La Presse Anarchiste

Encore l’économie russe

Nous n’avons aucun plai­sir à sou­li­gner constam­ment les men­songes et les réa­li­tés du régime dit com­mu­niste qui sévit en Rus­sie. Nous pré­fé­re­rions, et de beau­coup, que la Révo­lu­tion com­men­cée en 1917 ait réel­le­ment implan­té le socia­lisme et le com­mu­nisme, les vrais, pour les­quels nous nous bat­tons depuis si long­temps. Nous pré­fé­re­rions aus­si vivre heu­reux au sein du peuple russe et ne pas nous pré­oc­cu­per de savoir com­ment nous vivrons pen­dant notre vieillesse pro­chaine, dans le régime capi­ta­liste qui ne nous offre qu’une insé­cu­ri­té angois­sante. Vou­dra-t-on, enfin, nous comprendre ?

Mal­heu­reu­se­ment, les faits sont les faits. Nous nous réfé­re­rons aujourd’­hui spé­cia­le­ment au pro­blème du blé, déjà abor­dé dans notre der­nier numé­ro, et qui est des plus impor­tants, puisque le blé consti­tue l’aliment prin­ci­pal de la popu­la­tion russe. Tout le monde a pu lire, dans la presse, les décla­ra­tions faites par Khrout­chev au cours du plé­num du 9 décembre, qui réunit 6 000 délé­gués. Pour se cou­vrir devant la situa­tion agri­cole catas­tro­phique, le chef de l’État russe a rap­pe­lé la conduite de Staline :

quote>« S’il fal­lait appli­quer les méthodes de Sta­line et de Molo­tov en matière de ravi­taille­ment, alors nous pour­rions encore expor­ter du blé cette année comme cela se fai­sait tan­dis que les gens mou­raient de faim.

»En 1947, c’est un fait, dans plu­sieurs régions du pays : comme dans celle de Koursk, les gens mou­raient de faim, et le blé était ven­du à l’étranger. »

Ce ne sont pas des contre-révo­lu­tion­naires, ni des révo­lu­tion­naires enne­mis du régime et que l’on pour­rait accu­ser de par­tia­li­té qui le disent : c’est Khrout­chev lui-même. Et il reste tout ce qu’il nous cache encore, car l’aveu qu’il vient de faire n’aurait jamais été fait si les cir­cons­tances ne l’y avaient pous­sé ou obligé.

Mais Khrout­chev à dû aller plus loin. Il a recon­nu l’échec de la colo­ni­sa­tion des « terres vierges » qui devait assu­rer des quan­ti­tés for­mi­dables de céréales. Pour­quoi cet échec ? Il ne le dit pas. La rai­son prin­ci­pale en est que mal­gré les réor­ga­ni­sa­tions admi­nis­tra­tives suc­ces­sives, mal­gré les mesures prises, les dis­cours, les menaces, les empri­son­ne­ments d’administrateurs, les cam­pagnes de presse, le sys­tème éta­tique géné­ra­li­sé sté­ri­lise les acti­vi­tés des hommes. L’étatisme triom­phant c’est la para­ly­sie enva­his­sante. Khrout­chev a beau se déme­ner, il est domi­né par le sys­tème dont il s’efforce de limi­ter les méfaits. 

Rap­pe­lons à ce sujet les chiffres don­nés par la FAO en octobre de l’année der­nière et basés sur les don­nées offi­cielles quant au ren­de­ment à l’hectare du sec­teur pri­vé et du sec­teur public de l’URSS : 66 quin­taux de pommes de terre dans les kol­khozes contre 115 dans les lopins de terre des pay­sans ; 90 contre 143 quin­taux de légumes, res­pec­ti­ve­ment ; 47 % de la viande, 50 % du lait et 83 % des œufs venaient des mêmes lopins, qui repré­sentent une par­tie infime de l’ensemble des terres culti­vées. Si la socia­li­sa­tion avait été faite sur des bases rap­pe­lant, par exemple, les col­lec­ti­vi­tés espa­gnoles, les chiffres du sec­teur pri­vé seraient dépas­sés comme ils l’ont été en Espagne.

Comme pre­mier remède, Khrout­chev a déci­dé (c’est tou­jours lui qui décide, et non le peuple russe) de renon­cer à cette exploi­ta­tion des « terres vierges » dont il avait annon­cé d’avance les résul­tats mira­cu­leux ; puis de renon­cer à la culture intense du maïs qu’il avait por­tée aux nues. Main­te­nant, il va faire rem­pla­cer l’exploitation exten­sive tra­di­tion­nelle par l’exploitation inten­sive. Natu­rel­le­ment, il annonce encore des mer­veilles… pour 1970.

