La Presse Anarchiste

Carnet de promenade

C’est parce que la rue se montre infi­ni­ment pro­digue en hypo­thèses variées que l’aventure déserte les vieux noms de la géo­gra­phie qui atti­raient les aven­tu­riers comme le pôle attire l’aiguille aimantée.

(Pierre Mac Orlan – Le décor sen­ti­men­tal).

Pour­quoi s’en aller au loin ? La rapi­di­té et les faci­li­tés de dépla­ce­ment ont fait de tels pro­grès, les moyens de connais­sance et de trans­mis­sion se sont mul­ti­pliés à tel point que, débar­quant d’Europe en Afrique, en Asie ou en Amé­rique, vous n’y trou­vez plus qu’images fami­lières et un décor dans lequel vous ont cent fois mené les livres, la pho­to­gra­phie, le ciné­ma, la télé­vi­sion… Vous avez fran­chi des mil­liers de kilo­mètres pour atter­rir en un lieu où il vous semble avoir déjà vécu. Le tou­risme a rem­pla­cé l’exploration. Ce qui fai­sait autre­fois le charme des voyages, c’était le mys­tère et les dif­fi­cul­tés. À pré­sent les agences spé­cia­li­sées vous assurent que « vous ne par­tez plus à l’aventure ». D’accord, mais alors, à quoi bon ?

Et puis, le voya­geur moderne est un homme pres­sé. Il ne s’installe pas pour long­temps au même endroit. Il n’arrive que pour repar­tir. Il ne musarde pas, il n’est pas là pour ça. Il a des horaires à res­pec­ter, des musées à visi­ter, des sou­ve­nirs à rap­por­ter aux amis, des cartes pos­tales à envoyer. Bref, lais­sez donc la voi­ture, l’autocar, le bateau, l’avion. Sans doute, si j’osais mon­trer le fond de ma pen­sée, dirais-je que lorsque le démon de l’aventure nous sai­sit, le mieux me paraît être de ne pas sor­tir de chez soi, de s’asseoir dans un fau­teuil et de don­ner la liber­té à son ima­gi­na­tion. Néan­moins, prendre quelque exer­cice est recom­man­dé. Ne soyons donc pas exces­sifs dans notre com­por­te­ment. Ouvrons la porte et allons… Pour un pié­ton de bonne volon­té, une flâ­ne­rie dans les rues de Paris porte en elle autant de pos­si­bi­li­tés mer­veilleuses qu’une croi­sière en Terre de feu. J’exagère ? À peine. Invo­lon­tai­re­ment sur­prise au vol, la phrase d’un pas­sant ano­nyme se confes­sant à haute voix nous pro­jette dans un monde bizarre, absurde, par­fai­te­ment irrationnel.

L’insolite quotidien

Les trans­ports en sur­face inci­te­raient-ils moins que les trans­ports sou­ter­rains, aux spec­tacles étranges et, plus qu’eux, aux réflexions éton­nantes ? Si l’on peut ren­con­trer actuel­le­ment dans les cou­loirs du métro un accor­déo­niste que l’on croi­rait sor­ti de la chan­son d’Édith Piaf, c’est dans l’autobus 27 que j’ai vu un incon­nu d’un cer­tain âge, bour­geoi­se­ment et de noir vêtu, lais­ser, sans s’en aper­ce­voir, tom­ber un gant en ten­dant les tickets pour le par­cours. Un jeune homme obli­geant ramas­sa le gant :

– Mon­sieur, c’est à vous, n’est-ce pas ?
– Mille fois mer­ci, fit le voya­geur dis­trait en repre­nant son bien.

Il consi­dé­ra le gant un ins­tant, avant d’ajouter d’une voix grave :

Mer­ci d’autant plus que j’avais déjà per­du l’autre.

