La Presse Anarchiste

Qui sommes nous ? Que voulons-nous ?

Nous n’avons pas la pré­ten­tion de répondre en un seul article à des ques­tions aus­si vastes et aus­si inté­res­santes. C’est le but que se pro­pose de rem­plir notre Idée Libre et nous ne vou­lons indi­quer ici que les grandes lignes du tra­vail à effec­tuer, tra­vail dont l’urgence et la néces­si­té ne sau­raient échapper.

Trop long­temps nous nous sommes conten­tés de répondre à ces ques­tions par quelques cli­chés pom­peux ou par des phrases reten­tis­santes. Trop long­temps l’on s’est bor­né à des décla­ra­tions pure­ment sen­ti­men­tales ou à des affir­ma­tions viru­lentes. Nous ne pou­vons nous satis­faire de mots ou de rêves et nous pen­sons qu’il est temps de sub­sti­tuer aux for­mules abs­traites et aux décla­ma­tions pué­riles, des concep­tions pré­cises, basées sur la dis­cus­sion, l’expérience et la connaissance.

Déter­mi­ner le but ration­nel et tan­gible de notre acti­vi­té et envi­sa­ger les moyens les plus sérieux et les plus rapides de le réa­li­ser, telle est la besogne fruc­tueuse que nous devons cher­cher à effec­tuer. C’est à cette besogne que nous vou­lons ici, col­la­bo­rer de notre mieux. En quelques lignes, nous allons essayer aujourd’hui de poser la ques­tion sur son véri­table ter­rain, nous réser­vant bien enten­du de reve­nir plus tard sur les dif­fé­rentes par­ties du pro­blème, afin de les débattre d’une façon plus complète.

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À tra­vers l’inexprimable chaos des phi­lo­so­phies de toutes sortes et des morales diverses, nous déga­geons cette ten­dance constante et opi­niâtre, qui pousse l’individu vers la vie. Vers la vie tou­jours meilleure, plus libre et plus belle, c’est-à-dire vers le bonheur.

Nous allons donc vers le bon­heur, de même que tous les humains et que tous les êtres orga­ni­sés quels qu’ils soient. L’aspiration essen­tielle de tout être vivant, consiste à sau­ve­gar­der sa vie d’abord, à l’améliorer ensuite. Égoïsme ? Ins­tinct de conser­va­tion ? Loi d’équilibre uni­ver­sel ? Peu importe et sans ergo­ter sur l’interprétation de ce fait, bor­nons-nous à le constater.

Donc, nous vou­lons vivre. Le plus long­temps et le mieux pos­sible et il nous sera facile de déter­mi­ner ce que cela signi­fie. Certes, les hommes ne sont jamais par­ve­nus à se mettre d’accord sur la signi­fi­ca­tion du mot bon­heur. Il est enten­du que ce mot exprime une chose variable, indi­vi­duelle, impos­sible à fixer en un idéal col­lec­tif et immuable. Mais nous avons consta­té que par­tout et tou­jours, l’individu cher­chait le bon­heur. Nous n’avons donc pas à nous occu­per du bon­heur géné­ral ou pla­né­taire, mais de notre bon­heur per­son­nel. D’ailleurs, pour­rions-nous impo­ser le bon­heur à ceux qui ne le dési­rent point ou qui l’entrevoient autre­ment que nous ? Avons-nous la capa­ci­té de rendre heu­reux notre voi­sin, sans son propre concours ? Nul­le­ment, et c’est pour­quoi la réa­li­sa­tion du bon­heur doit être sur­tout l’œuvre de l’individu et le fruit de ses propres efforts.

