Une civilisation est caractérisée par un ensemble de notions et croyances qu’a l’individu sur les forces de la nature, sur ses semblables et sur lui-même, et par une connaissance du milieu, de ses ressources et des moyens de les exploiter. Le fait de satisfaire à sa faim, d’une manière et non d’une autre, donne à une population une tournure d’esprit par laquelle elle diffère de ses voisines. Une civilisation repose sur une géographie, une histoire, une évolution.
Disons d’abord quelques mots de cette utilisation du sol. Sans vouloir donner des limites très tranchées aux stades dont nous parlons ici, car ils sont toujours partiellement mélangés, on peut reconnaître des peuples chasseurs, des pêcheurs, des pasteurs, des agriculteurs (ou de riz, ou de maïs, ou de millet, ou de manioc, ou de blé, etc.) et des peuples industriels.
Jusqu’à un certain point de vue, on peut classer ces occupations, et parler de peuples supérieurs en ce sens qu’ils utilisent mieux le sol, en font jaillir une nourriture plus abondante.
Ainsi, le territoire de chasse d’une famille s’étendra facilement sur un carré de 10 kilomètres de côté, tandis que cent familles de pasteurs vivront à l’aise avec leurs troupeaux sur une même superficie. Cultivée en céréales et en légumes, dix fois plus d’hommes y trouveront leur nourriture. Enfin, par un accord des occupations fermières et maraîchères, minières et industrielles, la densité de la population vivant directement du sol n’aura pas de peine à être cinq ou six fois supérieure.
Certes, le nombre n’est pas tout. Du reste, les pays qui se prêtent à un genre d’utilisation exclusif — même avant toute amélioration du sol — sont en infime minorité. Le plus généralement une diversité de terrains juxtaposés de la rivière à la montagne sollicite des activités différentes et une invasion peut aussi bien aboutir à un refoulement en îlots épars qu’à un anéantissement. On trouve, par exemple, en Indo-Chine, dans plus d’une direction, étagés de la plaine du delta aux alpages, trois et même quatre peuples différant par leur langue, leurs occupations, leur style de construction, amenés là par des poussées successives d’invasion, et vivant dans une paix relative, avec des genres de vie propres à chacun d’eux.
Donc, le principe de l’utilisation maximum du sol peut être traité de sophisme quand on contemple les massacres qu’on a tenté de justifier par lui, et qui ont préludé aux « améliorations du sol ». L’Indien Peau-Rouge, l’aborigène d’Australie, celui de Tasmanie, le Maori de Nouvelle-Zélande sont morts — ou presque — et ils n’ont pas « su comprendre » les raisons de leur agresseur. Le Boer, grand éleveur de bestiaux, ne s’est pas laissé facilement convaincre par l’Anglais, venu chez lui pour extraire l’or et le diamant ; mais, par contre, le Boer n’a pas toujours rendu justice au Cafre, qu’il contraignait à mourir, à fuir ou à être esclave.
En réalité, il y a deux droits qui s’opposent, et personne n’est à même d’invoquer une justice absolue. Il y a, en fait, un argument contre le premier occupant, s’il laisse le sol improductif. Les « Cahiers » de 1789 l’ont employé contre la noblesse et le clergé, et nous encore, les révolutionnaires de 1920, ne l’avons pas oublié vis-à-vis des propriétaires de grands territoires de chasse. L’Allemand de 1910 n’a pas fait faute de l’ignorer à notre égard : « Vous n’êtes pas dignes d’occuper le beau pays de France ; vous verrez le parti que nous saurons en tirer, et les produits que nous en ferons jaillir. » Ce n’était pas là langage de chancellerie, mais c’était moins idiot que beaucoup d’autres, notamment que celui relatif à « un excès de population en Allemagne ». Nous avons résisté à l’argumentation allemande, mais, certes, nous avons beaucoup à apprendre du vaincu.
Voyons les mœurs. Il n’y aurait pas à remonter bien loin dans le passé, ni à s’écarter beaucoup des grandes villes, pour retrouver l’animosité entre le « verre de vin », le « bock de bière », la « tasse de café », la « jatte de café », entre le « mangeur de choucroute » et le « mangeur de grenouilles », entre le « macaroni » et l’« oignon ». La doctrine classique est l’incompatibilité.
Mais, en général, nous sommes devenus très philosophes à cet égard ; on en rit plus qu’on n’en pleure. Et on peut trouver à cela une première raison dans une indéniable évolution individualiste. L’homme supporte bien moins les liens de la famille qu’il y a cinquante ans seulement ; les générations successives ne veulent plus vivre sous le même toit ; les frères et les sœurs vont chacun de leur côté. Par contrecoup, nous avons appris à trouver des amis là où nous ne les aurions pas cherchés naguère. Parmi les échantillons Jaunes et Noirs venus dans notre cercle (nous connaissons moins les Rouges), nous avons constaté exactement les mêmes doses de civilité affinée et de muflerie, d’amitié droite et de fourberie, d’intelligence claire et d’incurable bêtise que dans nos milieux de Blancs civilisés. Bref, à chaque instant, on se trouve moins rapproché par la parenté que par d’autres attirances, et il s’agit parfois d’individus qui sont tout au plus fils du même Adam, dont les origines communes remontent peut-être au pithécanthrope. Les différences individuelles dépassent celles des types moyens des diverses civilisations.
