La Presse Anarchiste

Une lettre de Pierre Kropotkine

Deux membres de la délé­ga­tion anglaise en Rus­sie, Miss May Bond­field, du Syn­di­cat des employés, et Als­berg, jour­na­liste amé­ri­cain, sont allés faire une visite à Pierre Kro­pot­kine, à Dmi­troff, près de Mos­cou, le 10 juin. Il leur a remis, pour les tra­vailleurs de l’Europe occi­den­tale, une lettre ouverte, dont nous don­nons une tra­duc­tion. Dans la conver­sa­tion avec Miss Bond­field, notre ami Pierre insiste sur l’impossibilité de diri­ger la Rus­sie d’un point cen­tral. Tou­jours l’anarchiste que nous connais­sons, il a la convic­tion que les dif­fi­cul­tés de l’administration actuelle sont dues à un contrôle extrê­me­ment cen­tra­li­sé, et que, si l’Entente vou­lait aban­don­ner la poli­tique d’intervention, la décen­tra­li­sa­tion ne serait plus qu’une ques­tion de temps. Sa fille, Sacha, alla beau­coup plus loin dans la cri­tique du gou­ver­ne­ment des soviets.

Pierre Kro­pot­kine accom­pa­gna les visi­teurs à un mee­ting public à Dmi­troff, où il fut cor­dia­le­ment accueilli. Le pré­sident, un com­mu­niste, le décri­vit comme un homme qu’ils étaient fiers d’avoir au milieu d’eux, parce qu’il per­son­ni­fiait l’idée de la liber­té pour le peuple russe.

Le texte anglais a paru dans le Labour Lea­der du 22 juillet. Le Peuple, de Bruxelles, en a don­né une tra­duc­tion in-exten­so. En France, nous ne connais­sons comme repro­duc­tion com­plète que celle de L’In­for­ma­tion ouvrière et sociale avec un bon com­men­taire de Mer­rheim. Notre texte est en grande par­tie, celui du Peuple, mais il en dif­fère en quelques points, par suite d’une com­pa­rai­son minu­tieuse avec celui du Labour Lea­der. Les ita­liques sont celles du jour­nal anglais.

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On m’a deman­dé si je n’avais pas un mes­sage à adres­ser aux ouvriers du monde occi­den­tal. Sûre­ment, il y a beau­coup à dire et à apprendre des évé­ne­ments actuels de la Rus­sie. Comme le mes­sage pour­rait être long, j’indiquerai seule­ment quelques points principaux.

Tout d’abord, les ouvriers du monde civi­li­sé et leurs amis des autres classes doivent enga­ger leurs gou­ver­ne­ments à aban­don­ner entiè­re­ment l’idée d’une inter­ven­tion armée dans les affaires de la Rus­sie, qu’elle se fasse d’une manière ouverte ou dégui­sée, mili­taire ou sous la forme de sub­ven­tions à dif­fé­rentes nations.

La Rus­sie tra­verse en ce moment une révo­lu­tion de la même pro­fon­deur et de la même impor­tance que le firent l’Angleterre en 1639 – 1648 et la France en 1789 – 1794 Chaque nation doit refu­ser de jouer le rôle hon­teux où s’abaissèrent l’Angleterre, la Prusse, l’Autriche et la Rus­sie pen­dant la Révo­lu­tion française.

De plus, il faut consi­dé­rer que la Révo­lu­tion russe — qui cherche à édi­fier une socié­té dans laquelle toute la pro­duc­tion des efforts com­bi­nés du tra­vail, de l’habileté tech­nique et des connais­sances scien­ti­fiques, irait entiè­re­ment à la com­mu­nau­té elle-même — n’est pas un simple acci­dent dans la lutte des par­tis. Elle a été pré­pa­rée par près d’un siècle de pro­pa­gande com­mu­niste et socia­liste, depuis le temps de Robert Owen, Saint-Simon et Fou­rier. Et bien que la ten­ta­tive d’introduire la nou­velle socié­té au moyen de la dic­ta­ture d’un par­ti soit appa­rem­ment condam­née à un échec, on doit recon­naître que la révo­lu­tion a déjà intro­duit dans notre vie quo­ti­dienne de nou­velles concep­tions sur les droits du tra­vail, sa véri­table posi­tion dans la socié­té, et les devoirs de chaque citoyen, et qu’elles subsisteront.

