Le problème scolaire fait l’objet d’innombrables commentaires dans tous les journaux, dans à peu près toutes les revues, au Parlement, au Sénat, dans les discours des hommes politiques – surtout ceux de l’opposition – dans les considérations des organisations syndicales, des associations d’étudiants, de parents d’élèves et d’institutions culturelles de toute sorte. Je voudrais exposer à ce sujet certaines considérations qui n’ont pas, naturellement, la prétention de trancher le problème, mais qui me semblent utiles pour peu qu’on réfléchisse avec assez d’objectivité et qu’on ne rende pas un tribut excessif à la sacro-sainte routine qui domine la plupart d’entre nous.
Je veux surtout m’occuper du problème de l’enseignement primaire. On a publié et on publie à ce sujet de très nombreuses statistiques prouvant que l’on manque d’écoles et d’instituteurs. Et naturellement, ce sont surtout les adversaires du gouvernement actuel qui font de cette question un cheval de bataille.
L’honnêteté nous oblige à dire que faire remonter à l’avènement de de Gaulle au pouvoir la crise des écoles, c’est fausser absolument les faits. Déjà avant le vote de la loi Barangé, vingt pour cent environ de la population scolaire fréquentait les écoles dites libres avant tout parce que les écoles officielles n’avaient pas de place pour les accueillir. L’influence exercée par le catholicisme dans des régions comme la Bretagne est loin de tout expliquer. Il fallut le coup de semonce de cette loi pour que, poussés par leur vieil anticléricalisme, les partis qui tous sans exception étaient restés aveugles et muets devant la nécessité de donner plus de vigueur au développement de l’instruction publique s’aperçussent de la réalité. Et cela plus par la rivalité Église-État que par sens réel du devoir civique.
À cette première constatation s’en ajoute une autre : ces partis d’opposition, toujours poussés par des rivalités de pouvoir, qui reprochent au gouvernement de n’avoir pas tenu compte de la vague démographique qui se préparait à déferler dans les établissements scolaires, ni construit à temps assez d’écoles et préparé assez d’instituteurs, ne présentent qu’un aspect du problème en prévision duquel ils n’avaient pas pris non plus assez de précautions. Mais surtout ils taisent des causes beaucoup plus importantes. En quinze ans la population scolaire s’est multipliée par trois (une cause en est l’élévation de l’âge scolaire jusqu’à seize ans, ce qui est un progrès formidable) ; ensuite la création de classes supplémentaires pour orienter l’enfant vers une préparation technique ou culturelle supérieure – avec l’instauration du cycle long et du cycle court ; ajoutons encore l’avalanche formidable d’enfants dans les classes maternelles, ce qui correspond à une évolution des mœurs toujours plus généralisée, laquelle fait qu’un nombre croissant de mères, soit pour travailler, soit pour se décharger d’une partie de leurs activités au foyer, conduisent, dès l’âge de trois ans, leur progéniture à l’école maternelle. Sans ces deux faits majeurs : l’élévation de l’âge scolaire au sommet et la multiplication de la population en âge pré-scolaire, il n’y aurait sans doute ni manque de classes ni manque de maîtres. Tant pis si ces vérités choquent ceux qui sont plus poussés par l’hostilité politique que par l’amour de la vérité.
Venons-en maintenant aux remèdes. Là aussi nous allons choquer l’esprit politicien et l’esprit routinier dominants. Je dis que, dans la situation actuelle, il serait possible de remédier rapidement aux maux que l’on dénonce si l’on était capable de sortir des sentiers battus.
Comment ? Eh bien, d’abord, en réduisant le temps de présence dans les écoles. D’autres pays (l’Argentine, la Suisse, plusieurs pays du nord de l’Europe, l’Allemagne), du moins dans certains États, donnent quatre heures par jour d’instruction aux écoliers, au lieu de les retenir pendant six heures et de les surcharger encore de devoirs et de l’étude de leçons quand ils sont chez eux. Cette réforme avait du reste été adoptée en France par le gouvernement sous l’occupation, mais la bêtise partisane intervenant, il a suffi que cette initiative soit venue de Vichy pour qu’on l’annule d’un trait de plume. On a préféré en revenir ou en rester aux vieilles méthodes pédagogiques.
