La Presse Anarchiste

L’orme

Le gein­dre, un her­cule, sor­tit de la boulan­gerie, por­tant sous le bras le pain qui entrait pour une part dans son salaire quotidien.

Il mar­cha, suiv­ant l’avenue, dans l’aube louche du petit matin d’hiver, croisant de temps à autre des ouvri­ers qui se rendaient aux usines.

Il allait s’engager dans une rue, lorsqu’un nain bizarre, vêture soignée, mains blanch­es, regard fuyant, et qui sem­blait, depuis quelques min­utes guet­ter son pas­sage empoigna son pain et le lui enleva.

Un phénomène étrange se pro­duisit. L’hercule se mit à trem­bler de tout son corps, tant le nain parais­sait lui inspir­er de crainte et, eût-on dit, mal­gré son vol, de respect.

Toute­fois, s’étant un peu res­saisi, il com­mença à invec­tiv­er timide­ment le nain, qui était allé s’installer com­mod­é­ment sur un banc et ingur­gi­tait des bouchées de pain en souri­ant ironiquement.

Les cris du volé avaient attiré la foule qui, une fois n’est pas cou­tume, s’abstenait d’assommer le voleur.

C’était peut-être parce que celui-ci n’était pas un voleur ordi­naire, un loque­teux, et qu’il avait du culot.

C’était peut-être aus­si parce que la dis­pro­por­tion des forces des deux adver­saires était telle qu’on jugeait que le grand pou­vait facile­ment ren­tr­er en pos­ses­sion de son pain s’il le voulait.

C’était peut-être pour cela, à moins que ce ne fût pour une autre rai­son : l’âme des foules est si complexe !

– Oui, affir­ma l’hercule, tu sais bien que tu n’as pas le droit de me pren­dre mon pain… Tu n’en avais pas le droit, misérable !

Le nain con­tin­u­ait de s’empiffrer et ne s’arrêtait que pour ricaner, cyniquement.

– Tu crois, ripos­ta-t-il, en tout cas j’en ai eu la force.

C’était ridicule­ment drôle. On rit.

Mais l’hercule n’avait sans doute pas com­pris, puisqu’il affir­ma de nou­veau, en s’adressant à l’auditoire :

– Il fau­dra bien qu’il me rende mon pain, car j’ai le droit pour moi.

Un homme se détacha de la foule et lui dit :

– T’as pour­tant l’air costaud, tu pour­rais bien lui repren­dre ton pain toi-même… et tout de suite, sans quoi il va le bouf­fer jusqu’au croûton.

– Ah ! répon­dit le gein­dre, et depuis quand un hon­nête homme, un bon citoyen se fait-il jus­tice soi-même, par la force ?

– C’est pas une rai­son pour que tu ne com­mences pas. Prends mod­èle sur ton nabot, mon vieux : c’est comme ça qu’il opère, lui.

– Non, non, hurla la foule ; qui, elle aus­si, n’était pas ordinaire.

C’était, en effet, une foule mod­ern style, qui avait envoyé pour faire ses affaires au Par­lement un « sol­dat du Droit ».

– Non, non, on ne doit pas se faire jus­tice soi-même.
– Tas de poires, dit l’homme, révolté, lais­sez-moi faire rende au moins le restant de son pain à cet idiot, Il crève de faim pen­dant que ce feignant-là mange le pain qu’il a fait.

Mais un groupe de « courageux citoyens » le main­te­naient en place. La foule deve­nait houleuse. On On traitait l’homme d’anarchiste ; de-ban­dit, de sauvage. Des faces con­ges­tion­nées crachaient l’injure, des poings se lev­aient sur lui, qui tenait tête à la meute.

Cepen­dant, le nain, qui avait « de l’estomac », avait totale­ment absorbé le pain ; puis, à la faveur du tumulte, il avait décam­pé. Le gein­dre s’assit sur le banc qu’avait quit­té l’autre et grommela :

– Il n’avait pas le droit… non, pour sûr, il ne l’avait pas, le droit… Il y a pour­tant une Justice.

L’anarchiste, qui s’en allait avec une moue de dégoût, lui cracha :

– Lâche imbé­cile, tu ne mérites pas mieux.

D’un dernier regard, il envelop­pa la scène : le banc était ombragé par un orme, sous lequel l’hercule attendait, patiem­ment, la Justice.

[/Manuel Devaldès./]


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