Non seule­ment les ouvriers, mais tous les élé­ments de pro­grès des nations civi­li­sées doivent mettre un terme à l’appui don­né jusqu’ici aux adver­saires de la révo­lu­tion. Non qu’il n’y ait rien à com­battre dans les méthodes du gou­ver­ne­ment bol­che­viste. Bien loin de là ! Mais toute inter­ven­tion armée d’une puis­sance étran­gère pro­voque néces­sai­re­ment un ren­for­ce­ment des ten­dances dic­ta­to­riales des gou­ver­nants et para­lyse les efforts des Russes prêts à aider la Rus­sie, indé­pen­dam­ment de son gou­ver­ne­ment, dans la res­tau­ra­tion de sa vie.

Les maux inhé­rents à la dic­ta­ture de par­ti ont donc été accrus par les condi­tions de guerre au milieu des­quelles ce par­ti se main­tient. L’état de guerre a été un pré­texte pour ren­for­cer les méthodes dic­ta­to­riales du par­ti ain­si que sa ten­dance à cen­tra­li­ser chaque détail de la vie dans les mains du gou­ver­ne­ment, ce qui a eu pour effet d’arrêter l’immense branche des acti­vi­tés usuelles de la nation. Les maux natu­rels du com­mu­nisme d’État ont été décu­plés sous le pré­texte que toutes les misères de notre exis­tence sont dues à l’intervention des étrangers.

Je dois d’ailleurs signa­ler que si l’intervention mili­taire des Alliés est conti­nuée, elle déve­lop­pe­ra cer­tai­ne­ment en Rus­sie un sen­ti­ment amer à l’égard des nations occi­den­tales, sen­ti­ment qui sera uti­li­sé quelque jour dans des conflits futurs. Cette aigreur se déve­loppe déjà.

Bref, il est grand temps que les nations de l’Europe occi­den­tale entrent en rela­tions directes avec la nation russe. Et à ce point de vue, vous — la classe ouvrière et les élé­ments avan­cés de toutes les nations — devez avoir votre mot à dire.

Un mot encore sur la ques­tion géné­rale. Le réta­blis­se­ment des rela­tions entre les nations euro­péennes et amé­ri­caines et la Rus­sie ne signi­fie aucu­ne­ment la supré­ma­tie de la nation russe sur les natio­na­li­tés qui com­po­saient l’Empire des tsars. La Rus­sie impé­riale est morte et ne res­sus­ci­te­ra pas. L’avenir de ses dif­fé­rentes pro­vinces s’oriente dans le sens d’une grande fédé­ra­tion. Les ter­ri­toires natu­rels des dif­fé­rentes par­ties de cette fédé­ra­tion sont tout à fait dis­tincts, comme le savent ceux d’entre nous fami­lia­ri­sés avec l’histoire de la Rus­sie, son eth­no­gra­phie et sa vie éco­no­mique. Tous efforts pour réunir, sous une loi cen­trale, les par­ties consti­tu­tives de l’Empire russe — Fin­lande, les pro­vinces bal­tiques, la Litua­nie, l’Ukraine, la Géor­gie, l’Arménie, la Sibé­rie, etc. — sont sûre­ment voués à un échec. Il est donc utile que les nations occi­den­tales déclarent qu’elles recon­naissent le droit à l’indépendance de chaque par­tie de l’ancien Empire russe.

Mon opi­nion est que cette évo­lu­tion se pour­sui­vra. Je vois venir le temps pro­chain où chaque par­tie de cette fédé­ra­tion sera elle-même une fédé­ra­tion de com­munes rurales et de villes libres. Et je crois encore que cer­taines par­ties de l’Europe occi­den­tale pren­dront bien­tôt la direc­tion de ce mouvement.

Pour ce qui concerne notre pré­sente situa­tion éco­no­mique et poli­tique, la révo­lu­tion russe étant la conti­nua­tion des deux grandes révo­lu­tions d’Angleterre et de France, essaie de pro­gres­ser là où la France s’est arrê­tée quand elle par­vint à mettre debout ce qu’on appe­lait l’égalité de fait, c’est-à-dire l’égalité économique.