Loin de nous la pré­ten­tion de vou­loir dic­ter aux hommes des gestes quel­conques ou de pré­sen­ter un nou­vel Évan­gile. C’est au contraire par la des­truc­tion de tous les Cre­do, de toutes les croyances, que l’individu pour­ra trou­ver la voie de son bon­heur, de sa vie. Mais nous disons que le bon­heur de l’individu ne peut consis­ter que dans l’épanouissement ration­nel de ses facul­tés, la satis­fac­tion libre et consciente de ses besoins, la conser­va­tion de sa vita­li­té et l’équilibre de ses fonc­tions. Ce n’est pas là une défi­ni­tion méta­phy­sique engen­drant d’interminables et sté­riles dis­cus­sions. Elle s’appuie sur une base expé­ri­men­tale, de contrôle facile et d’importance incon­tes­table. Tout ce qui est sus­cep­tible d’atrophier l’un de mes organes, l’un de mes sens, tout ce qui dimi­nue ou peut dimi­nuer mon intel­li­gence, mon éner­gie, tout ce qui peut trou­bler le fonc­tion­ne­ment de mon orga­nisme, engour­dir ma volon­té, per­ver­tir mon ins­tinct, me conduire à des gestes nui­sibles, etc., tout ceci est contraire à ma vie, contraire à mon bon­heur, contraire à moi-même par consé­quent. « De toutes mes forces je cher­che­rais à écar­ter ces obs­tacles, à sur­mon­ter ces dif­fi­cul­tés, à me défendre contre les aber­ra­tions, contre les actes absurdes, car je veux réa­li­ser le plus pos­sible ma per­son­na­li­té » ; voi­là ce que dira l’individu rai­son­nant en face de la vie, après avoir fait table rase de toutes les contraintes.

Enne­mis des morales col­lec­tives, des règles de conduite impo­sées à l’individu, nous vou­lons que celui-ci déter­mine lui-même sa morale, libre­ment, sans autre guide que sa rai­son éclai­rée constam­ment par l’étude et par l’expérience, ain­si que par les connais­sances et les obser­va­tions de ses sem­blables, contrô­lées et véri­fiées par lui, lorsqu’il y a lieu.

Répé­tons-le donc, notre œuvre consis­te­ra à four­nir à cha­cun les élé­ments qui lui per­met­tront d’établir sa morale indi­vi­duelle et d’agir le plus pos­sible en vue de conqué­rir son bon­heur, d’augmenter sa vie. Ce sera à notre avis le meilleur moyen pour que tous puissent répondre uti­le­ment aux ques­tions pri­mor­diales que nous nous posons sou­vent. « Qui sommes-nous ? » Des hommes épris de la vie ardente, libre et consciente. « Que vou­lons-nous ? » Connaître les lois qui pré­sident à notre exis­tence, afin de la conduire à la fois inten­sé­ment et rai­son­na­ble­ment. Devant de tels efforts, un champ d’action illi­mi­té est ouvert, sus­cep­tible de nous per­mettre des résul­tats féconds et des réa­li­sa­tions radieuses.

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Inévi­ta­ble­ment, la mise en pra­tique de telles concep­tions nous condui­ra à enga­ger la lutte avec les forces sociales. Il ne suf­fit pas de savoir où est le bien, il faut vou­loir et pou­voir le conqué­rir. Il ne suf­fit pas de connaître la valeur d’un geste ou l’absurdité d’un autre, il faut avoir la force d’effectuer le pre­mier et d’éviter le second. L’individu sera donc ame­né à se rebel­ler contre les ins­ti­tu­tions qui pré­tendent le main­te­nir dans le mal, contre les hommes qui vio­lentent sa volon­té, lui imposent une forme de vie dont il recon­naît la défec­tuo­si­té. Il devient adver­saire de toutes les tyran­nies, se révolte contre toutes les contraintes éco­no­miques, maté­rielles ou morales. En rai­son des liens nom­breux qui rat­tachent la vie indi­vi­duelle à la vie col­lec­tive, l’individu ne peut se dés­in­té­res­ser de la ques­tion sociale, puisque sa per­son­na­li­té se déve­lop­pe­ra d’autant mieux que le milieu ambiant sera plus pro­pice, plus favo­rable, moins auto­ri­taire, consti­tué par des hommes moins bor­nés et plus tolérants.

Pour­tant, avant d’engager la lutte, il est bon de savoir où l’on va et ce que l’on veut. Avant d’agir, il faut savoir. Appre­nons donc.

L’homme ne pour­ra agir uti­le­ment que lorsqu’il sera par­ve­nu à détruire tous les men­songes, à se libé­rer des super­sti­tions enfan­tées par l’erreur, à cher­cher la véri­té dans le fatras des connais­sances et des obser­va­tions. Aux esprits scep­tiques qui m’objecteront l’inexistence de la véri­té, je répon­drai par la défi­ni­tion sui­vante. On appelle véri­té un rap­port contrô­lé entre des phé­no­mènes ; ces der­niers peuvent varier, ain­si que les pro­prié­tés des corps et les mani­fes­ta­tions des êtres et dans ce cas il est évident que la véri­té se trans­forme. Il ne faut donc pas l’envisager comme un dogme, mais nous devons la recher­cher dans tous les domaines, sans esprit pré­con­çu, en tablant sur les don­nées exactes que nous pos­sé­dons. Ce sera la seule base véri­table et solide.

