La Presse Anarchiste

Des canons ou du beurre ?

On fit grand bruit jadis, de la décla­ra­tion du chef des forces aériennes nazies, au sujet d’une affir­ma­tion selon laquelle les canons passent avant le beurre. Tra­duit dans la réa­li­té, cet apho­risme ne signi­fiait rien moins qu’il faut savoir se pri­ver de nour­ri­ture, plus ou moins super­flue, pour pou­voir se payer les arme­ments jugés néces­saires et indis­pen­sables, pour la défense de la patrie.

Pour beau­coup, cette décla­ra­tion était consi­dé­rée comme l’ex­pres­sion typique de la men­ta­li­té des régimes natio­nal-socia­liste ou fas­ciste. L’on se plai­sait, assez naï­ve­ment d’ailleurs, d’y oppo­ser une bou­tade du ministre des Affaires Étran­gères de Grande-Bre­tagne, Antho­ny Eden, qui, lui, affir­mait que, pour l’An­gle­terre, le beurre avait prio­ri­té sur les canons. Cette bou­tade tout comme l’af­fir­ma­tion pré­ci­tée valent ce qu’elles valent, mais il était bien pré­ten­tieux, chez Eden, de mar­quer la dif­fé­rence qu’il pou­vait y avoir entre le fas­cisme ou le nazisme et la démo­cra­tie des États capitalistes.

Elle fut vite avan­cée cepen­dant par tous ceux qui se contentent de n’en­tre­voir que le côté super­fi­ciel des choses, essaient peut-être de se cacher la réa­li­té, ou bien aiment de se gar­ga­ri­ser de mots creux, ce qui les aident à mieux vivre sans doute.

Dif­fé­rence entre les régimes fas­ciste ou démo­cra­tique ? C’est vite dit.

Si nous trou­vions l’af­fir­ma­tion dépla­cée dès l’a­vant-guerre, c’est que nous consta­tions que cette illu­sion, entre­te­nue à grand ren­fort de publi­ci­té auprès des masses, per­met­tait de mieux cacher les pré­pa­ra­tifs de guerre dans tous les pays.

Pour nous, cette dif­fé­rence de slo­gans Gœring-Eden n’é­tait en fait que deux façons d’ex­pri­mer l’é­tat d’es­prit dés gou­ver­ne­ments fas­cistes et démo­cra­tiques qui, par bien des points, se res­sem­blaient dans une répres­sion iden­tique envers les hommes libres. Dif­fé­rence de paroles peut-être, mais non d’actes ; c’é­tait là tout le drame de l’entre-deux-guerres qui sem­blait oppo­ser les divers sys­tèmes gouvernementaux.

Plu­tôt du beurre que des canons, disaient les repré­sen­tants des pays qui se récla­maient de la démo­cra­tie, mais les pro­fits de la pro­duc­tion ne ces­saient de croître sans contre­par­tie pour les tra­vailleurs. Il fal­lait lais­ser sub­sis­ter le sys­tème d’ex­ploi­ta­tion capi­ta­liste, main­te­nir l’é­qui­libre des forces, conser­ver les colo­nies, tan­dis que des mil­liers d’in­di­vi­dus vivaient sous-ali­men­tés et dans le dénue­ment complet.

Dans une confé­rence sur la défense des Indes néer­lan­daises, le capi­taine de fré­gate hol­lan­dais Furs­ter n’hé­si­tait pas de dire, par­lant de l’a­dap­ta­tion à l’at­mo­sphère de poli­tique de force qui sévis­sait en Extrême-Orient : « Cela signi­fie que, nous aus­si, nous devons adop­ter la devise : « Safe­ty first ! » D’a­bord la cer­ti­tude de pos­si­bi­li­té d’exis­tence pour la jeune géné­ra­tion de Néer­lan­dais et des garan­ties pour l’u­ni­té de l’empire grâce à des forces suf­fi­santes entre les mains du gou­ver­ne­ment hol­lan­dais paci­fique. Ensuite, ensei­gne­ment aus­si éten­du, aus­si géné­ral que pos­sible, d’autres mesures sociales (assè­che­ment du Zui­der­see, etc.). »

Nous n’in­vo­que­rons plus les bud­gets de cette époque. Ils étaient déjà éle­vés. Aujourd’­hui, ils sont dépas­sés astronomiquement.