Mais qui­conque est au cou­rant des pro­blèmes de l’agriculture sait que la culture inten­sive, faite grâce au for­mi­dable déve­lop­pe­ment des indus­tries méca­niques et chi­miques, revient, sur­tout en matière de céréales, plus cher que la culture exten­sive. Ce sont les pays dis­po­sant des grandes éten­dues de terre, comme l’Argentine, les États-Unis, les Cana­da, l’Australie et… la Rus­sie, et fai­sant peu de frais pour l’obtention des récoltes, en tra­vaillant à rai­son d’un grand nombre d’hectares par indi­vi­du, qui peuvent mieux sou­te­nir la concur­rence sur le mar­ché mon­dial, car le blé – ou le maïs, l’avoine, etc. – revient alors meilleur mar­ché, même si l’on n’obtient que dix, douze ou treize quin­taux à l’hectare contre trente, qua­rante et plus dans les régions de culture intensive.

On pour­ra mieux appré­cier le for­mi­dable fias­co de l’expérience faite au Kazaks­tan si l’on tient compte que les terres embla­vées, au prix de dépenses for­mi­dables – défri­che­ment, trans­port de popu­la­tion, construc­tion de granges col­lec­tives, ins­tal­la­tion de vil­lages, petites villes, moyens de trans­port, etc. – s’élevaient à 40 mil­lions d’hectares. Même en ne comp­tant, car il s’agissait de culture exten­sive, qu’un ren­de­ment de dix quin­taux de blé à l’hectare, cela don­nait 400 mil­lions de quin­taux par an. Si l’on retranche un quin­tal et demi pour les semences, il res­tait huit quin­taux et demi, et un total de 340 000 000 de quin­taux, c’est-à-dire trois fois une bonne récolte moyenne fran­çaise. Comme le pay­san russe mange, et pour cause, plus de pain que le pay­san ou le citoyen fran­çais moyen, cela pou­vait, de toute façon, assu­rer au moins cet ali­ment pour 130 mil­lions de per­sonnes. Or, l’URSS doit ache­ter d’énormes quan­ti­tés de cette céréale aux nations capi­ta­listes. On ne peut faire de pro­pa­gande plus effi­cace en faveur de ses ennemis.

Main­te­nant, pour déve­lop­per l’agriculture, Khrout­chev va d’abord déve­lop­per l’industrie chi­mique. Il avait annon­cé, il y a deux mois, que la somme inves­tie s’élèverait à 21 mil­liards de roubles, et per­met­trait d’obtenir par an cent mil­lions de tonnes de pro­duits chi­miques. Main­te­nant, il annonce que la somme sera dou­blée (42 mil­liards de roubles) et per­met­tra d’obtenir de 70 à 80 mil­lions de tonnes des mêmes pro­duits. Qui donc com­prend quelque chose à tant d’incohérence ?

Pour atteindre ces réa­li­sa­tions Khrout­chev fait appel aux pays capi­ta­listes afin de leur ache­ter non seule­ment du blé, afin de sor­tir de la situa­tion actuelle, mais aus­si des ins­tal­la­tions, des biens d’équipement néces­saires à la réa­li­sa­tion des grands pro­jets d’industrie chi­mique. « Nous paie­rons ces achats sui­vant les normes com­mer­ciales inter­na­tio­nales en vigueur », a‑t-il décla­ré. Et il demande que les nations capi­ta­listes fassent à la Rus­sie des offres et des cré­dits plus longs que courts…

Mais alors, et le dépas­se­ment du capi­ta­lisme ? Et le for­mi­dable déve­lop­pe­ment de l’industrie russe ? Et toutes les mer­veilles que l’on nous a dépeintes pen­dant tant d’années ? Et le pain gra­tuit ? Et les sta­tis­tiques de pro­duc­tion que tant d’économistes ignares ont com­men­tées comme parole d’évangile ? Et l’immense bat­tage fait par les com­mu­nistes, les sym­pa­thi­sants, les cryp­tos, les quarts de cryp­tos, tous ceux qui se mouillent et ceux qui ne se mouillent pas ?

Avions-nous rai­son, oui ou non, quand nous affir­mions que pour la plu­part tous ces chiffres, toutes ces affir­ma­tions étaient men­son­gers ? Et faut-il les cou­vrir et les défendre parce que cela se fait au nom de la révo­lu­tion ? Faut-il, pour la même rai­son, cou­vrir le régime tota­li­taire qui opprime les hommes tout en les affamant ?

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