Nous n’avons pas la prétention de répondre en un seul article à des questions aussi vastes et aussi intéressantes. C’est le but que se propose de remplir notre Idée Libre et nous ne voulons indiquer ici que les grandes lignes du travail à effectuer, travail dont l’urgence et la nécessité ne sauraient échapper.
Trop longtemps nous nous sommes contentés de répondre à ces questions par quelques clichés pompeux ou par des phrases retentissantes. Trop longtemps l’on s’est borné à des déclarations purement sentimentales ou à des affirmations virulentes. Nous ne pouvons nous satisfaire de mots ou de rêves et nous pensons qu’il est temps de substituer aux formules abstraites et aux déclamations puériles, des conceptions précises, basées sur la discussion, l’expérience et la connaissance.
Déterminer le but rationnel et tangible de notre activité et envisager les moyens les plus sérieux et les plus rapides de le réaliser, telle est la besogne fructueuse que nous devons chercher à effectuer. C’est à cette besogne que nous voulons ici, collaborer de notre mieux. En quelques lignes, nous allons essayer aujourd’hui de poser la question sur son véritable terrain, nous réservant bien entendu de revenir plus tard sur les différentes parties du problème, afin de les débattre d’une façon plus complète.
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À travers l’inexprimable chaos des philosophies de toutes sortes et des morales diverses, nous dégageons cette tendance constante et opiniâtre, qui pousse l’individu vers la vie. Vers la vie toujours meilleure, plus libre et plus belle, c’est-à-dire vers le bonheur.
Nous allons donc vers le bonheur, de même que tous les humains et que tous les êtres organisés quels qu’ils soient. L’aspiration essentielle de tout être vivant, consiste à sauvegarder sa vie d’abord, à l’améliorer ensuite. Égoïsme ? Instinct de conservation ? Loi d’équilibre universel ? Peu importe et sans ergoter sur l’interprétation de ce fait, bornons-nous à le constater.
Donc, nous voulons vivre. Le plus longtemps et le mieux possible et il nous sera facile de déterminer ce que cela signifie. Certes, les hommes ne sont jamais parvenus à se mettre d’accord sur la signification du mot bonheur. Il est entendu que ce mot exprime une chose variable, individuelle, impossible à fixer en un idéal collectif et immuable. Mais nous avons constaté que partout et toujours, l’individu cherchait le bonheur. Nous n’avons donc pas à nous occuper du bonheur général ou planétaire, mais de notre bonheur personnel. D’ailleurs, pourrions-nous imposer le bonheur à ceux qui ne le désirent point ou qui l’entrevoient autrement que nous ? Avons-nous la capacité de rendre heureux notre voisin, sans son propre concours ? Nullement, et c’est pourquoi la réalisation du bonheur doit être surtout l’œuvre de l’individu et le fruit de ses propres efforts.
Loin de nous la prétention de vouloir dicter aux hommes des gestes quelconques ou de présenter un nouvel Évangile. C’est au contraire par la destruction de tous les Credo, de toutes les croyances, que l’individu pourra trouver la voie de son bonheur, de sa vie. Mais nous disons que le bonheur de l’individu ne peut consister que dans l’épanouissement rationnel de ses facultés, la satisfaction libre et consciente de ses besoins, la conservation de sa vitalité et l’équilibre de ses fonctions. Ce n’est pas là une définition métaphysique engendrant d’interminables et stériles discussions. Elle s’appuie sur une base expérimentale, de contrôle facile et d’importance incontestable. Tout ce qui est susceptible d’atrophier l’un de mes organes, l’un de mes sens, tout ce qui diminue ou peut diminuer mon intelligence, mon énergie, tout ce qui peut troubler le fonctionnement de mon organisme, engourdir ma volonté, pervertir mon instinct, me conduire à des gestes nuisibles, etc., tout ceci est contraire à ma vie, contraire à mon bonheur, contraire à moi-même par conséquent. « De toutes mes forces je chercherais à écarter ces obstacles, à surmonter ces difficultés, à me défendre contre les aberrations, contre les actes absurdes, car je veux réaliser le plus possible ma personnalité » ; voilà ce que dira l’individu raisonnant en face de la vie, après avoir fait table rase de toutes les contraintes.
Ennemis des morales collectives, des règles de conduite imposées à l’individu, nous voulons que celui-ci détermine lui-même sa morale, librement, sans autre guide que sa raison éclairée constamment par l’étude et par l’expérience, ainsi que par les connaissances et les observations de ses semblables, contrôlées et vérifiées par lui, lorsqu’il y a lieu.