Ces sortes de pro­pos tirent évi­dem­ment leur éclat de leur authen­ti­ci­té. Ce ne sont pas mots d’auteur, mais réflexions spon­ta­nées de gens qui ne cherchent pas à « faire un effet ». Comme on dit, c’est ça la vie ! Ain­si, encore dans l’autobus – le 83, cette fois – deux braves femmes, cor­pu­lentes et char­gées de paquets, aux che­veux blancs sous la tein­ture blonde, bavar­daient devant moi sans répit. Dans le silence rela­tif d’un arrêt, l’une d’elles décla­ra len­te­ment, en met­tant du poids dans chaque syl­labe, comme nous fai­sons tous, plus ou moins, quand nous pré­ten­dons philosopher :

J’ai enter­ré mon père, ma mère, deux tantes, mon fils aîné et une belle-fille. Eh bien, j’ai beau faire, je n’arrive pas à m’habituer. Ça me fait chaque fois quelque chose.

La remarque me rap­pelle cet aveu d’une com­mer­çante de mon quar­tier, veuve pour la deuxième fois, à qui je pré­sen­tais mes condoléances :

Je n’avais pas appré­cié la mort de mon pre­mier mari comme j’apprécie la mort du second.

Simple mal­en­ten­du sur le sens du verbe apprécier ?

On ne découvre pas tou­jours aisé­ment le méca­nisme dra­ma­tique, poé­tique ou comique des paroles enten­dues. N’est-ce pas le propre de l’enchantement, d’être mys­té­rieux ? Par exemple, je n’ai jamais oublié que je pas­sais devant un immeuble du bou­le­vard Edgar-Qui­net au moment où la concierge pen­chée hors de sa fenêtre, confiait à une ména­gère de sa connais­sance, d’une voix tremblante :

Et on venait le cher­cher la nuit pour la traite des blanches

Instantané par ciel gris

Par­fois, la scène peut nous paraître muette, sans perdre pour autant de son pou­voir évocateur.

Un dimanche matin vers 11 heures, devant les bâti­ments du Louvre, sur les berges du fleuve et face à l’Institut, deux clo­chards déjeu­naient. Ils étaient assis cha­cun sur un cageot – et sur un troi­sième cageot, qui leur ser­vait de table, il y avait : un litre de rouge, du pain et un camem­bert. Je les regar­dais du Pont des Arts, mais c’était eux qui domi­naient la situa­tion par leur air de désin­vol­ture. Pas­sa une dame, d’allure élé­gante, sur­veillant la pro­me­nade de ses deux chiens : un fox blanc et un bar­bet noir. Avi­sant les deux hommes, fox et bar­bet allèrent à eux en fré­tillant. Le camem­bert, peut-être, avait éveillé leur inté­rêt. Ils furent accueillis avec ami­tié, grat­tés sur la tête, gra­ti­fiés de bouts de fro­mage que les deux clo­chards leur ten­daient en pour­sui­vant la conservation.

À dix mètres de là, la maî­tresse des deux chiens s’était arrê­tée. Au bout de quelques minutes, elle s’approcha. Les deux clo­chards se levèrent de leur siège – celui des deux, le plus âgé, qui por­tait un béret, l’enleva et l’autre s’inclina. Sans doute furent-ils priés de se ras­seoir, car ils reprirent place sur leurs caisses fra­giles. Je n’ai pas enten­du les pro­pos ensuite échan­gés, mais tous les visages étaient sou­riants. Tableau d’une sub­tile qua­li­té. Le fox avait posé son museau sur un genou du vieux clo­chard et le bar­bet s’était assis aux pieds du plus jeune. Cinq êtres, humains et ani­maux, vivaient sous le ciel gris une mira­cu­leuse minute d’égalité.

De tels moments ne peuvent s’éterniser. La dame s’éloigna bien­tôt, les chiens la sui­virent, et les deux clo­chards res­tèrent sur la berge, avec leur boîte de fro­mage vide.

