Les Éditions du Scorpion, qui offrent de nombreux ouvrages traitant de la psychologie enfantine, s’honorent d’avoir publié le récit autobiographique de notre ami.
L’enfance malheureuse est un sujet depuis toujours exploité en littérature. Dickens, Victor Hugo, George Sand, Jules Vallès, Jules Renard, Gorki, Romain Rolland, Pérochon, Neel Doff, Hervé Bazin, Clancier, etc., le traitèrent avec plus ou moins de bonheur. Cosette, Rémi, Jean Christophe, ont ému des générations d’enfants.
Gaston Leval ajoute à cette liste le récit poignant de ses années d’enfance et d’adolescence, document psychologique et plaidoyer à la fois courageux et bouleversant.
Œuvre courageuse s’il en fut, parce qu’il en coûte de faire étalage de ses peines. Et si l’auteur a vaincu sa pudeur, c’est un peu pour « se défouler », chasser des cauchemars obsédants, mais surtout pour alerter l’opinion publique sur un problème toujours actuel, douloureux et complexe.
Récit bouleversant parce qu’étrange jusqu’à paraître invraisemblable : notre petit héros a été torturé par une mère qui s’acharnait à le faire souffrir !
Ceux qui ont conservé les souvenirs lumineux d’une enfance normale douteront peut-être de la véracité des faits. Mais ceux qui ont souffert comme lui s’y retrouveront.
La plupart des enfants malheureux de notre littérature sont victimes de la malchance, de la maladie et de la mort inévitable, de mauvaises conditions sociales que les progrès de la technique et de la législation peuvent améliorer.
Les enfants souffrent moins qu’on ne le croit des privations matérielles et de l’absence de confort. J’ai envié dans mon enfance, relativement aisée, des camarades dont les mères étaient des « souillons » accueillantes au cœur généreux. Les petits paysans de jadis, qui pataugeaient en liberté dans la boue et dormaient dans des chambres sans feu, étaient à coup sûr plus heureux que nos petits citadins, prisonniers sur moquette [[Note de la Rédaction. – Institutrice, Denise Roman Michaud a une longue expérience de ces questions.]].
Mais que manquent la chaleur du sein, le sourire, les baisers maternels, tout ce qui assure la sécurité, et l’enfant ne se développe pas normalement, ou régresse. Le cas est bien connu de ces bébés élevés en crèche aseptisée qui accusent des retards de langage.
Joies et peines, chez l’enfant, sont intenses, et conditionnent l’avenir de l’adulte. L’enfant qui n’a pas souri gardera pour toujours un visage fermé sur sa peine intérieure, une sensibilité d’écorché qui ne fera que s’exaspérer aux buissons de l’existence.
L’Enfance en croix, ai-je dit, est aussi un document psychologique : c’est l’étude clinique d’une mère sadique et de sa victime.
Durant les quinze années passées sous le toit maternel, pas une journée sans gifle de la mère, « qui frappait avec sa main de plomb, proportionnée à ses quatre-vingt-dix kilos ». Pour la mère tortionnaire tout était prétexte à mauvais traitements : mains plaquées sur la cuisinière rouge, volées de manche de parapluie pour un retard, coups de tisonnier ou de manche de plumeau, nuque cognée au mur, pincements jusqu’au sang à travers l’étoffe, soufflets sur le nez, obligation de manger des poumons d’oie écœurants, bains forcés, menace de mort en montrant un revolver, etc., etc. Tout était prétexte à vexations humiliantes : coupe de cheveux ridicule, tablier de fille, chaussures trop petites, lavage des draps mouillés par les temps les plus froids, transport de l’eau à huit minutes de la maison, commissions dans l’obscurité terrifiante, etc.
Elle n’agissait jamais devant témoins, et personne n’aurait pu soupçonner une mère si bien élevée. Elle se plaignait à qui voulait l’entendre de cette « sale caboche », de cet enfant incorrigible, faisant un rapport détaillé de ses méfaits. Elle était jalouse qu’il puisse jouir de l’amitié, de l’estime ou du respect d’autrui. La mère de Jules Vallès était excusable : elle voulait faire de son fils un homme de bien. Celle-ci, monstrueuse, prenait plaisir à faire souffrir.
Le souffre-douleur était résigné, terrorisé. On avait tué en lui toute velléité de résistance. Il inventait des raisons pour cacher la vérité aux enfants, par contrainte ou par honte. Il était énurétique, il se rongeait les ongles. Taciturne, il se taisait par peur de sa mère.
À l’école, il était mauvais élève parce que accablé de soucis et de travaux domestiques. Et il était puni à la maison parce qu’il était puni à l’école : cercle infernal dont il ne sortait jamais.
À treize ans, il préfère entrer à l’atelier plutôt qu’à l’école Arago, pour être plus longtemps hors de la maison et pour gagner plus tôt sa vie. Mais là, nouvelle déception : il doit balayer du matin au soir au lieu d’apprendre à faire de beaux coussins de cuir.
