La Presse Anarchiste

Les sources grecques de l’anarchisme

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Le Gor­gias et le Ménon de Pla­ton, la Poli­tique d’Aristote montrent des ten­dances liber­taires sem­blables. Mais c’est chez Tra­si­maque et chez Cal­li­clès que le scep­ti­cisme moral de la sophis­tique atteint son déve­lop­pe­ment le plus pro­fond et le plus actif.

Ce n’est plus chez eux, l’abstruse et dou­lou­reuse méta­phy­sique de Gor­gias, c’est une affir­ma­tion vio­lente de force et de domination.

La mor­pho­lo­gie de la force et de la volon­té est for­cé­ment la consé­quence du scep­ti­cisme irré­li­gieux. Quand une mul­ti­tude ne recon­naît d’autre mesure des choses et des rap­ports sociaux que soi-même ou son juge­ment, l’unique for­mule de vie réside dans la volon­té de la Domi­na­tion. Et les termes moraux « bien » et « mal » ne se rap­portent qu’à la Puissance.

La volon­té de la force déter­mine cepen­dant deux inter­pré­ta­tions de la vie et des phé­no­mènes sociaux : cette force peut être recon­nue en cha­cun ou en plu­sieurs en un groupe ou en tous. Selon qu’on l’interprète en découle la morale plu­ra­liste ou dualiste.

Si on admet la pré­sence de la force uni­que­ment dans les groupes diri­geants, on recon­naît comme natu­relle la rai­son d’être de l’État et du Droit. L’État est la créa­ture de la force et le Droit est l’expression des rap­ports de la force. Cette doc­trine consi­dère la genèse de l’État comme axiomatique.

La seconde inter­pré­ta­tion qui recon­naît en l’unité humaine la volon­té de la force pose le pro­blème de la for­ma­tion de l’État, absor­bant de la liber­té-indi­vi­duelle. Cette for­ma­tion ne peut s’expliquer par la voli­tion consciente des forts qui n’auraient jamais créé un pou­voir des­ti­né à les entra­ver ; l’unique expli­ca­tion que four­nit la mor­pho­lo­gie des forces est celle-ci : les rap­ports nor­ma­tifs (régu­liers) de la morale et du droit et l’organisme de l’État ne peuvent être nés que de la fai­blesse : les faibles se sont asso­ciés par ruse ou par débi­li­té contre l’activité des forts et ils ont créé la morale de l’égalité afin de domp­ter les natures aris­to­cra­tiques et libres. Ain­si, pour Tra­si­maque, le juste est l’expression de la puis­sance du plus fort : toute force pré­va­lente dicte des lois à son avan­tage exclu­sif et les impose à la masse des faibles comme des lois dont l’observation est un devoir et la trans­gres­sion pas­sible de châ­ti­ments. Obser­ver la jus­tice est une fai­blesse, l’individu qui sait s’élever au-des­sus d’elle ou l’anéantir devient le tyran qui jouit, dans l’injustice, de la joie et de la liber­té la plus grande.

Glau­con affirme que, dans la nature, l’injustice pro­cure plus d’avantages que la jus­tice ; la jus­tice pro­vient du contrat, l’injustice de la nature. Le contrat uti­li­taire s’établit parce que le bien et le mal étant connus, on renonce à pra­ti­quer l’injustice pour évi­ter de la subir : la loi n’est donc pas l’expression d’un désir abs­trait de jus­tice, mais la mani­fes­ta­tion d une fai­blesse ou d’une crainte. 

Le rai­son­ne­ment de Glau­con, trans­por­té dans un milieu d’égalité sup­po­sée entre les hommes pro­dui­rait la théo­rie du « contrac­tua­lisme » poli­tique. Cepen­dant, alors que pour Tra­si­maque et pour Glau­con, le fait de la jus­tice n’oblige pas les forts qui se meuvent dans une sphère d’action exté­rieure à celle des contrac­tants faibles, – pour les contrac­tua­listes, ce même fait anni­hile toute pos­si­bi­li­té de dis­tinc­tion et rend sou­ve­raine l’égalité.

L’interprétation la plus logique de la volon­té de la force se ren­contre chez Cal­li­clès. Pour ce Nietzsche grec, la loi a été créée par les trou­peaux humains, qui dénoncent la force comme immo­rale sim­ple­ment parce qu’elle leur ins­pire une ter­reur sacrée et qu’ils retirent un pro­fit de l’égalité. Le faible s’égale au fort en l’abaissant, non en s’élevant au-des­sus de lui.

Au regard de la loi est immo­ral l’appropriation et l’élévation de l’individu supé­rieur Mais qu’une de ces âmes rebelles s’insurge, s’émancipe des tra­di­tions et des conven­tions, voi­ci que sa nature tres­sailli­ra de plai­sir et de puis­sance, trou­vant dans la liber­té l’épanouissement de sa vie et sa joie même. C’est par envie, par impuis­sance que le trou­peau humain tient pour immo­rale l’intensité de la vie – parce qu’il ne peut satis­faire les dési­rs suprêmes de l’énergie volitive.

Le bon­heur vrai est la liber­té sans entraves des sens et de l’esprit : tout le reste n’est qu’impuissance ou corruption.

