La Presse Anarchiste

Analyse humaniste

Nous avons pub­lié, dans notre dernier numéro, la réponse que Mathilde et André Niel ont faite aux obser­va­tions con­tenues dans notre Let­tre à deux human­istes, parue au numéro précé­dent. Désireux de pour­suiv­re une con­fronta­tion utile, et cor­diale, et de main­tenir le plus pos­si­ble les liens d’amitié qui doivent rap­procher des hommes – et des femmes – coïn­ci­dant sur de très nom­breux prob­lèmes et sur le plus grand nom­bre de ques­tions reliées à ces prob­lèmes, nous répon­dons à notre tour, car il est indis­pens­able de pouss­er plus à fond l’analyse. Ce faisant, si le ton de cette réponse pou­vait sem­bler un peu plus « polémique » que ce que nous désirons, nous pri­ons Mathilde et André Niel de n’y voir aucune inten­tion agres­sive ou blessante. La grande force de con­vic­tion donne au style une cer­taine vigueur. La vigueur de l’estime et de l’amitié est beau­coup plus grande encore.

Nous ne pour­rons pas nous éten­dre out­re-mesure, et nous relèverons ce qui nous sem­ble le plus impor­tant par­mi les argu­ments exposés :

a) « Pourquoi les élé­ments poli­tiques les mieux inten­tion­nés (social­isme, anar­chisme) ont-ils fini par échouer du point de vue humain ? Pourquoi se sont-ils niés les uns les autres ? Pourquoi ces scis­sions, ces aban­dons, ces luttes fratricides ? »

Réponse. – D’abord, parce que les hommes, quelle que soit leur éti­quette, ne sont pas par­faits, même les adeptes des doc­trines les plus élevées. Et il en sera de même de l’humanisme. Com­mence­ment de preuve : il existe déjà des human­istes chré­tiens, d’autres se récla­mant de cer­taines philoso­phies indi­ennes, et des human­istes non chré­tiens, non uni­latérale­ment spir­i­tu­al­istes ; les human­istes autori­taires et les non autori­taires. Thorez se réclame de l’humanisme, le philosophe catholique Jacques Mar­i­tain a lancé la for­mule de l’humanisme inté­gral, et le groupe L’Homme libre, de Saint-Éti­enne, se réclame de la même dénom­i­na­tion. Il serait bien sur­prenant que tous soient d’accord entre eux ou avec nos deux amis. Dès que nous nous définis­sons avec quelque pré­ci­sion, les dif­férentes inter­pré­ta­tions appa­rais­sent. Nous nous garderons bien pour cela d’accuser l’humanisme en soi.

b) « Jamais nul n’a encore ten­té, au cours de l’histoire, de désal­ién­er les esprits. »

Réponse. – Cela deman­derait quelques pré­ci­sions, car en quoi con­siste cette désal­ié­na­tion ? S’il s’agit de libér­er l’homme du culte de la nation et de l’État, de l’influence des dogmes et des tabous poli­tiques, soci­aux, religieux, voire philosophiques et sci­en­tifiques – du point de vue humain – nous croyons que des hommes comme Proud­hon, Stirn­er, Bak­ou­nine, Kropotkine Reclus, etc., ont fait dans ce sens des efforts tou­jours valables.

e) « Cer­tains anar­chistes ont cru devoir ériger la lib­erté en absolu. Au nom de cette lib­erté, ils en sont venus à détru­ire la lib­erté des hommes réels et à pré­conis­er ou bien la dic­tature d’État, ou bien l’individualisme absolu, la vio­lence et le nihilisme. »

Réponse. – Nous ne voyons pas com­ment on peut pré­conis­er la dic­tature d’État au nom de la lib­erté absolue. Il y a là antin­o­mie, dont nous ne con­nais­sons pas d’exemples. Quand cer­tains anar­chistes se sont ral­liés à un sys­tème dic­ta­to­r­i­al, ils ont renon­cé à l’anarchie et ne l’ont pas fait au nom de la lib­erté, et moins encore au nom de la lib­erté absolue. Et l’emploi de la vio­lence révo­lu­tion­naire n’est pas for­cé­ment la néga­tion de la lib­erté, car elle peut être défense con­tre l’oppression, lutte pour la supprimer.

d) « En fait, les indi­vidus libres ont tou­jours con­sti­tué l’exception. On peut même dire que l’homme libre n’est pas encore né. »

