La Presse Anarchiste

Témoignage algérien

[(Le doc­teur Hel­las nous avait don­né un article sur l’A­frique tra­gique. Nous avons cru devoir, avec son agré­ment, y sub­sti­tuer ce témoi­gnage d’un abon­né afri­cain, qui vit là-bas, sur place, pré­fé­rant encore le docu­ment- vécu à l’ar­ticle le mieux fait.)]

Douze ans se sont écou­lés depuis que les évé­ne­ments d’Es­pagne m’ont obli­gé à quit­ter le pays où je rési­dais depuis 1915 comme objec­teur de conscience. Depuis j’ai appris à connaître, très bien, les Algé­riens de toutes races, de toutes confes­sions et de toutes condi­tions sociales. Me recom­man­dant de cette connais­sance je puis affir­mer qu’il est très dif­fi­cile de se faire un juge­ment cer­tain concer­nant les autoch­tones si l’on réside dans des contrées lointaines.

Mon métier de pho­to­graphe ambu­lant, véri­table et vaste école de psy­cho­lo­gie et d’é­tude de la nature humaine et des réac­tions des diverses races m’a per­mis de mieux com­prendre les remous, les luttes san­glantes, les agres­sions, les viols, les vols, les crimes qui se com­mettent chaque jour. Enten­dez bien journellement.

Anti­ra­cistes, huma­nistes, nous vou­drions voir en tous les hommes des frères s’ai­mant les uns les autres ou tout au moins se tolé­rant, se res­pec­tant sans dis­tinc­tion de cre­do ou de cou­leur de peau. Et pour­tant nous ne pou­vons presque pas ouvrir la bouche sous peine d’en être les vic­times propices.

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J’a­vais vécu, avant de rési­der en Algé­rie, cinq ans en Afrique du Nord espa­gnole en contact conti­nuel avec les Rifains, les Ber­bères, pen­dant la guerre du Rif, durant laquelle, sou­vent, les « pacums » nous sif­flèrent aux oreilles. J’é­tais alors repor­ter gra­phique. Les auto­ri­tés espa­gnoles employant la méthode dure mais pré­voyante à la fois, traitent les indi­gènes en infé­rieurs. Je dois dire qu’ils obte­naient des résul­tats beau­coup plus effi­caces et avan­ta­geux pour tous car don­ner les liber­tés à ceux qui consi­dèrent cela comme de la fai­blesse mène au désastre. Obéis­sant à leur propre nature vio­lente, inca­pable de rai­son­ner, de com­prendre le droit et la jus­tice, même rudi­men­taires, ils vous écraseront !

Oui, les Espa­gnols com­prennent mieux la nature de leurs autoch­tones. Lors­qu’à Ceu­ta ton­nait le coup de canon annon­çant la fin du jour plus un indi­gène dans les murs de la ville, mais au coup de canon du matin c’é­tait l’é­veil de la four­mi­lière humaine cha­cun déam­bu­lant, vaquant à ses affaires. Les petits ânes se suc­cé­daient char­gés de toutes sortes de mar­chan­dises : char­bon de bois, bois, œufs, lapins, volailles, céréales, dattes, etc., puis s’en retour­naient avec les articles d’u­ti­li­té pour les besoins des douars.

Ce sont ces braves petits com­mer­çants, à l’al­lure inof­fen­sive, qui un jour tuèrent les six gen­darmes de Riconde-Médik et atta­quèrent le train de voya­geurs entre Tétouan et Ceu­ta. Les assaillants cap­tu­rés par les troupes mon­tées venues à notre secours — j’é­tais dans le train, à plat ventre, afin d’é­vi­ter autant que pos­sible les balles qui sif­flaient — quelle ne fut pas ma sur­prise en pho­to­gra­phiant les pri­son­niers de me retrou­ver face à face avec mes four­nis­seurs de Ceuta.

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Ici, en Algé­rie, c’est tout à fait dif­fé­rent. Les lois tendent à favo­ri­ser l’in­di­gène de la ville au détri­ment des tra­vailleurs des champs et des classes pauvres. Les indi­gènes, de plus en plus, vivent sur un pied d’é­ga­li­té avec l’Eu­ro­péen. Sur­tout depuis que les Amé­ri­cains, occu­pants de l’Al­gé­rie durant la guerre, appor­tèrent leurs dol­lars et les mar­chan­dises qui ravi­taillèrent et ali­men­tèrent le mar­ché noir, en échange des jeunes pucelles de toutes races et en par­ti­cu­lier des petites indi­gènes de 12 à 15 ans qu’on leur ven­dait, ou louait, au prix fort… bien enten­du ! Les coups de matraque sur­pre­naient sou­vent les amou­reux et jus­ti­fiaient leur détrous­se­ment. Ce fut la source d’où jaillirent les for­tunes qui per­mirent à nombre d’in­di­gènes d’ac­qué­rir com­merce et mai­son en ville.

