Voici quelques extraits d’une lettre que nous adresse le camarade F. David :
Les appréciations très diverses des camarades au sujet du bolchevisme me plongent dans une perplexité d’autant plus grande que ces appréciations, je le crains, risquent d’être les mêmes sur toutes les révolutions…
Le bolchevisme, c’est la dictature, et, en tant que dictature, quelle qu’elle soit, ne saurait être accepté par les anarchistes communistes…
Mais la dictature, étant donné le peu de développement de la mentalité et le peu d’initiative des gens, semble devoir être un mal malheureusement nécessaire. Voyez ce qu’écrit Paul Reclus dans les T. N., au sujet de l’autonomie des colonies.
La dictature bolcheviste a succédé à la dictature bourgeoise qui, elle-même, avait remplacé la dictature tsariste. Pouvait-il en être autrement, en présence des obstacles de toutes sortes que les bolchevistes ont rencontrés ?
1o À l’extérieur, l’hostilité active des autres puissances, se manifestant par tous les moyens ;
2sup>o À l’intérieur, l’incohérence du peuple, résultat de son ignorance, de sa passivité séculaire, de son manque d’éducation, surtout dans le prolétariat industriel et rural, et, en sus, les agissements directs ou dissimulés des partis de contre-révolution.
Pour mieux me faire comprendre, je vais essayer de concrétiser ma pensée par un exemple. J’imagine la C.G.T. triomphante. Ne sera-ce pas infailliblement la dictature prolétarienne, même en y comprenant les techniciens ? À quels moyens de répression les hommes placés à la tête du mouvement ne se trouveront ils pas acculés pour d’abord réduire les forces contre-révolutionnaires, et ensuite mettre en application, le plus rapidement possible, les méthodes pour le triomphe desquelles on a lutté.
Il est hors de doute que les hommes qui assumeront la direction du mouvement seront dans la nécessité d’employer la rigueur. Et qui peut prévoir jusqu’où cela pourra les mener ? Je ne veux contester la loyauté de leurs sentiments et veux être persuadé qu’ils useront de rigorisme (tout au moins dans leur pensée en sera-t-il ainsi) que juste le temps nécessaire pour faire, sinon comprendre, du moins accepter par le grand public les nouvelles formes des rapports sociaux.
Devant cette nouvelle autorité, les partis contraires se redresseront et feront ce qui s’est toujours fait en l’occurrence, chercheront à entraîner la masse amorphe à la résistance. Les anarchistes ne seront pas les derniers à se défendre pour se soustraire aux volontés de ce néo-gouvernement.
Je voudrais, en présence de la situation chaotique que nous offre la révolution russe, que tous ceux qui s’intéressent à la lutte sociale envisagent les moyens les plus éclectiques à employer pour, le cas échéant, ne pas répéter les erreurs des gens que nous critiquons.
En résumé : comment éviter l’emploi de l’autorité en période révolutionnaire, sans renvoyer la révolution aux calendes grecques sous le prétexte que l’éducation de la masse n’est pas suffisante ou incomplète, comme cela a été invoqué ces temps derniers, précisément par des hommes qui ne font rien ou trop peu pour hâter l’évolution des cerveaux vers un idéal de liberté, de fraternité, indispensable pour vivre en harmonie ?
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Cette lettre de David amorce une enquête sur ce qu’on appelle la dictature du prolétariat. À vrai dire, cette dictature, en Russie, est celle d’un parti qui prétend représenter le prolétariat. Mais enfin, ce parti a essayé de faire quelque chose.
Il a détruit de fond en comble l’ancien état de choses, changé la mentalité du moujik. On ne pourra plus, maintenant, ressusciter le passé.
Mais il a centralisé à outrance. Il a supprimé l’autonomie des institutions locales, créées par les zemstvos. Il a bureaucratisé toute l’activité sociale. Sous prétexte de défendre la révolution, il a aboli la liberté de pensée, le droit à la critique.
Dans le no 12, nous avons reproduit un article de Malatesta, qui posait les principes généraux de l’action anarchiste.
Aujourd’hui, nous donnons une lettre de Kropotkine, déjà publiée dans la presse anglaise, où se trouvent précisées les critiques que des anarchistes peuvent adresser au système bolcheviste.
Nous reproduisons aussi les extraits d’une lettre écrite de Moscou par un social démocrate russe, et reproduite par La République russe.
Nous commençons une étude où Rocker oppose le système des soviets à la dictature, et paraît ainsi répondre à la question de David.
Enfin, nous mentionnons la lettre de Martoff, parce dans l’Information ouvrière et sociale du 5 août.
D’après cette lettre, il semblerait que les bolcheviks auraient le dessein de provoquer une scission dans le mouvement syndical international. Il s’agirait de détacher des organisations nationales les syndicats bolchevisants, en vue du triomphe international du bolchevisme intégral.
Le parti communiste russe, dit Martoff, se croit le droit (et il a sans doute raison) d’appliquer une critique des plus impitoyables à tous les mouvements nationaux, politiques comme syndicaux.
… Mais, en revanche, par un contrat tacite, il est décidé que l’action propre du parti communiste en Russie est hors de jugement des autres socialistes, s’ils ne veulent pas être traités d’agents de Llyod George et de Clemenceau, s’ils ne veulent pas aider l’Entente… Les ours russes ne se contente pas d’avoir érigé un paradis pour eux ; hommes d’une foi fanatique, ils tiennent à ce que tout le monde les bénisse…
Et Martoff demande que les ouvriers français aillent voir sur place ce que c’est que ce paradis.
En somme, comme le fait comprendre Malatesta, combien de gens ne sont bolcheviks que parce qu’ils sont révolutionnaires. Combien de gens, simplement poussés par l’impatience, ont passé autrefois de l’anarchie au royalisme, puis à l’hervéisme, ou vice versa. C’est la violence seule qui les attire. Nous sommes révolutionnaires, nous aussi, mais pas seulement cela. Nous voulons faire la révolution pour instaurer une organisation économique fédérale et fédéraliste, et non pour imposer, selon l’expression de Martoff, un « étatisme monstrueux ».
Sans doute, la question pourra encore être reprise et enveloppée dans un des numéros suivants.