Les événements de mai ont plongé le mouvement syndical français dans un état de lassitude qui frise la prostration.
C’est un aveu douloureux, mais qu’il faut faire, car il est bien inutile de nier ce qui s’accuse aux yeux des gens les moins prévenus. Ce n’est pas seulement le manque d’activité générale qui caractérise l’état général du mouvement, c’est plutôt la situation psychologique qu’il faut étudier. La classe ouvrière apparaît comme un malade dont les médecins Tant-mieux du capitalisme essaient d’entretenir l’état de faiblesse, servis en cela par la tactique des éternels « tranche montagnes », qui sèment au cœur même du prolétariat les germes empoisonnés de la suspicion.
Combien il serait préférable de faire un solide examen critique de la situation, de regarder bien en face, non pas les hommes qui acceptent les responsabilités, mais les masses, leurs vices, leurs faiblesses, leurs aspirations !
Il a suffi d’une expérience de grande envergure pour démontrer la superficialité de notre emprise sur les travailleurs organisés au cours de ces dernières années !
Ce n’était pourtant point un des actes décisifs de la grande bataille sociale. Ce n’était point la grève générale, ni même une manifestation à caractère révolutionnaire, mais un simple mouvement revendicatif, où, pour la première fois, intervenait la solidarité ouvrière.
Ce fut, hélas ! un acte tenté dans des conditions matérielles et morales mal définies, où les directives de base manquaient, où les protagonistes ont fait triste figure. Ils n’avaient ni l’étoffe des chefs qui peuvent s’imposer dictatorialement, ni la confiance suffisante des masses pour les entraîner, pour les discipliner.
Ceux qui conçoivent la Révolution comme un accident dans la vie sociale peuvent supposer qu’il suffit de détraquer l’appareil pour amener la catastrophe. Puissent-ils revenir de leur erreur devant la lumière aveuglante des réalités. Dans les sociétés centralisées, militarisées comme les nôtres, la Révolution est commandée par une direction morale et tactique à laquelle les esprits se soumettent. L’occasion révolutionnaire est une conception vieillotte et romantique, tout comme la Révolution des barricades.
Ceux qui n’ont point partagé l’enthousiasme des trublions enregistrent avec peine l’échec subi, sans cependant sentir diminuer dans leur pensée la force d’espérance, ni la conviction qu’ils ont, que rien n’empêchera le flot prolétarien de submerger la digue que la réaction oppose au progrès social.
Il est un obstacle, cependant, qu’il faudra réduire ; il est au cœur même de notre action : c’est celui du mensonge et de la démagogie. Les extrêmes se rencontrent en ce moment ; nous vivons dans une atmosphère de suspicion et de dénigrement dont chacun aspire à sortir au plus vite ; tant que cet état de choses persistera, le mouvement ouvrier sera diminué dans sa force morale et ses possibilités d’action.
Les lâches sont restés en route à l’heure de l’épreuve ; ceux qui ont voulu le moindre mal encourent les pires accusations ; voilà la discorde, une fois de plus, alimentée par de nouveaux éléments.
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L’échec subi a désorienté les esprits mal prévenus, aussi bien que les exaltés. C’est à croire que personne n’avait prévu un échec possible ; comme si la guerre sociale se menait sans à‑coups.
Comme au temps de la tuerie internationale, la stratégie en chambre s’est épanouie. Du haut de leur tour d’ivoire, les critiques ont accusé la tactique employée. Selon les uns, la Commission exécutive de la C.G.T. devait lancer immédiatement ses troupes, et ne pas les livrer disloquées en face d’une armée capitaliste bien en position. Selon les autres, la C.G.T. eût dû nettement refuser de suivre les nouveaux dirigeants de la Fédération des Cheminots.
Répondons à la dernière critique par une affirmation nette. La C.G.T. ne pouvait se désintéresser de la Fédération des Cheminots, qui constituait, dans l’organisation ouvrière, une force considérable, qui eût été plus lamentablement encore écrasée par le capitalisme et le gouvernement. Nous ne pouvions livrer à la pâture des maîtres du rail une organisation de cette importance ; tout ce que nous pouvions espérer, c’était, de la part des cheminots, un mouvement d’ensemble admirable de tenue et de persévérance, comme nous le faisaient pressentir les dirigeants.
La C.G.T. se trouvait donc prise dans ce dilemme : une lâcheté et une catastrophe, ou rechercher une tactique susceptible d’entraîner les moindres risques. Elle n’en est pas moins accusée de trahison.
Que valait la tactique employée ? Quel était son but ? Pousser au maximum la durée du mouvement, afin de contraindre les pouvoirs à intervenir autrement que par la répression. Supposons que les cheminots aient conduit leur mouvement une douzaine de jours avec ensemble, l’appoint du cartel se manifestant ensuite, le trouble dans la vie économique eût été tel qu’un gâchis général eût mis le pouvoir dans une posture difficile.
Critique qui voudra la méthode, il n’y en avait pas d’autre, sauf celle du mouvement général immédiat, dont l’insuccès ne fait aucun doute.
Tels sont les éléments de la discussion sur lesquels se brodent les pires attaques, les pires injustices. Nous assistons à un chassé-croisé dans la recherche des responsabilités, qui prouve le manque de confiance dont étaient victimes quantité de syndiqués.