C’est bien triste, pour un anar­chiste, de trou­ver motif à jus­ti­fier l’au­to­ri­té et cepen­dant l’en­cras­se­ment des tra­di­tions reli­gieuses, les cou­tumes bar­bares — tou­jours d’ac­tua­li­té — d’in­di­vi­dus inca­pables d’é­vo­luer sans les coups de fouet du maître font que la situa­tion devien­drait impos­sible si tout était lais­sé à l’i­ni­tia­tive indi­gène. Les richesses seraient détruites en très peu de temps et ces Arabes d’Al­gé­rie se batraient comme des chiens ! Puis, ensuite, sur­gi­rait inévi­ta­ble­ment la dic­ta­ture la plus mons­trueuse des temps modernes. Lorsque l’on nous parle de reven­di­ca­tions, d’a­gi­ta­tion en faveur de l’au­to­no­mie algé­rienne, de liber­té ou d’in­dé­pen­dance ce sont des usur­pa­teurs cachés qui mènent le jeu et tirent les ficelles se ser­vant de ces pauvres bougres. Même les intel­lec­tuels sont des arri­vistes. Sous le cou­vert du droit ils cherchent à satis­faire leurs ambitions.

Tous les mou­ve­ments qui consacrent leur temps à agi­ter le Maroc, la Tuni­sie, l’Al­gé­rie sont des mou­ve­ments poli­tiques ali­men­tés par le par­ti com­mu­niste qui espère faire bonne pêche en eau trouble… Si un jour il arri­vait au pou­voir tout ren­tre­rait dans l’ordre habi­tuel des choses : escla­vage des indi­gènes, sou­mis à nou­veau à une habi­tude sécu­laire, inso­lence des ambi­tieux his­sés au pouvoir.

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Voi­là ce que je dirais aux indi­gènes intel­lec­tuels si j’en avais la liber­té sans qu’ils me matraquent : « Que vos femmes soient trai­tées comme des êtres humains, qu’elles puissent sor­tir sans se voi­ler le visage, qu’elles aillent libre­ment au théâtre ou ailleurs — actuel­le­ment il y a des séances pour les femmes seules ou les hommes seuls, jamais ensemble, — qu’elles ne soient plus ache­tées comme une vile mar­chan­dise, qu’en matière d’a­mour elles ne soient plus répu­diées si elles ne peuvent pré­sen­ter l’hy­men san­glant de la déflo­ra­tion devant témoins. Que l’homme qui fume, boit ou mange, ou flirte pen­dant le carême ne soit plus lapi­dé par la foule de ses conci­toyens comme un cri­mi­nel. Etc. »

Tout cela semble peu de chose. Pour­tant ce serait là une grande révo­lu­tion musul­mane et ce sont jus­te­ment les intel­lec­tuels qui tiennent le plus à ce que les tra­di­tions reli­gieuses soient res­pec­tées dans leur inté­gra­li­té. Témoin ce dépu­té de l’Al­gé­rie qui appor­ta à l’As­sem­blée Natio­nale le Coran pour y lire un ver­set et affir­mer que les élec­tions devaient être retar­dées jus­qu’à la fin du carême — le rama­dan dure un mois — parce que les musul­mans ne pou­vaient pas voter durant ce laps de temps et se cha­mailler à loisir.

Tout ce que je viens de dire de l’A­rabe peut s’ap­pli­quer au Juif algé­rien sur le plan des pré­ju­gés tra­di­tion­nels de leur reli­gion. Au point de vue moral le Juif, mal­gré ses gros défauts, est fort capable d’é­vo­luer. Il aime étu­dier, rai­son­ner. Il aime la jus­tice, le droit, quoique son bagage intel­lec­tuel lui serve sur­tout à pra­ti­quer le com­merce, centre de sa vie. L’is­raé­lite, ici, en prin­cipe, ne tra­vaille pas manuel­le­ment. (À mon point de vue il a rai­son et si le bour­geois atten­dait de moi son char­bon pour se chauf­fer ce que je pense il crè­ve­rait cer­tai­ne­ment de froid.)

Quant aux autres Algé­riens, d’o­ri­gine étran­gère ou étran­gers : Grecs, Espa­gnols, Fran­çais ils ont aus­si leur part de pré­ju­gés reli­gieux et tout comme pour les autoch­tones les dogmes de toutes reli­gions trouvent en ce pays des pra­ti­quants indécrottables.

Cultes des morts, de la patrie, du natio­na­lisme, de la vio­lence, de l’i­gno­rance, du racisme, que sais-je encore ! sont sacrés et solides. Les Espa­gnols, réfu­giés poli­tiques : répu­bli­cains, socia­listes, syn­di­ca­listes, liber­taires forment une petite mino­ri­té sym­pa­thique qui, sans bruit, pour­suit le déve­lop­pe­ment des idées en atten­dant de réin­té­grer leur pays dans la digni­té. Les Fran­çais, colons, pro­prié­taires, fonc­tion­naires sont en géné­ral patriotes, natio­na­listes, voire chauvins.

Sans doute cette situa­tion lamen­table pro­vient-elle des ori­gines de la conquête de l’Al­gé­rie faite par des aven­tu­riers, détrous­seurs, cor­saires, sol­dats, rési­dus de toutes les nations qui, aujourd’­hui, est la cause de cette men­ta­li­té dépravée.

Les écoles manquent, dit-on, en Algé­rie. Plu­tôt leur fré­quen­ta­tion par les enfants. Et ce qui manque davan­tage ce sont les cer­veaux capables d’ap­prendre et d’é­vo­luer. Ceci ne s’im­pro­vise pas faci­le­ment. Il est plus facile de faire des robots en série !

[/​Pacu­me­lo/​]

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