Ce n’est un secret pour personne qu’Israël est en proie à de grandes difficultés dont la principale est la phénoménale immigration. En 1948 la population, israélienne était de 600 000 habitants. Elle est en 1952 supérieure à 1 500 000 et a ainsi doublé en l’espace de quatre ans. Jamais aucun pays, occidental ou oriental, n’a eu à faire face à un tel afflux de population en si peu de temps.
Pour résoudre ces difficultés Israël avait le choix : solution étatiste ou solution collectiviste. Le fait que certains précurseurs du sionisme aient été des socialistes authentiques, que les Juifs soient très perméables aux doctrines révolutionnaires, ont pu faire s’illusionner des anarchistes, et n’avons-nous pas lu il y a quelques années, sous la plume d’un de nos camarades, une invitation à nous rendre dans ce pays jeune, bouillonnant, Pour y créer des foyers anarchistes appelés à un immense avenir dans ce Moyen-Orient en pleine fermentation.
L’heure des illusions est passée. Il nous faut ouvrir les yeux. Un récent contrat commercial, passé entre l’État d’Israël et une compagnie britannique pour l’exploitation des minerais de la mer Morte — fournisseur d’engrais de tout le Moyen-Orient — nous montre la tendance actuelle de l’évolution de cet État. Dans cette association 51 % des parts appartiennent à Israël, 26 % à la compagnie capitaliste anglaise, quant au déficit, il sera couvert par un emprunt accordé par la banque américaine Import-Export Bank. Nous assistons donc à une étatisation progressive mitigée d’un capitalisme occidentalisé (lire anglo-saxon).
L’analyse du sort des collectivités agricoles et du mouvement ouvrier est plus intéressante encore. Nous nous appuierons, dans le cas présent, sur la documentation que David Catarivas a donnée, dans l’Observateur du 10 janvier 1952, sous le titre : Israël cherche son second souffle.
« Le kibbouts (collectivité agricole), dit-il, a pu sauver le principe de la collectivité et ne pas s’abaisser à employer de la main-d’œuvre, mais il souffre lui-même d’un mal plus grave qui risque de l’emporter, malgré la sauvegarde des principes. » Et là l’auteur fait allusion aux luttes intestines d’origine politique. Dans les colonies collectivistes les deux tendances du mouvement ouvrier sont représentées : Mapaï, socialistes gouvernementaux et Mapam, socialistes de gauche oppositionnels, pro-soviétiques. Dans certains kibboutsim le Mapam avait la majorité, dans d’autres le Mapaï, mais tous étaient rassemblés dans une organisation unique : la Confédération générale des colonies collectivistes.
« La lutte que se livrent au parlement et à la Histadrouth (Confédération générale du travail israélienne) les deux partis ouvriers, poursuit David Catarivas, a eu ses répercussions au sein des colonies et l’inévitable scission s’est produite. Dans les colonies où la vie en commun est la règle on a vu des groupes se former, cesser de s’adresser la parole, se battre. Il a fallu se résoudre au « partage » des colonies. C’est là un coup très grave dont le mouvement collectiviste ne se relèvera pas. La tendance est de plus en plus à l’exploitation agricole privée dans des villages coopératifs où seuls les instruments de travail, les engrais, les machines sont propriété commune. » Ainsi c’est donc bien la politique : problèmes de gouvernement, Mapaï gouvernemental, Mapam opposition, problèmes de politique extérieure, Mapaï occidental, Mapam soviétique, qui vient de porter un coup mortel au collectivisme israélien.
En face de ce mouvement agraire, agité par les passions, que devient le mouvement ouvrier ? Pas trente-six C.G.T. en Israël, une seule, la Histadrouth. La rivalité des partis ouvriers s’y retrouve, mais d’autres problèmes s’y ajoutent dont nous trouvons trace dans la documentation déjà citée : « La Histadrouth possède la plus grosse entreprise de distribution des produits laitiers et agricoles : Tnouva… elle contrôle les coopératives de transport routier, bref il n’est pas une entreprise d’envergure en Israël qui ne soit ou sous son contrôle ou son associée. »
Se pose donc le problème des relations entre les membres de la Histadrouth dirigeant les entreprises et ceux des membres de l’organisation qui y sont employés. On leur reproche de se comporter en patrons de combat. Nous en trouvons l’illustration dans la citation suivante : « Lors de la grève des marins, qui vient de se terminer par la capitulation de ceux-ci, l’argument-massue employé par les représentants des grévistes était : comment la Histadrouth qui contrôle la Compagnie de Navigation peut-elle prétendre en même temps défendre les intérêts de celle-ci et ceux des marins ? Elle trahit certainement ceux des marins car elle ne peut trahir les siens propres. » C’est l’évidence même.
Pour le moment, État dans l’État, la Histadrouth entre parfois en lutte avec le gouvernement. Mais, obéissant à la logique interne des mouvements syndicaux, et ce dans tous les pays, elle a fourni ses cadres à Israël, et elle devient, ainsi, un des instruments les plus sûrs de la domination de l’État sur les travailleurs.
Certes « …Israël est dans le Moyen-Orient la plus passionnante expérience », mais cette expérience apparaît lourdement hypothéquée par l’occidentalisation, l’étatisation des mouvements agraire et ouvrier. Et, si nous devons la suivre — car nous intéresse tout ce qui se passe dans le monde nous devons le faire les yeux ouverts, grand ouverts. Car sur les mouvements révolutionnaires de tous les pays (Russie, Yougoslavie, Chine, Moyen-Orient, etc.) l’heure de la fin des illusions anarchistes a sonné.
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