Mais si l’on faisait, en France, ce qui se fait dans d’autres pays, eh bien ! nos écoles pourraient recevoir le double d’élèves, et il y aurait assez de bâtiments scolaires ; il y en aurait même trop. On voit les économies qui se pourraient faire, et qui permettraient, d’une part, d’améliorer la condition économique des instituteurs, d’autre part, de disposer d’un matériel pédagogique beaucoup plus important.
Autre élément de solution : la participation directe des communes à la solution du problème scolaire. La France est le pays le plus centraliste d’Europe. Je ne dirai pas que ce centralisme n’ait pas eu des aspects positifs dans notre histoire, mais en cela comme en tant d’autres choses, « l’excès en tout est un défaut ». Aux États-Unis, l’enseignement primaire est intégralement confié aux communes ; le budget communal établi en ce qui concerne l’enseignement, chaque citoyen est imposé, au prorata de ses possibilités, de la part qui lui revient au soutien des écoles ; et les contribuables ne se dérobent pas à ce devoir. C’est une question d’esprit civique.
En France, les citoyens et les communes des villes et des villages chargent l’État de leur tâche. Celui-ci ne peut subventionner ou financer les écoles, maternelles ou primaires, qu’au moyen des impôts directs et indirects qu’il prélève sur tout le monde. Et naturellement il ne peut tout faire, surtout bien le faire. On a beau jeu de dénoncer le fait que tous les crédits accordés par la construction de nouveaux bâtiments scolaires ne sont pas employés, que les services des ministères de l’Instruction publique et de celui des Finances sont embouteillés par une paperasserie et une bureaucratie qui empêchent des réalisations acceptées souvent en principe, et au bout de combien de démarches ! Mais cela n’est-il pas normal, et fatal ? Et ceux-là mêmes qui crient, protestent, dénoncent, critiquent, ne sont-ils pas les premiers responsables en demandant à l’État d’assurer toutes les responsabilités en ne voulant rien faire par eux-mêmes ?
Car non seulement les réalisations étatiques sont toujours, ou presque, frappées d’impéritie ; elles sont aussi toujours lentes et coûteuses. Mais nous sommes, dans ce pays, tellement habitués à demander tout à l’État, à ne rien savoir ni vouloir faire de ce qu’il est de notre devoir de faire, nous sommes tellement abrutis et annulés par l’étatisme qui a pénétré dans nos mœurs, dans notre mentalité, que si l’État ne fait pas ce que nous voulons nous crions contre lui, et nous crions contre lui quand il prétend tout faire, en grande partie par notre abstention volontaire.
Il était du plus haut comique de lire, il y a quelque trois mois, dans la presse, de copieux commentaires sur le fait qu’un maire et des instituteurs s’étaient mis à construire une école par eux-mêmes, avec l’aide d’habitants de la commune. C’était aussi extraordinaire que l’aurait été l’apparition d’une douzaine de Martiens sur la place de la Concorde.
Si nous étions moins intoxiqués par cet étatisme généralisé, si dans chaque commune, dans chaque quartier, les habitants savaient s’occuper des problèmes qu’ils peuvent résoudre par eux-mêmes, il y aurait sans doute moins de temps perdu, les choses seraient mieux faites et l’on vivrait plus utilement.
Décentralisation, fédéralisme créateur et coopérateur, rénovation de certaines pratiques pédagogiques… C’est une autre conception de la vie et de la responsabilité des hommes. Il me semble que, quelle que soit l’abondance des moyens dont on pourrait, dans le meilleur des cas, arriver à disposer, on n’arrivera jamais au degré d’amélioration nécessaire si l’on ne prend pas ces chemins-là.
[/un instituteur/]