Par réaction de défense, il vole, il ment pour éviter les raclées. Il nourrit des idées de révolte, des idées incendiaires, des idées de suicide. Il veut se pendre. Il éprouve l’attirance de l’eau, « sirène toute-puissante pour les désespérés ». À plusieurs reprises, il fait l’école buissonnière, une fugue dans un terrain vague de Saint-Mandé, où il se construit une cabane ; il est ramené à la maison entre deux agents cyclistes, « deux grands gaillards flanqués de leur machine ».
Un peu plus tard, nouveau départ avec un garçon boucher en direction de Brest, pour s’embarquer comme mousse. Et la fugue se termine par une insertion dans le Petit Parisien, honte impardonnable ! Un embarquement au Havre ne réussit pas davantage.
L’enfant, devenu homme, souffre de rester indifférent sur la tombe de sa mère. Il parle douloureusement de cette haine qu’il n’aurait pas voulu éprouver :
« Rien n’est plus abominable que la haine du fils envers sa mère, non parce que c’est dans la morale traditionnelle et dans la bouche des gens, mais parce que rien n’est aussi anormal dans la nature que ce revirement de la vie contre sa source même, que cette autodestruction de cause à effet et d’effet à cause. C’est la rupture de la chaîne biologique, et quoi de plus beau, de plus sain que le prolongement d’une même lignée humaine, harmonieusement développée, depuis le fond des temps, vers l’éternité ? »
Cet enfant fugueur, bizarre, renfermé, ne demandait qu’à s’épanouir dans un milieu plus favorable. C’était un imaginatif et un sensible. À l’atelier ; les vers de Musset chantaient dans sa tête exaspérée par un travail de chaudronnerie abrutissant.
Dans sa nuit brillent quelques étoiles : les grands-parents disparus très tôt, les vacances trop courtes chez la nourrice sarthoise, les visites trop rares du père marié ailleurs, ancien combattant de la Commune, qui éveilla en lui l’amour de l’équité comme sa mère lui avait donné la haine de l’injustice.
Le psychologue ne juge pas, il ne condamne pas. Il cherche à comprendre la conduite de cette mère anormale. L’auteur en donne l’explication dans sa préface.
Le cas est moins rare qu’on ne le croit de l’enfant martyrisé par une mère sadique. L’amour, comme la foi, ne s’impose pas par un commandement de Dieu ou de la société. N’est pas mère aimante, n’est pas épouse fidèle qui veut. Il faut beaucoup de raison et de cœur pour ne pas se venger sur l’enfant des déceptions causées par le mâle. Combien de femmes repoussent instinctivement le fruit d’un amour malheureux ? L’Assistance Publique, tant décriée, a peut-être sauvé plus d’un enfant destiné au martyre. « Tout le monde n’a pas la chance d’être né orphelin », dit Poil de Carotte. La misère morale est plus lourde et moins guérissable que la misère matérielle. Là est le problème dans toute sa complexité angoissante.
Mettre un enfant au monde est l’acte le plus grave de l’existence, qu’on ne devrait accomplir que lorsque toutes les conditions sont réunies pour construire le nid bien chaud où il s’épanouira ; les mariages hâtifs, conclus par surprise ou par dépit, ne peuvent qu’aboutir à une carence affective, cause d’inadaptation de l’enfant. Nous touchons là au problème de la maternité consciente sur lequel, pendant près de deux millénaires, la religion jeta l’interdit, mais qu’on commence enfin à aborder scientifiquement.
Il y aurait encore beaucoup à dire sur un livre si riche. Je ne puis qu’en conseiller la lecture à ceux qui se consacrent à l’enfance inadaptée. Les éducateurs pourront en détacher des extraits. Le style est dépouillé, comme les faits dans leur simplicité tragique. Nous sommes loin du style brillant, mais artificiel d’un Jules Renard : on ne fait pas de la littérature avec des larmes d’enfants ! Mais quelle fraîcheur de source claire quand l’auteur évoque les jours heureux passés chez sa nourrice, dans la campagne du Perche, et revoit « les papillons de rêve sur les carrés de luzerne dont le beau bleu violacé tranche avec l’or ondulant qui dévale vers le ruisseau ; le mail ombreux de la Ferté-Bernard où, les jours de foire, les cors de chasse résonnent comme dans une cathédrale ».
Mais l’enfant malheureux est resté torturé à travers le temps par le cauchemar du souvenir. Au soir d’une vie, fertile en épreuves, il se penche sur son enfance maudite, non pas pour mendier la compassion ou la pitié, mais pour inciter à la défense des jeunes victimes, incomprises ou maltraitées, qui n’ont pas toutes les secours « de la haine agissante ou d’une nature de combat et qui en souffrent davantage ».
L’auteur a atteint son but : son livre est une bonne action.
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