Ain­si, il est néces­saire que l’homme sache qu’elle est sa place dans la nature et qu’il étu­die les lois de l’évolution uni­ver­selle, puisqu’il n’est lui-même qu’un pro­duit de cette évo­lu­tion. Il faut qu’il se livre à une étude posi­tive, c’est-à-dire entiè­re­ment basée sur des faits, des phé­no­mènes aux­quels il assiste et des êtres qui l’entourent. Cette étude pour­ra être à la fois gra­duelle et uni­ver­selle, scru­ter chaque être vivant, chaque organe, chaque par­tie de tout ani­mal et s’élever à la com­pré­hen­sion des rap­ports qui relient la par­tie au tout, la cel­lule au corps et à l’univers. Par l’étude des phén­mènes et des lois de l’instinct, des mœurs des ani­maux, de leurs grou­pe­ments col­lec­tifs, il se pré­pa­re­ra à ne plus igno­rer les lois qui régissent le fonc­tion­ne­ment de la rai­son humaine, des mani­fes­ta­tions psy­cho­lo­giques et sociales, de l’évolution des idées et des cou­tumes de nos socié­tés. Dans l’examen des docu­ments his­to­riques rela­tant les efforts de ceux qui le pré­cé­dèrent ain­si que dans la connais­sance de leurs tra­vaux, de leurs idées, il trou­ve­ra matière à de fruc­tueuses réflexions et à de pro­fi­tables ensei­gne­ments. Lorsqu’il aura acquis les connais­sances lui per­met­tant de se diri­ger à bon escient, l’individu for­ti­fie­ra son intel­li­gence par la réflexion et la dis­cus­sion, qui l’aideront à assi­mi­ler d’une façon plus par­faite sa nour­ri­ture intel­lec­tuelle, déve­lop­pe­ront ses facul­tés de dis­cer­ne­ment et de compréhension.

Il va sans dire que nous ne devons pas négli­ger notre culture cor­po­relle et que toutes les sciences qui s’occupent du main­tien de notre san­té, devront être appro­fon­dies. Nous vou­lons vivre, c’est-à-dire nous mettre en garde contre tout ce qui peut nous dégra­der, contre toute forme de sui­cide total ou par­tiel, conscient ou incons­cient. Les sciences qui traitent de l’hygiène géné­rale nous appren­dront à recher­cher les bonnes condi­tions d’existence, à aimer l’air pur, le soleil, la pro­pre­té, l’alimentation saine, l’exercice ration­nel, les logis sains et agréables ; elles nous don­ne­ront la haine des tau­dis, du sur­me­nage, de la crasse, de la lai­deur, le mépris des joies fac­tices, des vani­tés pué­riles, des per­ver­sions qui abê­tissent et qui vicient. Nous irons vers la beau­té, la vie rai­son­nable et puis­sante, vers l’harmonie et la joie.

Ensuite, il nous fau­dra déve­lop­per notre volon­té pour qu’elle devienne apte à secon­der notre intel­li­gence, désor­mais éclai­rée. « Pen­ser et ne pas agir, équi­vaut à ne pas pen­ser » a pu dire un de nos amis, avec rai­son. Nous insis­tons sur ce point que l’éducation doit être inté­grale, qu’elle doit déve­lop­per toutes nos facul­tés, tous nos sens. Elle ne consiste donc pas uni­que­ment dans l’érudition livresque et celui qui se conten­te­ra de rete­nir quelques phrases et un cer­tain nombre de notions mal digé­rées, ne réuni­ra pas les condi­tions que nous avons expo­sées, il ne sau­ra et ne pour­ra pas se conduire. La volon­té demande à être édu­quée, au même titre que l’intelligence dont elle est l’auxiliaire. On exer­ce­ra la volon­té en écar­tant les erreurs qui pour­raient être dan­ge­reuses et on l’entretiendra par l’action, la résis­tance à l’atavisme, aux pas­sions ; au mal, par l’entraînement à la sup­pres­sion des actes nui­sibles, par la culture de l’audace, de l’initiative, du courage.

Quel hori­zon illi­mi­té s’ouvre devant l’individu ! Il pour­ra étan­cher sa soif de savoir, son désir de joies saines sans crainte de se las­ser jamais. Cha­cun de ses efforts por­te­ra en lui-même sa « récom­pense », en aug­men­tant son propre bon­heur et celui de ses semblables.