Des canons, puis du beurre, du beurre avant les canons, reven­di­ca­tions qui se confondent, puisque toutes deux sont enta­chées des besoins de guerre et de destruction.

On a fait la guerre pour satis­faire aux exi­gences de ces deux idéo­lo­gies qui pré­ten­daient régen­ter la conduite du monde. Des blocs se for­mèrent. Les uns prirent le par­ti de défendre ce qu’ils appe­laient la démo­cra­tie ; les autres s’en­ga­gèrent à lut­ter pour ins­tau­rer leur régime tota­li­taire. En réa­li­té, le beurre fut remi­sé à l’ar­rière, loin des pré­oc­cu­pa­tions du jour. Et l’on assis­ta à une course aux arme­ments. Ce fut la com­pé­ti­tion à qui pos­sé­de­rait le plus de canons ; les plus gros, les plus puis­sants, les plus des­truc­teurs de vies humaines. Ain­si va le monde.

L’on s’en don­na à qui veux-tu. Pen­dant plus de cinq ans on accu­mu­la des ruines pour fina­le­ment abou­tir à cette impasse curieuse dans laquelle nous vivo­tons depuis la libé­ra­tion, l’at­tente d’une troi­sième guerre.

Le plus curieux dans tout cela, c’est de consta­ter que les démo­cra­ties s’ins­pirent chaque jour davan­tage de l’es­prit des États fas­cistes pour se main­te­nir au pou­voir, tan­dis que les­dits États essaient de copier l’es­prit démo­cra­tique pour retrou­ver un pou­voir qui leur avait échap­pé dans la déroute qui sui­vit la guerre. Nous assis­tons donc à un véri­table phé­no­mène d’os­mose. Le mal­heur, c’est que, pour atteindre ce piètre résul­tat, il a fal­lu sacri­fier des mil­lions de vies humaines, des mil­liards ont été dila­pi­dés et des ruines sans nombre témoignent de la des­truc­tion bes­tiale orga­ni­sée par « les fau­teurs de guerre ».

Il est dif­fi­cile d’a­voir une haute idée de l’in­tel­li­gence de l’homme lors­qu’on constate la stu­pi­di­té dans laquelle le monde se débat, pis encore, lors­qu’on s’a­per­çoit que fai­sant fi d’ex­pé­riences vécues, il s’in­gé­nie à com­mettre les mêmes erreurs.

En avril 1951, on pou­vait lire dans la presse que le gou­ver­ne­ment tra­vailliste deman­dait aux Anglais d’a­bais­ser encore leur stan­dard de vie qui, soit dit entre nous, n’é­tait déjà pas fameux. Le seul motif invo­qué était celui que le pro­gramme de réar­me­ment ne devait pas enrayer le relè­ve­ment d’après-guerre.

J’a­voue ne guère com­prendre les sombres pré­vi­sions éco­no­miques dont le peuple bri­tan­nique était mena­cé, car ce relè­ve­ment d’a­près-guerre, de quoi est-il fait en réa­li­té ? Com­po­sé pour qui, ce relè­ve­ment, si ce n’est pour le peuple. Ain­si, pour se rele­ver, le peuple doit com­men­cer par se ser­rer la cein­ture. C’é­tait donc un relè­ve­ment à sens unique, un relè­ve­ment du pays dont le tra­vail, une fois de plus, sup­por­te­rait seul les frais.

Il n’est pas éton­nant alors de trou­ver incom­pré­hen­sible le texte adres­sé à la popu­la­tion par le gou­ver­ne­ment où se trouve rap­pe­lée cette stu­pi­di­té monu­men­tale que le poten­tiel mili­taire de la Grande-Bre­tagne dépend de sa san­té éco­no­mique. Pour ce faire, il fau­dra dimi­nuer les condi­tions de vie et pour réa­li­ser cette réforme, dite sociale, le gou­ver­ne­ment est dis­po­sé à éta­blir des contrôles et à exer­cer ses pou­voirs de direc­tion de l’é­co­no­mie. Et le texte se pour­suit, accu­mu­lant les absur­di­tés. Témoin celle-ci : 500 000 ouvriers sup­plé­men­taires sont néces­saires pour la pro­duc­tion concer­nant la défense natio­nale vers 1953 – 1954. Ce pro­gramme de réar­me­ment aura pour consé­quence une raré­fac­tion des tis­sus, des tex­tiles ména­gers, des pro­duits métal­liques. On est loin des paroles d’E­den paro­diant Goe­ring, le beurre a prio­ri­té sur les canons. L’i­ro­nie des choses, c’est que la Grande-Bre­tagne est dans le camp des vainqueurs.

