II. Le Travail
Ce qui préoccupe peut-être le plus les hommes, c’est la justice. Il apparaît scandaleux que quelqu’un puisse vivre en parasite.
Dans les coopératives ouvrières de production, chacun est strictement rémunéré selon son travail. Et il arrive que les ouvriers manuels regardent jalousement le comptable et le placier, et ne sont pas loin de les considérer comme des inutiles. Beaucoup de petites associations ouvrières se sont dissoutes à cause de cet état d’esprit.
Il y a encore un grand effort à faire, non pas tant pour se défendre des paresseux — je parle après une révolution — que pour se débarrasser de cette mentalité de défiance. Et pourtant, il y a plus d’agrément à se donner tout entier à sa besogne qu’à compter les gestes et à peser la part du voisin.
Dans la société actuelle, la paresse n’est souvent qu’un moyen, un pauvre moyen, de défense. Un certain nombre d’ouvriers ne sont pas consciencieux.
Examinons pourquoi. D’abord, j’élimine les minus habentes, les arriérés, les déséquilibrés. « Il y aura toujours des pauvres parmi vous. » Cette parole du Christ paraît devoir s’appliquer aux pauvres d’esprit. Mais l’amélioration de l’hygiène publique et du bien-être familial doit diminuer les déchets sociaux.
La dégénérescence de la race est un axiome journalistique, qui peut sans doute s’appliquer aux milieux particuliers où vivent les journalistes ; mais il n’a rien de scientifique. En réalité, l’organisme a une tendance à éliminer les tares acquises directement ou transmises par hérédité. Courbez une plante vers le sol ; son rejet repoussera droit vers la lumière.
La plus grande cause pathologique de dégénérescence, la syphilis, s’atténue spontanément chez toute femme contaminée, même sans aucun traitement. Les premiers produits de conception meurent avant terme ou dans les premiers mois de l’existence, les autres naissent viables, avec des tares de plus en plus légères. Et ces tares disparaissent d’ordinaire à la génération suivante.
En somme, lorsque l’équilibre vital est rompu, l’organisme meurt ou ne se reproduit pas ; si cet équilibre est simplement faussé, la dégénérescence cellulaire le rétablit dans sa norme, soit chez l’individu atteint, soit chez ses descendants.
Si les sujets tarés se montrent plus ou moins nombreux à chaque génération, c’est que les causes nocives se répètent. Autrement dit, les déchets sociaux diminueront en même temps que les causes qui leur donnent naissance.
La disparition de la misère matérielle, la suppression des taudis et des logements insalubres, une meilleure alimentation, la prophylaxie des maladies contagieuses, une éducation complète, le développement intellectuel des individus, la diversité des plaisirs[[L’alcoolisme est l’asservissement à un plaisir unique (le seul possible à des miséreux).]], feront diminuer dans des proportions considérables la tuberculose, l’alcoolisme, la syphilis et toutes les causes de tares mentales.
Revenons à l’homme normal. La culture physique développe le besoin d’activité musculaire, la culture intellectuelle celui de l’activité mentale. Il est scandaleux que la société humaine s’occupe aussi peu de mettre en valeur la force physique, intellectuelle et morale des jeunes générations, tandis qu’elle gaspille tant d’argent à des dépenses inutiles et ruineuses. Il est scandaleux que l’immense majorité des enfants soit jetée dans la vie à treize ans après une instruction tout à fait rudimentaire.
L’homme normal agit et travaille ; c’est un besoin, et il y trouve son plaisir, mais à condition que l’effort profite à celui qui le fait et que le travailleur ne soit pas exploité par des parasites, à condition encore que l’ouvrier comprenne la besogne qu’il accomplit et qu’il puisse s’intéresser au développement de l’œuvre à laquelle il collabore.
Le travail imposé pour le profit des maîtres rebute certains ; et pourtant beaucoup font consciencieusement leur besogne, par amour de la besogne et du métier, par joie de l’ouvrage bien fait.
