La Presse Anarchiste

L’affaire Penkovsky

Dans un entre­tien avec le cor­res­pon­dant du Spie­gel à Mos­cou, le colo­nel Kar­pov, ancien offi­cier du Gué­réou (Direc­tion géné­rale des ren­sei­gne­ments de l’armée sovié­tique), conteste l’authenticité des Papiers d’O. V. Penkovsky.

Contre l’authenticité des papiers

Ce qui milite le plus for­te­ment contre l’authenticité des Papiers, c’est la teneur même des « notes » de Pen­kovs­ky. Ce ne sont pas tou­jours des ren­sei­gne­ments pré­cis. À défaut de ren­sei­gne­ments pré­cis, ce ne sont même pas tou­jours des infor­ma­tions d’ordre géné­ral. C’est assez sou­vent une sorte de jour­nal intime des inten­tions, états d’âme et médi­ta­tions de l’espion. Ain­si : … Je suis loin de sur­es­ti­mer le dan­ger. Je reste opti­miste… Je ne regrette rien de ma vie ni de mon tra­vail. Ce qui compte pour moi, c’est de res­ter fort, c’est de gar­der la volon­té de pour­suivre mes acti­vi­tés. Le but de ma vie, c’est de révé­ler la véri­té de ce sys­tème (le sys­tème sovié­tique). Si je par­viens à appor­ter ma modeste contri­bu­tion à cette grande œuvre, ce sera la plus grande satis­fac­tion que je puisse éprou­ver. Est-il bien vrai­sem­blable qu’un agent secret mobi­lise toute la tech­nique com­pli­quée et, en dépit de toutes les pré­cau­tions, périlleuse, de la com­mu­ni­ca­tion clan­des­tine sim­ple­ment pour expli­quer son carac­tère à ses com­plices ? Mais le colo­nel Kar­pov n’invoque pas cet argument.

Et les par­ti­sans de l’authenticité répon­draient sans doute que Pen­kovs­ky n’était pas un espion comme un autre. Il était sans contes­ta­tion pos­sible un traître à l’Union sovié­tique, mais un traître « idéo­lo­gique », non un traître vénal, un émi­gré de l’intérieur, un homme qui avait en son cœur « choi­si la liber­té » et qui avait fait de la tra­hi­son le mode de son objec­tion de conscience. Il éprou­vait donc constam­ment le besoin de se jus­ti­fier, non bien enten­du devant les vic­times, mais devant les béné­fi­ciaires de sa tra­hi­son. Que ses com­mu­ni­ca­tions et, dans l’ensemble, sa conduite et tout son com­por­te­ment n’aient pas été mar­qués de la pru­dence et de la sobrié­té qu’on peut attendre d’un vul­gaire mar­chand de ren­sei­gne­ments ou d’un agent secret opé­rant en ter­ri­toire étran­ger, cela est dès lors un peu moins étonnant.

Une haine désintéressée

La haine dés­in­té­res­sée du régime sovié­tique semble bien, en effet, avoir été le seul mobile de la tra­hi­son. Au pro­cès (trois audiences publiques, une audience à huis clos), l’accusation, ne pou­vant prou­ver la véna­li­té, incri­mi­na l’état de déla­bre­ment intel­lec­tuel et moral dans lequel ses séjours à l’étranger et ses rela­tions avec le monde bour­geois avaient mis Pen­kovs­ky (ce qui eût dû, dira-t-on, lui valoir les cir­cons­tances atté­nuantes, l’infirmité ayant été contrac­tée dans et par l’exercice du ser­vice). Le fait est que Pen­kovs­ky n’accepta jamais des ser­vices de l’Ouest que le rem­bour­se­ment de ses frais et pous­sa un jour le scru­pule jusqu’à rendre un trop-per­çu de mille roubles.

Le tra­duc­teur pré­ten­du des Papiers, pour­suit le colo­nel Kar­pov, c’est le trans­fuge Déria­bine. Or, ce Déria­bine, quand il pas­sa à l’ennemi, ne savait que le russe. Les Papiers du pseu­do-Pen­kovs­ky et le livre de Déria­bine lui-même, publié en 1959 sous le titre de Secret World par le même édi­teur, Gib­ney, sont de la même main et de la même fabrique. Ce sont des faux exé­cu­tés sur com­mande de la C.I.A. et publiés par l’éditeur atti­tré de la C.I.A. Aucun des deux textes n’est mar­qué des signes qui font recon­naître une tra­duc­tion, même excel­lente. Ils sont l’un et l’autre tota­le­ment exempts de ces « rus­sismes » d’expression, de style et de pen­sée par les­quels l’existence d’un ori­gi­nal russe se mani­feste tou­jours dans la tra­duc­tion. Les deux textes ont été rédi­gés par des Amé­ri­cains et un slang typique per­met de les recon­naître pour tels.

