[(Un de nos abonnés canadiens a écrit à une camarade sur les conditions d’existence dans son pays. Nous croyons utile de reproduire de cette lettre les parties suivantes :)]
Pays jeune et en pleine croissance, le Canada est sujet à des « crises » régulières de baisses et de hausses dans le marché du travail. De plus, à cause de la mécanisation… et à cause du fait que le Canadien français ne fait que sortir de sa « société agraire »… beaucoup de gens sont sans travail parce qu’ils ne sont pas compétents. En 1963, en Amérique (nous sommes en Amérique ; beaucoup n’y pensent pas), il y a toujours de la place en haut, au sommet. Les compétences manquent dans tous les domaines. Mais, au bas de l’échelle, peu de place et beaucoup de candidats !
Autre détail. Votre âge ? Tout comme aux États-Unis… le Canada est le pays de la jeunesse. Les grandes firmes (sociétés) n’embauchent pas au-dessus de quarante ans : question de moyennes pour le système des pensions aux employés… et aussi question de « charme ».
La standardiste, qui est la première personne que l’on voit en entrant dans un bureau, dans une fabrique, ou la « réceptionniste »… ou la secrétaire à qui il faut parler avant de voir le patron, etc., toutes ces personnes, en Amérique du Nord, doivent, d’abord… et surtout, être des « charmeuses ». Ne nous y trompons pas. À mon avis, on peut être tout aussi charmant à soixante ans qu’à vingt ans ; même plus. Mais il s’agit ici d’une politique qui relève de la manière de faire des affaires sur ce continent. On préfère payer deux dactylos qui fournissent chacune 50 pour cent du travail qu’elles devraient fournir que d’en payer une seule… qui ferait tout le travail… mais qui… enfin, vous comprenez ?
La première impression du client en entrant dans votre bureau, votre fabrique, etc., c’est la « charmeuse » qui va la lui communiquer, vous conditionnant ainsi à la proposition de l’homme que vous venez voir, qu’il soit un avocat, médecin, commerçant, etc.
Généralement parlant, les Français qui sont venus s’installer ici… et qui ont patienté… ont très bien réussi. Plusieurs ne retourneraient jamais en France ! J’en connais qui sont venus, se sont découragés ou ont abandonné, sont retournés… et sont revenus au Canada… pour… je ne dirai pas « faire fortune »… mais qui, en quelques années, se sont acheté une maison à Montréal (de dix à quinze mille dollars), un chalet à la campagne (cinq mille dollars), roulent voiture américaine (encore trois ou quatre mille dollars)… et qui envoient leurs enfants soit en France faire leurs études ou dans des collèges « privés » très coûteux… afin d’éviter notre système d’écoles religieuses… car nous n’avons pas d’écoles laïques. Il faut aller soit à l’école catholique (du
Parmi ceux qui ont réussi ici, il y a le type journaliste, écrivailleur… (nous avions et avons encore besoin de ces gens-là qui connaissent le français et savent écrire).
Puis les cuisiniers, pâtissiers, charcutiers, boulangers… et les « spécialistes » en technique moderne. Ces derniers, nous nous les faisons voler. Ils viennent ici, apprennent à parler anglais… et les États-Unis leur offrent des salaires supérieurs aux nôtres, un meilleur climat, et ils s’en vont.
Une autre catégorie : instituteurs et professeurs. Grande demande partout. Non seulement au Québec, mais dans tout le Canada et toute l’Amérique du Nord.
Un professeur de mathématiques de Paris, venu ici donner des conférences l’été dernier, a trouvé notre pays très intéressant. Il s’était fait une idée tout à fait baroque du Canada français : vieux, démodé, dépassé, enfoncé dans la religion, etc. Il a trouvé un pays moderne, un centre unique au monde : tout se divise en anglais et français ; lutte anticléricale ardente ; dynamisme de la génération qui monte… Il m’a avoué que la France avait beaucoup à apprendre du Québec sur bien des rapports. Je ne suis pas aussi « délirant » que lui, car je connais les dimensions des problèmes auxquels nous devons encore faire face… mais j’avoue que nous sommes en pleine révolution sociale et intellectuelle, en train de renverser nos idoles, que le Québec de 1963 ne ressemble déjà presque plus à celui de 1953… et que les voiles de la barque ne font que gonfler…
Montréal, comme tout le Québec, est en ébullition. Il n’y a pas d’endroit au monde où l’Église est plus riche… il n’y a pas d’endroit où elle a été assise plus solidement depuis des siècles… pas même en Espagne. Car ici elle avait réellement les masses avec elle… et, pourtant, il n’y a pas de pays au monde où l’Église tremble le plus en ce moment et où elle lâche le plus de lest… pour pouvoir ne pas tout perdre…