Il est vrai que ce dernier mobile tend, sinon à disparaître en même temps que les métiers d’artisan, du moins à se transformer. On oppose peut-être trop le travail d’artisan au travail d’usine. L’habileté technique est nécessaire partout.
On dira pourtant que le machinisme a détruit l’apprentissage et qu’il a fait du travailleur soit un ouvrier parcellaire, faisant une infime partie d’un objet et ne pouvant s’intéresser à la production, soit un simple manœuvre.
En réalité, la machine a remplacé le travail de force, et pas encore autant qu’il serait possible. L’homme, comme manœuvre de force, a perdu toute importance ; et, en comparaison de la production, le nombre des manœuvres est sans doute moins considérable qu’autrefois. L’évolution de l’industrie et une meilleure organisation doivent restreindre de plus en plus l’emploi de l’homme comme manœuvre. Au point de vue économique, c’est de la force gaspillée.
L’artisan disparaît, mais il devient un technicien. L’apprentissage du travail à la main est remplacé par l’instruction technique. Telle, du moins, devrait être l’évolution du travail moderne. Une culture technique, comme devraient la recevoir tous les adolescents au lieu d’être jetés au travail comme simples manœuvres, permettrait d’accélérer les progrès mécaniques ; et surtout elle permettrait aux travailleurs de comprendre la vie de l’usine, de collaborer à la meilleure utilisation des forces, et de s’intéresser à l’entreprise.
Enfin, le dégoût du travail vient aussi de ce que l’occupation des ouvriers ne correspond pas à leurs- aptitudes. Pour la plupart, ils n’ont pas choisi leur métier. Ils ont été placés dès l’enfance dans telle ou telle branche de l’activité humaine, soit par la volonté des parents, soit plutôt par un ensemble de circonstances plus ou moins fortuites et fort impératives. Il s’agissait de gagner la vie, et le plus vite possible. Devenus manœuvres, c’est-à-dire n’ayant aucune connaissance professionnelle ou des connaissances imparfaites, ils font sans goût une besogne qui ne les intéresse pas. Du premier janvier à la Saint-Sylvestre de chaque année, ils rentrent au sifflet à l’usine pour un labeur monotone et sans joie.
Ce n’est d’ailleurs pas à treize ans, sauf exceptions, qu’un enfant peut se rendre compte de ses aptitudes, ni que des parents ou des maîtres peuvent juger de sa vocation. Il s’agit bien d’un choix ! II s’agit de se débrouiller pour gagner sa vie.
On ne peut donc guère juger un individu et le déclarer irrémédiablement incapable et paresseux. Peut-être tout simplement n’est-il pas à sa place. J’ai eu à réadapter des mutilés au travail. Parmi ceux qui étaient auparavant des ouvriers non qualifiés et de simples manœuvres, j’ai rencontré des aptitudes professionnelles non soupçonnées et j’ai quelquefois été surpris par le développement de qualités intellectuelles extrêmement vives. Ils n’avaient jamais pu choisir, ils n’avaient jamais été aidés. Ils ne soupçonnaient pas eux-mêmes ce dont ils étaient capables. Libres de choisir, ils firent avec goût et avec zèle un travail auquel ils s’intéressaient.
On n’a pas l’habitude dans la société actuelle d’envisager ainsi le problème du travail. Le labeur est considéré comme une peine. D’après l’opinion générale, les gens travaillent, les uns pour gagner leur vie, c’est-à-dire pour ne pas mourir de faim, les autres pour gagner de l’argent, c’est-à-dire pour s’enrichir.
L’argent serait donc le mobile exclusif de l’activité humaine. Dans le premier cas, c’est le fouet de la misère qui force les gens à peiner, dans le deuxième cas, c’est l’appât du lucre, des dominations et des jouissances. Et pourtant, il y a des gens dans la société actuelle qui travaillent sans y être forcés par la peur de la misère, ni sans être entraînés par l’appât du gain.
Dans la société anarchiste, ces deux mobiles disparaîtraient. Dans la société transitoire, dont parle Bertrand, le salaire subsisterait ; mais l’argent comme instrument d’accaparement et de domination n’aurait plus aucune puissance.
(À suivre.]
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