Chaque jour d’ailleurs, apporte son beau lot d’é­preuves du même genre que médi­te­raient avec inté­rêt les pro­mis au pro­chain casse-pipe.

Ber­nard Baruch va plus loin encore lorsque dans un article publié dans le Rea­der’s Digest [[Avril 1951.]] où il annonce que « la grande épreuve morale com­mence ». Il nous vient révé­ler le prix de la liber­té. Il s’a­git pour lui de ne pas se cram­pon­ner à de « misé­rables inté­rêts ? » à « notre pauvre petit confort maté­riel ? » Il répète qu’il faut mobi­li­ser toutes « nos » res­sources mili­taires, éco­no­miques et morales. Il n’hé­site pas, cela va de soi, à joindre quelques réflexions à l’a­dresse du favo­ri­tisme, de l’é­goïsme et de la spé­cu­la­tion. Mais cela est dit avec une telle par­tia­li­té que rien ne nous étonne dans ce monde où les jeux sont faits.

Mais voi­ci venir le malin avec ses gros sabots, car « il » entend faire sup­por­ter la défense de la paix — tra­duire pré­pa­ra­tion à la guerre — par tous ceux qui pro­duisent et tra­duisent, selon sa belle expres­sion, la plus grande par­tie de ces res­sources : popu­la­tion, pro­duc­tion en acier, houille et pro­duits chi­miques, dans le lan­gage des réa­li­tés militaires.

À l’en­tendre, les Russes sont à la veille d’oc­cu­per l’Eu­rope, mais si eux, d’a­près Baruch, ont assez d’es­prit de dis­ci­pline pour « faire pas­ser les canons avant le beurre », les popu­la­tions d’Eu­rope, elles, sont trop atta­chées à leur stan­ding de vie. Elles remettent sans cesse au len­de­main, depuis bien­tôt cinq ans que la guerre est ter­mi­née, « un choix qu’elles ne peuvent pas élu­der ». Notre jour­na­liste n’hé­site pas d’af­fir­mer que « nous sommes bien obli­gés de choi­sir entre le beurre et la paix ». La paix pour lui, ce sont les canons. On s’en dou­tait un peu.

La grande épreuve morale est déjà com­men­cée. Nous y revien­drons. En atten­dant, fai­sons remar­quer à notre pro­fes­seur de morale « res­tric­tive » que nous le consta­tons de visu par la lec­ture des bilans des Socié­tés Ano­nymes, par l’a­veu presque cynique des dépenses fas­tueuses des gou­ver­ne­ments, par l’é­cho des récep­tions dis­pen­dieuses des maîtres de l’heure, par les dépla­ce­ments sans dis­con­ti­nuer des hommes d’É­tat, par tout le train de vie de ceux qui exploitent le labeur humain et qui rechignent à don­ner un salaire décent aux tra­vailleurs qui leur amassent, stu­pi­de­ment, des richesses sans limites ou les font vivre dans un luxe éhon­té. C’est cela, la grande épreuve morale qui se tra­duit dans la réa­li­té d’au­jourd’­hui par ce slo­gan renou­ve­lé des canons d’a­bord… du beurre ensuite.

On sait ce que cela veut dire. Que ce soit hier dans les régimes fas­ciste ou natio­nal-socia­liste, aujourd’­hui dans les démo­cra­ties, c’est tou­jours l’ex­ploi­ta­tion de la misère des hommes et l’u­sage des balles ou des gaz lacry­mo­gènes pour ceux qui reven­diquent un stan­ding de vie plus humain.

[/​Hem Day/​]

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