Les dirigeants minoritaires des chemins de fer furent débordés par l’importance de leur décision, mais leur orgueil ne voulut point s’incliner devant la gravité des suites. Il fallait éprouver la masse ouvrière, dans laquelle, paraît-il, régnait une ambiance révolutionnaire !
Ceux qui ne se nourrissent point du pain des formules, qui ne s’enivrent point de l’alcool des meetings, où les mêmes assemblées votent sans cesse les mêmes ordres du jour, n’ont point été trompés. Ils regrettent les conséquences générales du mouvement, mais sont heureux de souligner aussi la valeur morale de certains faits, et particulièrement la solidarité des marins, des cheminots, des dockers ; la ténacité de certains centres de cheminots est, incontestablement, une belle démonstration de confiance dans l’action syndicale.
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Le Congrès d’Orléans aura charge de déblayer le terrain. Nous verrons alors sur quelles bases les accusateurs s’établiront ; nous pouvons supposer aujourd’hui qu’elles seront les mêmes que celles présentes.
La diffamation, la violence se donneront libre cours. Combien pénétreront au cœur du problème, constateront l’état de profonde décomposition morale où les esprits sont plongés ?
L’action révolutionnaire suppose, pour réussir, deux conditions qui, je le répète, n’étaient point remplies dans le mouvement des cheminots.
L’autorité de la dictature s’imposant a une âme collective dépourvue de qualités critiques ; ou une action disciplinée des masses organisées, orientées par une notion raisonnée de la responsabilité individuelle et collective.
L’idée d’une transformation sociale inquiété les masses. Ce n’est point l’appréhension d’un nivelage qui rend les individus peureux, c’est l’égoïsme qui les contraint ; ce qu’ils craignent, c’est de perdre les bénéfices acquis dans l’état présent ; il faudrait leur apporter la certitude que les routines seront perpétuées, que les égoïsmes trouveront leur part aussi avantageuse.
Il y avait une masse de syndiqués, mais combien vibraient à l’unisson du programme minimum de la C.G.T. ? Combien recherchaient une plus étroite discipline sociale ? En dehors des questions de gros sous, c’était la plus parfaite indifférence.
Même sans vouloir déduire un gros parti des élections de novembre, il faut reconnaître que l’accession du Bloc National est caractéristique de l’état des esprits.
D’autre part, sans vouloir en quoi que ce soit diminuer l’organisation des cheminots, il faut avouer qu’elle était la moins apte à tenter une expérience pareille. Son recrutement récent, aussi bien que le peu d’esprit corporatif, l’origine paysanne du plus grand nombre, les avantages, matériels acquis depuis plusieurs années n’étaient point des facteurs d’éducation. Un travail de propagande s’imposait, pour semer dans les cerveaux les élémentaires notions d’esprit syndical. C’est là une besogne incontestablement difficile, dont le bénéfice vient lentement, et ne saurait suffire aux gens pressés.
La création du Conseil Économique du Travail donnait l’espoir aux militants que les idées éparses dans l’action générale trouveraient l’occasion de se fondre en un programme pratique, où l’ensemble et les détails seraient précisés méthodiquement, mettant à la disposition de tous les éléments de lutte.
Mais si l’on songe que le Conseil Économique du Travail lui-même fut considéré comme un dada radical, que la nationalisation fut battue en brèche par les nouveaux dirigeants de la Fédération des Cheminots, on comprend que la tâche était considérable et dépassait les moyens de l’ancien Bureau fédéral.
L’ensemble de ces faits expliquent l’échec de mai ; philosopher plus longuement serait une erreur. Le mouvement ouvrier, pour sortir de la situation, a besoin de définir nettement ses principes et ses tactiques. Nombreux sont ceux qui se refusent à en faire un cénacle de démagogues ou d’illusionnés ; à la base de l’action syndicale se trouve l’esprit corporatif, le métier ; c’est dans ce cadre que doit s’effectuer l’évolution. Le syndicalisme ne saurait suffire à tout, mais, à l’heure présente, il constitue l’organisation sociale apte à discipliner les forces de la production. Il ne saurait être le laboratoire où s’expérimenteront les théories particulières. Réaction contre la prédominance du fait politique sur le fait social, réaction contre le parlementarisme ; son échec, s’il devait avoir des conséquences durables, nous ramènerait au régime de la plus déconcertante ploutocratie.
Moins que jamais, l’heure n’est propice à l’unité dont parlent les politiciens socialistes, et particulièrement les bolchevisants, qui jubilent à l’idée de voir la Confédération Générale du Travail dégonflée. Ceux qui, en novembre, ont si magistralement fait usage de la gaffe nous offrent leur barque vermoulue pour embarquer vers les rives du succès. C’est là une offre qui n’aura pas de succès, les militants ouvriers étant décidés à s’en tenir, plus que jamais, à la charte d’Amiens.
Il y a pour demain des jours de lutte intérieure qui diminueront la force de recrutement du mouvement syndical, mais qui ne le réduiront point ; sa mission repose sur des bases sociales et matérielles qui, fatalement, ramèneront les masses vers lui.
Nourri de la tradition libertaire, il échappera à l’emprise politique. Tout, dans son orientation actuelle, indique que, s’il a rompu avec les méthodes purement critiques et verbales du passé, il a retrouvé la tradition révolutionnaire de la solidarité et du fédéralisme.
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