Mal­heu­reu­se­ment, cette ten­ta­tive a été faite, en Rus­sie, sous la dic­ta­ture for­te­ment cen­tra­li­sée d’un par­ti, les social-démo­crates maxi­ma­listes. Cet essai avait été ten­té de la même façon que la conspi­ra­tion de Babœuf extrê­me­ment cen­tra­liste et jaco­bi­nisme. Je dois vous avouer fran­che­ment que, à mon avis, cette ten­ta­tive d’édifier une répu­blique com­mu­niste sur la base d’un com­mu­nisme d’État for­te­ment cen­tra­li­sé, sous la loi de fer de la dic­ta­ture d’un par­ti est en train d’aboutir à un fias­co. Nous appre­nons à connaître, en Rus­sie, com­ment le com­mu­nisme ne doit pas être intro­duit, même par une popu­la­tion fati­guée de l’ancien régime et n’opposant aucune résis­tance active à l’expérience faite par les nou­veaux gouvernements.

L’idée des Soviets, c’est-à-dire de conseils d’ouvriers et de pay­sans, pré­co­ni­sée d’abord lors de la ten­ta­tive révo­lu­tion­naire de 1905 et immé­dia­te­ment réa­li­sée par la révo­lu­tion de février 1917, aus­si­tôt que fut ren­ver­sé le tsa­risme, l’idée de tels conseils contrô­lant la vie poli­tique et éco­no­mique du pays, est une grande idée. D’autant plus qu’elle conduit néces­sai­re­ment à l’idée que ces conseils doivent être com­po­sés de tous ceux qui prennent une part réelle à la pro­duc­tion de la richesse natio­nale par leur propre effort personnel.

Mais, aus­si long­temps qu’un pays est gou­ver­né par la dic­ta­ture d’un par­ti, les conseils d’ouvriers et de pay­sans perdent évi­dem­ment toute leur signi­fi­ca­tion. Ils sont réduits au rôle pas­sif joué ancien­ne­ment par les « États Géné­raux » et les Par­le­ments, quand ils étaient convo­qués par le roi et avaient à com­battre un conseil royal tout puissant.

Un conseil du tra­vail cesse d’être un conseiller libre et sérieux quand il n’y a pas de liber­té de la presse dans le pays, et nous nous trou­vons dans cette situa­tion depuis près de deux ans — sous pré­texte qu’on est en état de guerre. Mieux encore. Les conseils d’ouvriers et de pay­sans perdent toute signi­fi­ca­tion quand les élec­tions ne sont pas pré­cé­dées d’une cam­pagne élec­to­rale libre et quand les élec­tions sont faites sous la pres­sion de la dic­ta­ture d’un par­ti. Natu­rel­le­ment, l’excuse habi­tuelle est qu’une loi dic­ta­to­riale est inévi­table comme moyen de com­battre l’ancien régime. Mais une telle loi devient évi­dem­ment un recul dès que la révo­lu­tion s’attelle à la construc­tion d’une nou­velle socié­té sur une nou­velle base éco­no­mique. Elle devient une condam­na­tion à mort pour la nou­velle construction.

Les manières de ren­ver­ser un gou­ver­ne­ment déjà malade sont bien connues de l’histoire, ancienne et moderne. Mais quand il faut créer de nou­velles formes de vie — spé­cia­le­ment de nou­velles formes de pro­duc­tion et d’échange — sans avoir d’exemples à imi­ter, quand tout doit être construit sur place, quand un gou­ver­ne­ment qui entre­prend de four­nir à chaque habi­tant chaque verre de lampe et encore l’allumette, se montre abso­lu­ment inca­pable de le faire avec ses fonc­tion­naires, si illi­mi­té que soit le nombre de ceux-ci, ce gou­ver­ne­ment devient une nui­sance. Il déve­loppe une bureau­cra­tie si for­mi­dable que le sys­tème bureau­cra­tique fran­çais, qui exige l’intervention de 40 fonc­tion­naires pour vendre un arbre abat­tu par un orage sur une route natio­nale, devient une baga­telle en com­pa­rai­son de lui. C’est ce que nous appre­nons aujourd’­hui en Rus­sie. Et c’est ce que vous, les tra­vailleurs de l’Occident, pou­vez et devez évi­ter par tous les moyens puisque vous avez à cœur le suc­cès d’une recons­truc­tion sociale. Envoyez ici vos délé­gués pour voir com­ment une révo­lu­tion sociale tra­vaille dans la vie réelle