Réponse. – Nous croyons que c’est là une vue trop pes­simiste de l’histoire. Indépen­dam­ment de Boud­dha, de Jésus (a‑t-il vrai­ment existé ?), et de Jau­rès, Lao-Tseu, Socrate, Épic­tète et un bon nom­bre de philosophes grecs, un grand nom­bre de stoï­ciens, beau­coup de répub­li­cains, de social­istes, de coopératistes de l’école de Charles Gide en France, ont été des hommes libres dans leur esprit et dans leur com­porte­ment, exempts de pas­sions et de haines. On en trou­ve même chez les chré­tiens, tol­stoïens, et le groupe des Dukhobors. Et nous pou­vons affirmer que dans le mou­ve­ment lib­er­taire, dont nous n’ignorons pas les faib­less­es con­tre lesquelles nous nous efforçons de réa­gir, en plus des fig­ures admirables comme Élisée Reclus, Kropotkine, Malat­es­ta, Ansel­mo Loren­zo, Pietro Gori, Gus­tav Lan­dauer, Domela Nieuwen­huis, Luis Bertoni, et tant et tant d’autres, des légions d’hommes de base ont été dignes des meilleurs classe­ments dans l’ordre moral de l’humanité. On en trou­ve aus­si, du reste, dans toutes les familles pro­gres­sives non dic­ta­to­ri­ales de l’histoire humaine, depuis les Grac­ques jusqu’à Franklin.

Nous ne nions pas qu’un effort doit être fait pour mul­ti­pli­er le nom­bre de ceux qui s’efforcent d’être des indi­vidus, bons, nobles, généreux, guidés par l’éthique la plus haute. Bien loin de là. Mais il faudrait dés­espér­er de l’humanité si cela n’était pas né avec elle. Car il s’agirait alors d’une impos­si­bil­ité biologique, plus que psy­chologique, et ce serait plus grave encore.

[| – O – |]

Main­tenant, nous abor­dons un prob­lème plus impor­tant, car il ne s’agit pas d’interprétations, mais de principes. Pour nos deux amis, les hommes désal­iénés, tels qu’ils les conçoivent, sauraient se don­ner des « chefs libres et humains ».

Il faudrait peut-être, pour ne pas dis­cuter inutile­ment, savoir ce qu’ils enten­dent par chefs. Pour nous, et ten­ant compte de ce que l’on a tou­jours enten­du jusqu’à présent, et selon ce que dit, par exem­ple, le dic­tio­n­naire Larousse, « un chef est celui qui détient l’autorité : chef d’État, chef d’entreprise », con­stitue l’acception dom­i­nante, quoi qu’il y ait aus­si les chefs d’orchestre et les chefs de gare. Or, jusqu’à main­tenant, nous savons ce qu’ont don­né les chefs d’État, que nous ne con­fon­dons pas avec les chefs d’orchestre. Et nous voulons bien des coor­di­na­teurs, des délégués respon­s­ables, mais pas des « dirigeants », pour employ­er le terme util­isé dans l’article auquel nous répondons.

« Le peu­ple ne décerne pas de man­dat général ; il ne donne que des délé­ga­tions spé­ciales », écrivait Proud­hon quand il expo­sait sa con­cep­tion du social­isme. Il ne s’agit donc pas de véri­ta­bles « dirigeants », ni de « chefs » au sens clas­sique du mot. Et nous croyons néces­saire d’éviter de dan­gereuses con­fu­sions dans les ter­mes. Sans quoi, c’est la fonc­tion autori­taire elle-même qui crée l’aliénation, et la par­tic­i­pa­tion à cette fonc­tion qui s’exerce par le pou­voir poli­tique crée aus­si l’aliénation chez ceux qui sont pris dans ce mécanisme.

D’autre part, nous don­nons, cer­taine­ment, une impor­tance énorme aux fac­teurs psy­chologiques, si sou­vent déter­mi­nants dans la con­duite des hommes et dans les grands événe­ments de l’histoire. Ce fut une des prin­ci­pales caus­es de dis­sen­sions entre l’école marx­iste et l’école lib­er­taire du social­isme. Bak­ou­nine insista sur le « car­ac­tère autori­taire de Marx ». Mais cela ne peut non plus nous faire oubli­er les autres fac­teurs, qui mod­i­fient à leur tour les car­ac­téris­tiques psy­chologiques et les com­porte­ments humains. La rapi­de amélio­ra­tion des con­di­tions économiques des tra­vailleurs est en train de tuer, sous nos yeux, leur esprit révo­lu­tion­naire. Il y a inter­férence des dif­férents facteurs.

Certes, au fond, c’est dans la mesure où la con­science humaine est ou sera forgée, sur­mon­tant ce qui l’éloigne d’une con­cep­tion élevée du des­tin de l’humanité et de l’individu, que l’influence de ces autres fac­teurs sera lim­itée au rôle qui doit être le leur. Car l’humanisme est avant tout le tri­om­phe de cette con­science dans un esprit de jus­tice, de lib­erté et de dig­nité. Sur ce point, nous sommes cer­taine­ment d’accord.


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