Sans arriver à l’intimité, éliminant autant que possible la considération sexuelle, et ne tenant pas compte des « vagues » passagères — comme celle qui, récemment, favorisa les exotiques aux dépens des réfugiés du Nord — nous avons appris à rayer différents concepts de nos causes de désaccord. Tout d’abord, la Religion. Si Torquemada et saint Vincent de Paul ont récité le même Credo, il sera permis à un Musulman, à un Chrétien, à un Bouddhiste d’éprouver la même tendresse envers les faibles et la même raideur envers les puissants — la Religion, en un mot, à une influence identiquement nulle sur les vertus et les vices d’un chacun. Puis les formes de la famille : nous n’avons certes pas à prôner notre monogamie aux dépens de leur polygamie. Ni l’habillement, ni l’habitation, ni ceci, ni cela. Partout, l’homme est un loup pour l’homme ; partout aussi, l’homme est un frère.
Un seul point arrête notre tolérance et forme repoussoir d’une civilisation : la formation de castes, la sujétion d’une fraction de la population, les mutilations imposées — tel le pied de la jeune Chinoise — les sacrifices humains. Ainsi, tout près de nous, la vendetta n’a pas notre estime, non pas parce qu’un particulier se substitue à un tribunal, mais parce que le sang est versé pour une futilité, un amour-propre froissé, et remarquons que la coutume l’impose à l’individu seulement s’il reste dans le milieu. S’il s’expatrie, sa conscience se libèrera du même coup de toute obligation envers la vendetta.
Voici une description de mœurs hindoues faite par une ancienne collaboratrice des Temps Nouveaux, après un voyage dans le pays[[L’Inde avec les Anglais. Alexandra David, Mercure de France 15 Février 1920.]] :
Il n’est personne qui n’ait entendu parler de la coutume barbare consistant à brûler les veuves sur le bûcher funèbre de leur défunt époux. L’origine de ces mœurs odieuses est un frappant exemple de la façon dont les plus pures légendes arrivent à se dénaturer parmi d’ignorants sectaires… Shiva a subi un grave affront que lui a infligé son beau-père. Son épouse dévouée, Sati, profondément attristée par la conduite de son père se plonge dans une méditation spéciale et, un feu intérieur se développant en elle, la consume.
Cette poétique victime volontaire devait devenir l’ancêtre de quantité d’infortunées traînées au bûcher, contre leur gré, ou persuadées d’y marcher, en apparence librement, par des croyances superstitieuses ou la terreur de l’existence misérable qui leur était réservée en cas de refus.
Choses d’un autre âge, dira-t-on ! Pas tant qu’on le croit. Il y a trois ou quatre ans à peine, plusieurs membres d’une famille villageoise furent condamnés à des peines diverses pour avoir aidé une jeune femme, leur parente, à commettre ce genre de suicide public. Les cas sont plus fréquents qu’on ne le suppose où, en méfiance de la police, le rite s’accomplit en secret et dans la pompe d’antan, la victime quelquefois consentante, c’est certain, mais sans doute, aussi maintes fois aidée de façon très empressée. Le prosaïque pétrole et une boîte d’allumettes remplacent le beurre et le bois parfumé des sacrifices anciens.
… La croyance générale est que mourir au bord du Gange ou d’un autre fleuve sacré, surtout si le corps est partiellement immergé dans son eau, assure une heureuse renaissance en quelque paradis de l’au-delà. Sans doute, en cela encore, de même que pour les veuves dont il vient d’être question, nombre de malades pieux, se sentant approcher de leur dernière heure, demandent à être transportés sur la rive sainte. Il en est d’autres cependant, qui, arrachés de leur couche, encore conscients et contre leur volonté, s’entêtent à vivre et, lassant la patience de leurs gardiens, sont, tout comme les petites veuves récalcitrantes, aidés à mourir par la boue de la déesse-rivière, qu’on leur introduit dans la bouche.
… Une impression ineffaçable me demeure d’un de ces cas : le regard d’un mourant étendu sur un pauvre lit de sangles, tout seul, abandonné à l’entrée même de l’endroit où l’on incinère les cadavres, sur la berge du Gange. C’était au crépuscule, les bûchers crépitaient, leurs étincelles s’en venaient retomber presque sur l’homme couché, attendant son tour en respirant l’affreuse odeur de la chair brûlée… Les Dieux avaient voulu qu’il fût philosophe, comme le sont tant d’Hindous, même de fort humble condition et de médiocre savoir ; sinon, imagine-t-on l’épouvante de cette heure ?…
Pourquoi raconter ces faiblesses humaines ? Pour arriver à ceci : la conséquence d’un soulèvement victorieux aux Indes ne serait pas tout bonnement l’extermination de quelque cent mille Anglais — peu de chose, dira-t-on — mais le déchaînement de toutes les passions ancestrales, le massacre pour cause d’intolérance de millions et de millions d’individus. Et les guerres, et la peste, et la famine, et le bûcher des veuves ! Sans que tout cela nous rapproche tant soit peu d’un meilleur état social.
En tant que fonctionnaire, exerçant une autorité, l’Anglais a peut-être une action néfaste, nulle plutôt sur le développement des cerveaux ; mais, en tant qu’homme, c’est différent. Employons les termes de l’auteur que nous venons de citer. « L’Anglais, dans l’Inde, est un élément d’évolution vers le mieux. Consciemment ou inconsciemment, de par son origine, ses traditions, son éducation, il apporte avec lui des idées, des façons d’agir qui servent d’exemple et se traduisent par plus d’équité, plus d’instruction, une diffusion lente mais certaine des principes démocratiques, dissolvant le bloc suranné et néfaste des castes et des préjugés nuisibles. »
Reconnaissons que le cas des Indes est extrême par la diversité des civilisations qu’elles enferment : religions, langues et races ; et revenons au I cas simple de l’Afrique du Nord
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