Répétons-le donc, notre œuvre consistera à fournir à chacun les éléments qui lui permettront d’établir sa morale individuelle et d’agir le plus possible en vue de conquérir son bonheur, d’augmenter sa vie. Ce sera à notre avis le meilleur moyen pour que tous puissent répondre utilement aux questions primordiales que nous nous posons souvent. « Qui sommes-nous ? » Des hommes épris de la vie ardente, libre et consciente. « Que voulons-nous ? » Connaître les lois qui président à notre existence, afin de la conduire à la fois intensément et raisonnablement. Devant de tels efforts, un champ d’action illimité est ouvert, susceptible de nous permettre des résultats féconds et des réalisations radieuses.
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Inévitablement, la mise en pratique de telles conceptions nous conduira à engager la lutte avec les forces sociales. Il ne suffit pas de savoir où est le bien, il faut vouloir et pouvoir le conquérir. Il ne suffit pas de connaître la valeur d’un geste ou l’absurdité d’un autre, il faut avoir la force d’effectuer le premier et d’éviter le second. L’individu sera donc amené à se rebeller contre les institutions qui prétendent le maintenir dans le mal, contre les hommes qui violentent sa volonté, lui imposent une forme de vie dont il reconnaît la défectuosité. Il devient adversaire de toutes les tyrannies, se révolte contre toutes les contraintes économiques, matérielles ou morales. En raison des liens nombreux qui rattachent la vie individuelle à la vie collective, l’individu ne peut se désintéresser de la question sociale, puisque sa personnalité se développera d’autant mieux que le milieu ambiant sera plus propice, plus favorable, moins autoritaire, constitué par des hommes moins bornés et plus tolérants.
Pourtant, avant d’engager la lutte, il est bon de savoir où l’on va et ce que l’on veut. Avant d’agir, il faut savoir. Apprenons donc.
L’homme ne pourra agir utilement que lorsqu’il sera parvenu à détruire tous les mensonges, à se libérer des superstitions enfantées par l’erreur, à chercher la vérité dans le fatras des connaissances et des observations. Aux esprits sceptiques qui m’objecteront l’inexistence de la vérité, je répondrai par la définition suivante. On appelle vérité un rapport contrôlé entre des phénomènes ; ces derniers peuvent varier, ainsi que les propriétés des corps et les manifestations des êtres et dans ce cas il est évident que la vérité se transforme. Il ne faut donc pas l’envisager comme un dogme, mais nous devons la rechercher dans tous les domaines, sans esprit préconçu, en tablant sur les données exactes que nous possédons. Ce sera la seule base véritable et solide.
Ainsi, il est nécessaire que l’homme sache qu’elle est sa place dans la nature et qu’il étudie les lois de l’évolution universelle, puisqu’il n’est lui-même qu’un produit de cette évolution. Il faut qu’il se livre à une étude positive, c’est-à-dire entièrement basée sur des faits, des phénomènes auxquels il assiste et des êtres qui l’entourent. Cette étude pourra être à la fois graduelle et universelle, scruter chaque être vivant, chaque organe, chaque partie de tout animal et s’élever à la compréhension des rapports qui relient la partie au tout, la cellule au corps et à l’univers. Par l’étude des phénmènes et des lois de l’instinct, des mœurs des animaux, de leurs groupements collectifs, il se préparera à ne plus ignorer les lois qui régissent le fonctionnement de la raison humaine, des manifestations psychologiques et sociales, de l’évolution des idées et des coutumes de nos sociétés. Dans l’examen des documents historiques relatant les efforts de ceux qui le précédèrent ainsi que dans la connaissance de leurs travaux, de leurs idées, il trouvera matière à de fructueuses réflexions et à de profitables enseignements. Lorsqu’il aura acquis les connaissances lui permettant de se diriger à bon escient, l’individu fortifiera son intelligence par la réflexion et la discussion, qui l’aideront à assimiler d’une façon plus parfaite sa nourriture intellectuelle, développeront ses facultés de discernement et de compréhension.
Il va sans dire que nous ne devons pas négliger notre culture corporelle et que toutes les sciences qui s’occupent du maintien de notre santé, devront être approfondies. Nous voulons vivre, c’est-à-dire nous mettre en garde contre tout ce qui peut nous dégrader, contre toute forme de suicide total ou partiel, conscient ou inconscient. Les sciences qui traitent de l’hygiène générale nous apprendront à rechercher les bonnes conditions d’existence, à aimer l’air pur, le soleil, la propreté, l’alimentation saine, l’exercice rationnel, les logis sains et agréables ; elles nous donneront la haine des taudis, du surmenage, de la crasse, de la laideur, le mépris des joies factices, des vanités puériles, des perversions qui abêtissent et qui vicient. Nous irons vers la beauté, la vie raisonnable et puissante, vers l’harmonie et la joie.
