Il y a bien des années que je pris connaissance de la doctrine de Tolstoï : de la « non résistance au mal par la violence ». Elle me repoussa dès l’abord. Elle me paraissait tellement saper l’ordre établi et je commençais à peine à le discuter – que ma première impulsion fut de la repousser, tant elle me paraissait absurde. Je m’efforçai d’en découvrir la fausseté, mais j’avoue que jusqu’ici je n’y suis pas parvenu.
Je compris bientôt qu’une tentative quelconque de mettre cet idéal en pratique me jetterait, un jour ou l’autre, en conflit avec l’autorité judiciaire. C’est ce qui arriva, il y a quelque temps, lors de ma nomination de juré. (Ceci avait lieu en Angleterre.)
J’accueillis cette nomination avec mauvaise grâce ; non seulement, il me déplaît fort d’être dérangé de mes occupations ; mais encore, de tempérament nerveux, il ne m’agrée point de discuter avec les autorités, surtout en public. Ceci me poussa à jeter mes raisons sur le papier au cas où l’occasion se présenterait où j’eusse a les exposer ou à les transmettre au juge. Les voici, d’ailleurs :
Je refuse en toute conscience de siéger dans un jury parce que je crois que la bonne volonté doit gouverner mes paroles et mes actes, et je sens que « punir » ne peut s’accorder avec « bonne volonté ».
Je considère comme immoral d’obliger autrui à infliger un châtiment que je refuserais d’infliger moi-même.
Telle est ma conviction depuis nombre d’années et je ne crois pas qu’il me soit désormais possible de penser autrement.
– Juré ? me demanda le policeman, à la porte du tribunal.
– J’ai à opposer une objection de conscience. Fort bien, restez-là et à l’appel de votre nom, répondez : excusé.
Deux heures s’écoulèrent avant qu’on m’appelât.
Le tribunal était rempli de jurés en perspective. Dès l’abord, j’espérai qu’il s’en trouverait assez de consentants et que le nombre nécessaire serait atteint avant que vînt mon tour. Le dicton « beaucoup d’appelés, peu d’élus » ne trouva cependant pas là son application, car, malgré le grand nombre de personnes qui présentèrent des excuses – toutes acceptées – le reste fut pris, à l’exception d’un seul.
À l’appel de mon nom, je criai : excusé et l’huissier m’ordonna de m’asseoir devant la stalle réservée aux jurés, au lieu d’y prendre place, comme ceux qui avaient accepté leur nomination.
Après avoir attendu que les douze (ou plutôt treize) loyaux et féaux jurés eussent été envoyés vers une autre cour, je me levai afin d’exposer les raisons de mon refus.
– Prenez le livre (la Bible) dans la main droite, me dit l’huissier.
Ce fut alors que je commençai à désobéir.
– Je me refuse à prêter serment.
– Pour quelles raisons ? me demanda le greffier du tribunal en me regardant par-dessus ses lunettes.
– Pour raisons de conscience.
– Prétendez-vous que c’est contraire à vos convictions ?
– Oui.
– C’est bien ! Affirmez que vous direz la vérité, toute la vérité.
Ne trouvant rien à objecter à cela, j’affirmai.
– À présent, voyons votre excuse :
– Je me refuse à punir mes semblables.
Le greffier mit quelque temps à digérer cette réponse et, sur un ton d’étonnement, la transmit au juge, qui siégeait tout au haut.
– On ne vous demande pas de punir qui que ce soit – exposa le magistrat, âprement, – on vous demande simplement de répondre, « oui » ou « non » aux questions qui vous seront posées. C’est une chose que vous pouvez faire, j’imagine.
Je rétorquai avec douceur que ma conscience ne me permettait pas d’établir la distinction entre répondre « oui » à une question de culpabilité et le prononcé de la sentence sur celui auquel elle s’applique.
M. le juge se fit irrité et méprisant :
– Je ne comprends pas les gens qui ont une objection de conscience à dire la vérité. Puis, il ajouta : – Vous resterez là.
Il me semble que les deux remarques du docte magistrat montraient combien il est peu fait pour la place qu’il occupe. S’il ne peut comprendre la relation intime et vitale existant entre le verdict du jury et la condamnation qui en est la suite. Si, comprenant cette relation, il s’efforce délibérément de me faire croire qu’elle n’existe pas, il manque à la plus élémentaire loyauté. Or, inintelligence et déloyauté ne conviennent pas à un juge.
Je ne crois pas que les hommes devraient peser les actions de leurs semblables dans les balances de la justice. Je crois en la méthode de l’homme de Nazareth qui substitua à la justice la bonne volonté « bonne mesure, bien pressée et débordante ». Si je ne doute pas que l’idéal de ce juge soit la statue de la Justice, avec son épée et sa balance, je maintiens que pesé même dans cette balance-là, il aurait été trouvé trop léger.
Lors donc que M. le juge eut prononcé son jugement contre moi, l’huissier du jury demanda au greffier s’il me placerait dans la stalle des jurés. – Oh non, répondit énergiquement ce subordonné – je ne veux point l’y voir. J’attendis donc que le greffier et le juge se fussent concertés sur le caractère peu ordinaire de mon refus. Lorsqu’ils se furent retirés, l’huissier du jury, un brave homme, m’apprit qu’il lui avait été enjoint de me garder dans la salle d’audience jusqu’à l’expiration de la session, mais que le moment du déjeuner faisant interrompre les débats, il me rendait la liberté pour une demi-heure.
Il devint bientôt évident que le juge avait ordonné qu’on me refusât les privilèges accordés au juré ordinaire, au juré « qui fait son devoir » – c’est sa propre expression. Alors qu’on informait les autres qu’ils pouvaient manquer un jour et revenir le lendemain, on me fit savoir que cette permission ne me concernait point. L’huissier, il est vrai, fit de son mieux pour adoucir cette détention relative, mais l’intention du juge était manifestement de me montrer que j’étais puni. Et cela afin que ne grossît pas le nombre de ceux qui auraient trouvé des objections à être jurés par motif de conscience.
(The Open Rond)
[/J.H.G./]