Les « Mémoires en chansons » de Pierre Mac Orlan

Dans l’avant-propos à ses « Mémoires en chan­sons », qu’il vient de publier chez Gal­li­mard, Pierre Mac Orlan observe :

Il est dif­fi­cile d’écrire sur la chan­son qui par son pou­voir pro­fon­dé­ment sen­ti­men­tal échappe à tous les argu­ments de la cri­tique lit­té­raire. On peut cri­ti­quer une œuvre lit­té­raire ; mais la chan­son n’est pas une œuvre stric­te­ment lit­té­raire, c’est un élé­ment de la vie, un élé­ment presque tou­jours popu­laire qui naît d’une rue, d’un pay­sage, d’un nom de fille et d’un espoir anar­chique dans une sorte de liber­té de penser.

On n’ignore pas le goût que Mac Orlan a tou­jours mani­fes­té pour la chan­son. Déjà il en écri­vait en 1905, lorsqu’il était ce très jeune des­si­na­teur cher­chant sa voie à Mont­martre en com­pa­gnie d’un chien bas­set. L’accordéon lui a ins­pi­ré, outre les vers de l’Infla­tion sen­ti­men­tale.

Cet ins­tru­ment se plaît à rendre ser­vice indifféremment
Aux hommes de qua­li­tés excep­tion­nelles, aux pauvres également

Aux uns il apporte l’illusion d’être riches
Aux autres celle d’avoir connu la misère.

et cent autres varia­tions poé­tiques, les belles pages à relire dans Masques sur mesure (dont l’édition défi­ni­tive est parue récem­ment, tou­jours chez Gallimard) :

Au cré­pus­cule de la nuit, dans tous les pays du Nord, des accor­déons lumi­neux consacrent, jusqu’à son extrême limite, l’exaltation sen­ti­men­tale des cités ouvrières. Et quand toutes les lumières de la ville, celles des ave­nues, des gares et des ciné­mas, luttent avec avan­tage contre la nuit, ils s’éteignent un à un après avoir por­té la mélan­co­lie à son point littéraire…

On a envie de conti­nuer, de tout reco­pier. Ça ferait le meilleur numé­ro de l’Intrus.

Il ne faut donc pas s’étonner si Mac Orlan, dont les fidé­li­tés sont sans faille (son œuvre même est de la plus par­faite uni­té), l’heure venue où cha­cun y va de ses sou­ve­nirs, écrit ses émoires sous forme de chan­sons. Il conti­nue ain­si d’avancer sur le che­min de sa jeu­nesse. Sur­tout, s’il est bien, comme il le dit, sou­vent pré­sent dans le décor et l’action de ses chan­sons, il faut l’y devi­ner, aller l’y cher­cher – et il n’aime guère se mon­trer autre­ment qu’à ses amis.

Il me paraît récon­for­tant que sur des musiques de H. J. Dupuy, Phi­lippe-Gérard, Georges. Van Parys, V. Mar­ceau, Willy Grou­vel ou Chris­tiane Ver­ger, les voix de Monique Morel­li, de Fran­ces­ca Sol­le­ville, de Ger­maine Mon­te­ro, de Juliette Gré­co et d’autres lancent aux quatre vents de la terre, avec l’aide du disque et de la radio, les chan­sons de Pierre Mac Orlan. Son œuvre, des pre­miers livres aux « Chan­sons pour l’aventure immo­bile » est le chant d’un poète qui hausse jusqu’au mer­veilleux et au mythe, l’imaginaire du quotidien.

À ce chant, qui a d’harmonieuses mais puis­santes réso­nances, Mac Orlan aime ajou­ter, par ses chan­sons, une mélo­die plus proche du sen­ti­ment popu­laire, mélo­die très per­son­nelle, mélan­co­lique et insi­nuante. Mais quoique ses chan­sons soient de vraies chan­sons, le poète ne cesse de veiller, ain­si qu’en témoigne le refrain de « À Sainte Savine » ouvrant les « Mémoires » :

Le vent qui se mor­fond dans les plus hautes branches
S’en vient, s’en va, revient ser­vi­teur de l’oubli.
Où sont les lilas blancs des filles du dimanche
Et les tristes exploits des amants malappris ?

[/​Fernand Pouey/]

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