Ensuite, il nous faudra développer notre volonté pour qu’elle devienne apte à seconder notre intelligence, désormais éclairée. « Penser et ne pas agir, équivaut à ne pas penser » a pu dire un de nos amis, avec raison. Nous insistons sur ce point que l’éducation doit être intégrale, qu’elle doit développer toutes nos facultés, tous nos sens. Elle ne consiste donc pas uniquement dans l’érudition livresque et celui qui se contentera de retenir quelques phrases et un certain nombre de notions mal digérées, ne réunira pas les conditions que nous avons exposées, il ne saura et ne pourra pas se conduire. La volonté demande à être éduquée, au même titre que l’intelligence dont elle est l’auxiliaire. On exercera la volonté en écartant les erreurs qui pourraient être dangereuses et on l’entretiendra par l’action, la résistance à l’atavisme, aux passions ; au mal, par l’entraînement à la suppression des actes nuisibles, par la culture de l’audace, de l’initiative, du courage.
Quel horizon illimité s’ouvre devant l’individu ! Il pourra étancher sa soif de savoir, son désir de joies saines sans crainte de se lasser jamais. Chacun de ses efforts portera en lui-même sa « récompense », en augmentant son propre bonheur et celui de ses semblables.
Car l’éducation morale est aussi nécessaire que l’éducation purement intellectuelle. Ainsi que je l’indiquai plus haut, nous ne pouvons nous désintéresser de la vie d’autrui, puisque nos gestes personnels dépendent de ceux qu’accomplissent les autres humains. C’est ici qu’apparaît l’erreur de ceux qui se réclament d’un individualisme outrancier pour légitimer des actes anti-sociaux. Après avoir établi les règles de sa conduite en ce qui le concerne lui-même, le véritable individualiste s’occupera de cette partie de la morale qui envisage les rapports des hommes entre eux. Ne pouvant méconnaître les bienfaits de la solidarité et de l’association, il voudra analyser les attitudes de ses semblables afin de tirer le plus grand profit, personnel et durable, de l’entraide. Par la sélection préalable et l’entente affinitaire, il obtiendra le maximum de profits pour le minimum de concessions et le bonheur de l’individu pourra ainsi s’harmoniser, s’équilibrer avec celui de ses camarades.
Agir consciemment envers soi-même et envers les autres, tel sera le but que se proposera l’homme désireux de s’épanouir par la raison et la libre entente.
Il est évident qu’il devra se tourner vers ceux de ses semblables qui se trouvent encore dans l’erreur et qui s’accommodent de leur servitude. Ce sera son intérêt de travailler à l’émancipation de ceux qui sont évoluables et qui pourront, après s’être évadés de l’ignorance, devenir des camarades fraternels et dévoués, augmentant la richesse et la puissance de sa vie.
Certes, la question ne sera pas résolue par cet exposé sommaire et nous n’avons pas la naïve prétention de le croire. Nous avons simplement essayé d’indiquer les grandes lignes d’une morale souple et individuelle, basée sur la liberté et sur la raison. Par la même occasion nous avons esquissé le plan d’un travail colossal, mais merveilleux. N’est-ce pas toute notre besogne ? Nous améliorer, nous réformer, devenir plus conscients, moins tarés, moins orgueilleux et moins impulsifs, et travailler par nos critiques amicales, par nos efforts de propagande et de camaraderie, à montrer aux ignorants et aux soumis la voie rénovatrice de la révolte et de l’éducation ?
Nous chercherons ici même – et ce sera la raison d’être de cette publication – à étudier et à déterminer les multiples règles de conduite individuelle. Dépouillés de tout esprit dogmatique, mais aussi de tout mysticisme et de tout scepticisme, nous irons vers la vie, avec autre chose que des boutades littéraires ou des imprécations sentimentales ; tout ce qui peut contribuer à élever la mentalité de l’homme, tout ce qui peut l’aider à percer les mystères de la nature, à goûter les merveilleux enseignements de la science universellement appliquée, tout cela nous intéressera. Nous voulons des hommes qui sachent se conduire, qui sachent ce qu’ils font, ce qu’ils veulent et non des bavards et non des embrigadés et non des ignorants infatués, vaniteux et autoritaires. La besogne est ardue, mais elle est passionnante et fructueuse ! Accomplie méthodiquement, sérieusement, elle sera la véritable besogne anarchiste, puisque seule elle peut former des individus meilleurs, capables de vivre sans autorité et de s’épanouir individuellement et d’aller toujours vers le mieux, par la franche solidarité. En face des dogmes, des despotes, des sentimentaux, des charlatans et des embrigadeurs, l’avenir humain est à la raison…
[/André