Dangers du rewriting

À quoi l’on pour­rait sans doute répondre :

1° Que le pas­sage à l’Ouest de Déria­bine est fort anté­rieur à 1959 et qu’on peut en sept ans – de 1959 à 1965 apprendre une langue étran­gère, sur­tout lorsqu’on se trouve dans les condi­tions favo­rables dont a dû béné­fi­cier Déria­bine, deve­nu agent de la C.I.A.;

2° Qu’il existe des tra­duc­tions qui « ne sentent pas la traduction » ;

3° Que si le colo­nel Kar­pov sait assez bien l’anglais pour dis­tin­guer et appré­cier les « rus­sismes » d’un texte tra­duit du russe en anglais, l’éditeur Gib­ney peut avoir à son ser­vice des tra­duc­teurs et des révi­seurs capables d’éliminer ces « russismes » ;

4° Que le texte pré­sen­té par le tra­duc­teur, – Déria­bine ou un autre, – a pu, être, selon la – mau­vaise habi­tude amé­ri­caine, – pas seule­ment amé­ri­caine, – sou­mis à un rewri­ter char­gé de l’américaniser, sans que ce rewri­ting ôte rien à l’authenticité fon­cière des Papiers.

Le colo­nel Kar­pov relève d’autre part dans les Papiers quelques erreurs de fait qui, pour lui, sont autant de stig­mates du faux.

Le pseu­do-Pen­kovs­ky, dit-il, situe le Bakou, res­tau­rant où de nom­breux employés de l’administration à laquelle appar­te­nait Pen­kovs­ky prennent leur déjeu­ner, et dont il ne pou­vait igno­rer l’emplacement, dans la rue Neglin­naya, alors qu’il se trouve dans la rue Gor­ky, non loin de ladite admi­nis­tra­tion. De même, il place l’Hôpital mili­taire cen­tral en un lieu dit Séré­bria­ny Bor, sur les bords de la Mos­ko­va, où l’on trouve une bai­gnade, mais aucun hôpital.

Comment prouver qu’un texte est apocryphe ?

Il men­tionne un cer­tain lieu­te­nant-géné­ral Kono­va­lov et le nomme à la russe par ses pré­nom, nom patro­ny­mique et nom de famille : Alexéi Andréié­vitch Kono­va­lov. Or, le patro­ny­mique du géné­ral Kono­va­lov, n’est pas Andréié­vitch, mais Andria­no­vitch. Pour un étran­ger igno­rant de la langue et des usages russes, l’erreur est quel­conque. Elle ne l’est pas pour qui sait le russe et l’usage russe. Les Russes se nomment, se pré­sentent et s’interpellent d’abord par leur pré­nom et leur patro­ny­mique. Lénine était Vla­di­mir Ilitch (Vla­di­mir fils d’Élie). Trots­ky était Lev Davi­do­vitch (Léon fils de David). Sta­line était Yos­sip Vis­sa­rio­no­vitch (Joseph fils de Bes­sa­rion). Un Russe peut, à la rigueur, ne pas savoir ou avoir oublié le nom de famille d’une per­sonne avec qui il se trouve en rela­tion habi­tuelle de tra­vail, de ser­vice, d’affaires ou de fré­quen­ta­tion mon­daine. Mais il ne peut pas igno­rer son pré­nom et son patro­ny­mique, puisque c’est par ces termes qu’il l’interpelle, qu’il s’adresse à elle, qu’il la nomme.

Enfin, l’auteur des Papiers raconte que le fils du lieu­te­nant-géné­ral Rogov éprou­va des dif­fi­cul­tés dans son avan­ce­ment parce qu’il s’était trou­vé au cours de la guerre en rap­ports avec des avia­teurs anglais et amé­ri­cains. Mais, à la fin de la guerre le fils du géné­ral Rogov était âgé de trois ans. « Sauf votre res­pect », dit le colo­nel Kar­pov, « on le met­tait encore sur le pot ».

Sans prendre par­ti pour ou contre l’authenticité des Papiers, on peut contes­ter de bien des façons l’importance et la signi­fi­ca­tion que le colo­nel Kar­pov pré­tend atta­cher à ces erreurs.

D’abord, l’authenticité d’un texte n’implique pas la véri­té des infor­ma­tions qu’il contient, ni l’omniscience, l’infaillibilité et la sin­cé­ri­té de celui qui en est l’auteur. Inver­se­ment, des erreurs de fait, même gros­sières, ne sont pas la preuve qu’un texte est apo­cryphe. Pen­kovs­ky peut s’être trom­pé, avoir mal vu, mal enten­du, s’être sou­ve­nu, avoir confon­du des noms et des per­son­nages, avoir « bluf­fé », avoir don­né comme cer­taines des infor­ma­tions qui n’étaient que des ouï-dire, avoir rap­por­té des bruits et des rumeurs plus ou moins inconsistants.

(À suivre)

[/​Pierre Chémeré/] 

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