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L’analogie que pré­sente le sys­tème cri­tique de la sophis­tique grecque avec le concept anar­chiste n’a pas besoin de plus ample illus­tra­tion. Le retour aux sources nous a mon­tré com­ment l’absence de trans­cen­dance avait por­té aux consé­quences extrêmes le rela­ti­visme et le sub­jec­ti­visme. L’absence, dans les faits sociaux, de toute éma­na­tion divine ou de toute méta­phy­sique réduit ces phé­no­mènes au rôle de simples contin­gences dont on se ser­vi­ra ou qu’on dédai­gne­ra. Le sub­jec­ti­visme four­nit à l’isolé une superbe flo­rai­son de rêves de domi­na­tion et de de liber­té, si bien que tout concept devient vrai par lui-même, et que jaillissent les affir­ma­tions les plus oppo­sées – de même que sur­gissent les appré­cia­tions les plus contra­dic­toires de l’esprit de la vie. De l’affirmation qu’en toute chose il n’est que de la puis­sance et qu’il n’y a rien de sacré en soi découle la psy­cho­lo­gie vio­lente de l’anarchisme : la néga­tion de tout com­man­de­ment sacré rend pos­sible et per­mise toute action appro­pria­trice ou limi­ta­trice de la liber­té d’autrui, – et l’idée de la force rede­vient, comme pour les Grecs de l’antiquité, l’unique rai­son de la vie.

Pla­çons main­te­nant en tout homme le droit au juge­ment sans appel des faits sociaux et douons-le de l’idée de puis­sance, autre­ment dit de la conscience de sa per­son­na­li­té spi­ri­tuelle et phy­sique, – il deman­de­ra à l’État quelle est sa rai­son d’être et il lui nie­ra son droit d’absorption.

Le dua­lisme moral prend nais­sance en même temps que le sen­ti­ment de l’individualité de la per­sonne : la morale de la domi­na­tion ne cor­res­pond plus avec la morale du nova­teur qui pro­clame sa plé­ni­tude et sa conscience, et reven­dique son droit immanent.

Stir­ner se rat­tache donc à la sophis­tique grecque par sa des­truc­tion des archies domi­na­trices. Si le terme de rap­port est l’unité humaine et si nulle puis­sance trans­cen­dante n’a révé­lé les tables des valeurs, l’unité est l’unique juge : les rap­ports s’individualisent parce que l’unité rap­porte à soi-même le terme de rela­tion, et l’ambition spi­ri­tuelle se limite au créa­teur, et l’homme devient « unique » et stérile.

Le cri­tère humain ou dis­cri­mi­nant a abo­li les puis­sances sur­hu­maines et sociales, et s’érige soi-même, uni­que­ment, en juge suprême avec sa morale à part et avec une sphère de domi­na­tion rela­tive à sa puis­sance. Admet­tez par sup­po­si­tion phi­lo­so­phique les hommes égaux en puis­sance et vous obtien­drez le sys­tème har­mo­niste des socia­listes anar­chistes. Admet­tez par consta­ta­tion his­to­rique, la pré­sence de la force supé­rieure chez cer­tains hommes ou en cer­tains groupes ou en cer­taines races et vous obtien­drez le sys­tème poly­morphe des anar­chistes individualistes.

Le concept fon­da­men­tal de l’anarchisme réha­bi­lite la for­mule sophis­tique : « l’homme est la mesure de toutes les choses » ; elle la concré­tise en niant à autrui (hommes, êtres, enti­tés) tout pou­voir de juge­ment ou de domi­na­tion, si l’affirmation vio­lente de ces puis­sances n’impose pas la nou­velle valeur ou la domi­na­tion nouvelle.

Dans les pre­mières affir­ma­tions du pen­ser phi­lo­so­phique, l’anarchie trouve donc reflé­tées ses incoer­cibles éner­gies vitales et aper­çoit les pre­mières rebel­lions contre le dogme divin et la tyran­nie politique.

Dans les théo­ries poli­tiques de Pla­ton vibrait la belle audace du crime poli­tique ; plus haut que les contin­gences et les aspi­ra­tions au gou­ver­ne­ment s’élevait l’hymne à la liber­té spi­ri­tuelle de l’âme : chant qui devait, comme de nos jours, ou abou­tir à la fata­li­té tra­gique du rien ou au songe eudé­mo­nis­tique d’un Cal­li­clès ou d’un Nietzsche.

C’est de la même façon que l’anarchisme retrouve et affirme son droit à la vie : ten­dance à l’intégration de l’homme : superbe chant de plé­ni­tude et d’égoarchie.

Ain­si, l’anarchisme ne demeure plus ren­fer­mé dans les étroites limites de ses pre­mières affir­ma­tions ; il n’est plus l’apocalyptique espé­rance de la pre­mière moi­tié du siècle pas­sé ; il n’est plus la doc­trine briè­ve­ment esquis­sée de l’immobile éga­li­té et de la liber­té absor­bante pour autrui : il rentre dans le large cou­rant de la vie et de l’histoire, et il trouve ses racines et ses sources dans l’éternellement égale âme humaine.

Ain­si, il peut chan­ter dans les sup­plices, en com­pa­gnie des héros antiques, le chant suprême de la foi ; il peut dans le crime retrou­ver l’énergie ins­tinc­tive et ensei­gner l’aspiration pri­mi­tive vers la liber­té ; il peut se ren­fer­mer dans un décou­ra­ge­ment dou­lou­reux et se flé­trir en son temps ; ou encore suc­com­ber en proie au dégoût et au doute dans la nuit pro­fonde, tragiquement.

[/​Oberdan Gigli/]

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