L’homme est-il bon, l’homme est-il irrémédiablement asocial ou antisocial ? Il est curieux de constater que dans les courants révolutionnaires qui traitent ce sujet deux opinions prédominent, qui sont absolument opposées, bien que, parfois, soutenues par les mêmes individus. Car là-dessus on répète, sans trop y réfléchir, certains slogans que l’on adopte par confort intellectuel, sans se donner la peine de vraiment étudier.
Soucieux de vérité, toujours, considérant que l’humanisme doit connaître les problèmes humains tels qu’ils sont, sans les compliquer ni les simplifier, sans embellir ni enlaidir la personnalité humaine, nous allons, aujourd’hui, traiter du problème de la cruauté, de la lutte sanglante entre les hommes, pour montrer que c’est là un fait vraiment naturel dans la vie de notre espèce. Et cela non pas pour broyer du noir, mais parce que nous ne voulons pas nous tromper et que nous avons le devoir de regarder en face la réalité et l’importance de nos tâches.
C’est expliquer trop facilement les choses que présenter tout ce qui s’est fait de mal dans l’histoire comme le résultat de la seule volonté des maîtres dominant les peuples. Que cette volonté ait été et soit toujours un fait, c’est certain. Mais ce l’est aussi qu’il existait, dans une partie importante des masses, et parfois dans des populations entières, une prédisposition qui les faisait commettre des exactions terribles, soit par haine de ville à ville, de région à région, de nation à nation, par haine de religion, ou pour toute autre raison. Dispositions naturelles, qui du reste varient selon les peuples, selon les époques, chez un même peuple aussi. La plupart du temps, les chefs de guerre n’ont pas inventé l’agressivité : ils l’ont exploitée, entretenue, excitée. Et ceux qui parmi nous ont un certain âge savent combien il était facile d’exciter la haine du Français moyen contre le « boche » avant 1914, et à quelles difficultés se heurtaient les pacifistes et les internationalistes de l’époque.
L’homme à l’état brut est trop souvent l’homme à l’état de brute. Car les forces psychiques et psychologiques de violence qui sont en lui, résultats de la longue lutte incessante pour la vie que nos ancêtres ont menée sur la planète et contre la nature pour vivre et se développer, se sont accumulées au cours des millénaires. Il est naturel que l’homme recèle en soi ces possibilités d’expansion de force qui sont le résultat d’un très long héritage. Naturel aussi que les possibilités d’idéalisme, de sacrifice et de courage qui sont en lui s’amalgament, avec l’aptitude violente sans qu’il en ait conscience, dans les déterminantes de son comportement individuel. Bakounine, qui allait au fond des choses avec une acuité insurpassable, a écrit là-dessus une page qui mérite d’être méditée [[L’Empire knouto-germanique et la Révolution sociale.]] :
« Jusqu’à présent toute l’histoire humaine n’a été qu’une immolation perpétuelle et sanglante de millions de pauvres êtres humains à une abstraction impitoyable quelconque : dieux, patries, puissance de l’État, honneur national, droits historiques, droits juridiques, liberté politique, bien public. Tel a été jusqu’à ce jour le mouvement naturel, spontané et fatal des sociétés humaines. Nous ne pouvons rien y faire, nous devons bien l’accepter quant au passé, comme nous acceptons toutes les fatalités naturelles. Il faut bien croire que c’était la seule voie possible pour l’éducation de l’espèce humaine. Car il ne faut pas s’y tromper : même en faisant la part la plus large aux artifices machiavéliques des classes gouvernantes, nous devons reconnaître qu’aucunes minorités n’eussent été assez puissantes pour imposer tous ces horribles sacrifices aux masses, s’il n’y avait eu dans ces masses elles-mêmes un mouvement vertigineux, spontané, qui les poussât à se sacrifier toujours de nouveau à l’une de ces abstractions dévorantes qui, comme les vampires de l’histoire, se sont toujours nourries de sang humain. »
Voilà une vision complète des choses. Et cette vision est confirmée par celui qui étudie l’histoire non pas pour chercher dans tel ou tel auteur la confirmation de ce qu’il désire trouver, mais pour connaître toute la vérité sur ces sujets, même si elle est désagréable.
Un des exemples qui m’ont frappé dans mes lectures au cours desquelles je prenais mes notes, c’est celui de la lutte contre les communes et les villes plus ou moins libres, soit en Grèce, soit en l’Asie mineure envahie par Alexandre, qui profita des dissensions entre les villes et les exploita, soit entre les communes françaises, entre celles des Pays-Bas et celles d’Allemagne ; soit encore les luttes terribles des corporations qui les ont ensanglantées à l’intérieur, pendant des siècles. On peut, là-dessus, documenter abondamment. Et cela est doublement frappant parce que ces communes et ces corporations vivaient sur un même pied juridique, et n’agissaient pas poussées par la royauté, l’empire, l’État et autres entités toutes-puissantes qu’invoquent sans savoir ceux qui ont absolument besoin de prouver que l’homme est par nature uniquement bon et sociable, et qu’il n’a jamais fait la guerre ni employé les armes que contraint par la volonté de ses dominateurs. Quoique accompagnée de l’inégalité des classes, la démocratie existait dans les communes. Mais l’esprit de la commune, dont nous a tant parlé Kropotkine, qui n’y a vu que les aspects favorables, était collectivement, solidairement braqué contre les autres communes et les haines étaient partagées par tous entre les riches et pauvres, contre les habitants des communes rivales, riches et pauvres aussi.
