chimiques sont mécaniques ou, plus exactement, dynamiques, et par conséquent mathématiquement évaluables, on s’aperçoit également que la séparation qu’on a voulu établir entre ces phénomènes et les manifestations vitales est artificielle. Les réactions qui caractérisent les êtres vivants, assimilation par exemple, sont déjà ramenées à des phénomènes physico-chimiques, c’est donc pour l’avenir l’explication mécanique préparée, et les travaux des Herrera, des frères Mary, des Leduc, les recherches sur la génération spontanée (qui est évidente) et les travaux des plasmogénistes sont en si bonne voie que nous ne saurions tarder à décrire la mécanique vitale, Mais ici, qu’on ne se trompe pas : nous connaîtrons la mécanique de la matière visible, pondérable, en d’autres termes, nous saurons exactement comment s’exécutent tous les échanges entre les éléments matériels, les molécules chimiques, nous ne saurons pas pour cela les secrets de la mémoire, de la conscience, de la pensée, de la volonté, car ils relèvent d’une substance excessivement subtile, impondérable à nos instruments, non visible à nos sens ; de la génération, au sein de la molécule vivante, d’un atome central doué de pouvoirs spéciaux, et qui mettra nos courageux savants, ci-dessus cités, dans une rampe fermée, s’ils ne veulent s’affranchir de ce préjugé par lequel il n’y a de réel et d’existant que ce qui tombe sous leurs instruments ou leurs sens actuels.

(à suivre)

[/Émile Hureau./]