L’immense tra­vail construc­tif qu’exige une révo­lu­tion sociale ne peut pas être accom­pli par un gou­ver­ne­ment cen­tral, même s’il a pour le gui­der, quelque chose de plus sub­stan­tiel que quelques manuels socia­listes et anar­chistes. Il a besoin des connais­sances, du cer­veau et de la col­la­bo­ra­tion volon­taire d’une foule de forces locales et spé­cia­li­sées qui, seules, peuvent atta­quer avec suc­cès la diver­si­té des pro­blèmes éco­no­miques dans leurs aspects locaux. Reje­ter cette col­la­bo­ra­tion et s’en rap­por­ter au génie de dic­ta­teurs de par­ti, c’est détruire le noyau indé­pen­dant, tel les « trade-unions » (appe­lées en Rus­sie unions pro­fes­sion­nelles) et les orga­ni­sa­tions coopé­ra­tives locales, en les chan­geant en organes bureau­cra­tiques du par­ti, comme c’est le cas actuel­le­ment. Mais c’est le moyen de ne pas accom­plir la révo­lu­tion, de rendre sa réa­li­sa­tion impos­sible. Et c’est la rai­son pour laquelle je consi­dère comme mon devoir de vous mettre en garde contre l’emprunt de telles directives.

Les conqué­rants impé­ria­listes de toutes natio­na­li­tés peuvent dési­rer que les popu­la­tions de l’ex-empire russe res­tent aus­si long­temps que pos­sible dans de misé­rables condi­tions éco­no­miques et soient aus­si condam­nées à appro­vi­sion­ner l’Europe occi­den­tale et cen­trale de matières pre­mières, pen­dant que les indus­triels occi­den­taux encais­se­ront tous les béné­fices que les Russes auraient pu autre­ment reti­rer de leur tra­vail. Mais les classes ouvrières d’Europe et d’Amérique ain­si que les centres intel­lec­tuels de ces pays com­prennent sûre­ment que seule la vio­lence pour­rait main­te­nir la Rus­sie dans cet assu­jet­tis­se­ment. En même temps, les sym­pa­thies que notre Révo­lu­tion ren­con­tra par­tout en Rus­sie et en Amé­rique montrent que vous fûtes heu­reux de saluer en la Rus­sie un nou­veau membre de la confré­rie inter­na­tio­nale des nations. Et vous vous aper­ce­vrez sûre­ment bien­tôt qu’il y va de l’intérêt de tous les tra­vailleurs du monde que la Rus­sie sorte aus­si­tôt que pos­sible des condi­tions qui para­lysent actuel­le­ment son développement.

Quelques mots encore. La der­nière guerre a inau­gu­ré de nou­velles condi­tions de vie pour le monde civi­li­sé. Le socia­lisme fera sûre­ment des pro­grès consi­dé­rables et de nou­velles formes de vie plus indé­pen­dante seront cer­tai­ne­ment créées, basées sur la liber­té locale et l’initiative édi­fi­ca­trice ; elles seront créées soit d’une manière paci­fique, soit par des moyens révo­lu­tion­naires si les par­ties intel­li­gentes des nations civi­li­sées ne col­la­borent pas à une recons­truc­tion inévitable.

Mais le suc­cès de cette recons­truc­tion dépen­dra, pour une grande part, de la pos­si­bi­li­té de coopé­ra­tion étroite des dif­fé­rentes nations. Pour atteindre ce but, il faut que les classes ouvrières de toutes les nations soient étroi­te­ment unies et que l’idée d’une grande inter­na­tio­nale de tous les tra­vailleurs du monde soit renou­ve­lée, non point sous la forme d’une Union diri­gée par un seul par­ti — comme ce fut le cas dans la seconde Inter­na­tio­nale, et comme c’est à nou­veau le cas dans la troi­sième. De pareilles unions ont natu­rel­le­ment pleine rai­son d’exister, mais en dehors d’elles, et les unis­sant toutes, il doit y avoir une union de tous les syn­di­cats du monde, de tous ceux qui pro­duisent la richesse du monde, fédé­rés pour déli­vrer la Pro­duc­tion mon­diale de son pré­sent assu­jet­tis­se­ment au Capital.

[/​Pierre Kro­pot­kine

Dmi­troff, le 10 juin 1920./]

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