Car l’éducation morale est aus­si néces­saire que l’éducation pure­ment intel­lec­tuelle. Ain­si que je l’indiquai plus haut, nous ne pou­vons nous dés­in­té­res­ser de la vie d’autrui, puisque nos gestes per­son­nels dépendent de ceux qu’accomplissent les autres humains. C’est ici qu’apparaît l’erreur de ceux qui se réclament d’un indi­vi­dua­lisme outran­cier pour légi­ti­mer des actes anti-sociaux. Après avoir éta­bli les règles de sa conduite en ce qui le concerne lui-même, le véri­table indi­vi­dua­liste s’occupera de cette par­tie de la morale qui envi­sage les rap­ports des hommes entre eux. Ne pou­vant mécon­naître les bien­faits de la soli­da­ri­té et de l’association, il vou­dra ana­ly­ser les atti­tudes de ses sem­blables afin de tirer le plus grand pro­fit, per­son­nel et durable, de l’entraide. Par la sélec­tion préa­lable et l’entente affi­ni­taire, il obtien­dra le maxi­mum de pro­fits pour le mini­mum de conces­sions et le bon­heur de l’individu pour­ra ain­si s’harmoniser, s’équilibrer avec celui de ses camarades.

Agir consciem­ment envers soi-même et envers les autres, tel sera le but que se pro­po­se­ra l’homme dési­reux de s’épanouir par la rai­son et la libre entente.

Il est évident qu’il devra se tour­ner vers ceux de ses sem­blables qui se trouvent encore dans l’erreur et qui s’accommodent de leur ser­vi­tude. Ce sera son inté­rêt de tra­vailler à l’émancipation de ceux qui sont évo­luables et qui pour­ront, après s’être éva­dés de l’ignorance, deve­nir des cama­rades fra­ter­nels et dévoués, aug­men­tant la richesse et la puis­sance de sa vie.

Certes, la ques­tion ne sera pas réso­lue par cet expo­sé som­maire et nous n’avons pas la naïve pré­ten­tion de le croire. Nous avons sim­ple­ment essayé d’indiquer les grandes lignes d’une morale souple et indi­vi­duelle, basée sur la liber­té et sur la rai­son. Par la même occa­sion nous avons esquis­sé le plan d’un tra­vail colos­sal, mais mer­veilleux. N’est-ce pas toute notre besogne ? Nous amé­lio­rer, nous réfor­mer, deve­nir plus conscients, moins tarés, moins orgueilleux et moins impul­sifs, et tra­vailler par nos cri­tiques ami­cales, par nos efforts de pro­pa­gande et de cama­ra­de­rie, à mon­trer aux igno­rants et aux sou­mis la voie réno­va­trice de la révolte et de l’éducation ?

Nous cher­che­rons ici même – et ce sera la rai­son d’être de cette publi­ca­tion – à étu­dier et à déter­mi­ner les mul­tiples règles de conduite indi­vi­duelle. Dépouillés de tout esprit dog­ma­tique, mais aus­si de tout mys­ti­cisme et de tout scep­ti­cisme, nous irons vers la vie, avec autre chose que des bou­tades lit­té­raires ou des impré­ca­tions sen­ti­men­tales ; tout ce qui peut contri­buer à éle­ver la men­ta­li­té de l’homme, tout ce qui peut l’aider à per­cer les mys­tères de la nature, à goû­ter les mer­veilleux ensei­gne­ments de la science uni­ver­sel­le­ment appli­quée, tout cela nous inté­res­se­ra. Nous vou­lons des hommes qui sachent se conduire, qui sachent ce qu’ils font, ce qu’ils veulent et non des bavards et non des embri­ga­dés et non des igno­rants infa­tués, vani­teux et auto­ri­taires. La besogne est ardue, mais elle est pas­sion­nante et fruc­tueuse ! Accom­plie métho­di­que­ment, sérieu­se­ment, elle sera la véri­table besogne anar­chiste, puisque seule elle peut for­mer des indi­vi­dus meilleurs, capables de vivre sans auto­ri­té et de s’épanouir indi­vi­duel­le­ment et d’aller tou­jours vers le mieux, par la franche soli­da­ri­té. En face des dogmes, des des­potes, des sen­ti­men­taux, des char­la­tans et des embri­ga­deurs, l’avenir humain est à la raison…

[/​André Loru­lot./​]

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