Je reproduis à ce sujet quelques pages du beau livre de Paul Perrier, l’Unité humaine, paru chez Alcan, en 1932, et qui nous renseigne sur les luttes des communes italiennes au Moyen Âge. On retrouve les mêmes faits chez d’autres auteurs. Et ils valent aussi d’être médités :
« Pendant des siècles, l’Italie, comme l’Allemagne, ne connut pas d’autre état politique que le morcellement et la division. L’unité maintenue par Théodoric disparut au temps de l’invasion, et l’on revint aux complications de l’époque pré-romaine. La tâche abandonnée par les Byzantins, les Lombards et les Carolingiens sera reprise par les empereurs de la maison de Saxe, puis les Hohenstaufen ; mais, comme la toile de Pénélope, l’unité de l’Italie ne cessera de se faire et de se défaire.
Les divisions déjà nombreuses au
La cité est une puissance féodale comme les autres, c’est-à-dire fondée par des privilèges qu’elle tend à accroître aux dépens de ses ennemis intérieurs ou des étrangers. Elle est une grande famille dont tous les membres sont étroitement solidaires et dont le premier devoir est de soutenir les vendettas contre les cités ennemies ou les groupes hostiles qui vivent à l’intérieur des murs. L’intérêt général n’existe plus, il n’y a que des intérêts particuliers, d’où le caractère fragile des alliances. Comme le dit Lanzani dans son livre sur les « communes italiennes », les cités en viennent à invoquer les droits les plus opposés à leurs principes : Crémone veut assujettir Crema, car cette ville lui a été cédée par la comtesse Mathilde, et Milan prétend à la souveraineté sur toute la Lombardie. Presque chaque année ramène la lutte fratricide entre Pavie et Milan, Florence et Flésole, Milan et Lodi, Rome et Tivoli, Vérone et Padoue, Turin et Suze, Pise et Lucques. Ces luttes acharnées vont parfois jusqu’à la destruction de la ville rivale. Plus les communes sont voisines, plus elles se détestent. Du haut de l’Acropole, on apercevait les frontières de l’Attique, et de même dans les villes italiennes, de leurs tours fortifiées, les citoyens aperçoivent les tours de leurs voisins qui sont souvent leurs ennemis héréditaires, avec qui ils se disputent pendant des siècles un château fort, un pont, un péage. Gênes, qui a des ambitions méditerranéennes et dispute à Venise l’empire de la mer, est aussi en conflit avec Pise pour la possession de la Lunigiane, tout de même que Venise lutte contre Padoue avant de se l’assujettir.
Milan est en querelle avec Pavie pour la Lomellina, avec Bergame pour l’Adda, avec Crémone pour l’Insula Fulcherii. Modène veut dominer la Garfagnana. Bologne soutient Faenza contre Forli qui protège Rimini et Ravenne. Modène se fait reconnaître par Ferrare le droit d’avoir un canal particulier allant au Pô, mais elle se heurte aux revendications de Bologne. Vicenze et Padoue se disputent les eaux du Bacchiglione. Les intérêts sont si bien enchevêtrés, si concrets, si complexes que chaque ville a des alliances contradictoires les alliés conviennent qu’ils éviteront de s’attaquer directement, ou ne s’attaqueront que sur certains points, sans que cela nuise à leur amitié, et il n’est pas rare de voir deux villes ennemies combattre ensemble contre une troisième.
Chacun de ces États minuscules possédait un symbole concret de son existence indépendante, le Carroccio : c’était un char pesant, peint en rouge et tiré par quatre paires de bœufs. Il supportait une grande antenne, le long de laquelle étaient suspendues la bannière de la commune et l’image de son saint patron. La garde de cette lourde machine était confiée aux guerriers les plus vaillants : à la bataille de Legnano (1176), 300 jeunes gens des premières familles milanaises se groupèrent autour du carroccio, après avoir juré de vaincre ou de mourir. La perte du carroccio était une tache à l’honneur de la commune. L’ennemi qui s’en était emparé le promenait en triomphe, le mât renversé, ses ornements traînant dans la boue. On le livrait ensuite aux insultes de la populace, qui le couvrait d’ordures. Après la bataille de Cortenuova (1237), le carroccio des Milanais, pris par les soldats de Frédéric
Le danger commun produit parfois des miracles, et il arriva que des haines séculaires firent trêve à l’approche de l’empereur allemand. Il représentait pourtant, avec le pouvoir pontifical, le seul élément d’unité capable de grouper tous ces petits États, mais les villes les mieux disposées envers l’empire ne voyaient en lui qu’un allié utile, capable de faire réussir leurs revendications et leurs vengeances contre des cités rivales, et elles s’entendaient pour le repousser quand il manifestait l’intention de ruiner leur autonomie. La passion de l’indépendance se montra chez les Italiens du Moyen Âge en deux circonstances mémorables, à un siècle de distance, à l’égard de Barberousse et de Frédéric
Lorsque, au siècle suivant, Frédéric
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