La Presse Anarchiste

La grande ballade de Carnot à la Manufacture des Tabacs

Voici que pour faire pren­dre patience aux ouvri­ers, les gross­es légumes se foutent en cam­pagne ; ils usent du dernier truc qui leur reste. 

Ils vont dégot­ter les cama­rades dans les ate­liers, leur taper sur le ven­tre, les traiter le copains, et accouchent d’une pos­tiche de circonstance. 

C’est notre van­ité qu’ils exploitent ces Jean-foutres, en nous flat­tant rou­blarde­ment : preuve qu’il nous en reste encore une dose, d’une épais­seur conséquente. 

Mille bombes, il serait temps, à mon avis, de nous décrass­er, de voir clair dans le jeu de ces bougres, et à ne plus nous laiss­er gruger par eux. 

Un jour c’est un min­istre, un autre jour c’en est un autre — qui s’en va flair­er la sueur des com­pagnons, leur pass­er la main dans le dos, les appel­er citoyens, gros comme le bras, et les féliciter d’étre les piliers de République. 

Jusqu’à Carnot le Cro­que­mort, qui s’en va faire du bon­i­ment aux ouvriers. 

Il choisit le dimanche ; la semaine il trime dur : c’est lui le tim­o­n­nier du char de l’État. 

En plus il a une sacrée corvée : il doit exhiber sa lord et ses gui­bolles dans les gig­ot­tages offi­ciels ; et c’est moment de la poussée, crédieu, nous sommes en plein carnaval.

Donc pour se défa­tiguer de son turbin de la semaine, dimanche dernier il s’est payé une bal­lade à la Man­u­fac­ture des tabacs.

Prob­a­ble que sa pro­vi­sion de lon­dress était à sec.

Naturelle­ment il s’est fendu de sa pos­tiche. Vrai, elle mérite d’être encadrée , celle-là ! 

Aus­si je crois que les peinards me sauront gré de leur servir toute chaude et telle qu’il l’a pondue. 

Mes chers amis,

Je vous appelle mes chers amis, parce que vous êtes des ouvri­ers qui tri­ment dur, et que vous rap­portez de la bonne galette au trésor.

Les pou­voirs publics vous aiment et vous por­tent intérêt, — comme les berg­ers aiment leurs mou­tons de choix pour leur belle laine.

Je vous remer­cie de l’ac­cueil que vous faites à ma trom­bine présidentielle.

Soyez assurés que je penserai à votre intéres­sante sit­u­a­tion, tout en dégus­tant la boîte de cig­a­res de choix (comme vous) que j’ai sous le bras.

C’est un bon­heur dont vous com­pren­drez toute la portée, et que vos bons sen­ti­ments vous fer­ont préfér­er à un mis­érable pain de qua­tre livres.

C’é­tait une chou­ette occase de le pass­er à tabac, le Cro­que­mort, mais va te faire foutre !

C’est par des applaud­isse­ments fréné­tiques et nour­ris, dis­ent les reporters de la haute, qu’on a accueil­li son dégueulage.

Ah, zut, j’au­rais préféré que ce soient les pro­los qui soient nour­ris et non pas les applaudissements.

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Les gros jour­nal­istes, qui sont les chiens de garde des gou­verne­ments, et rabat­tent le trou­peau ouvri­er, ont gueulé jusqu’à plus soif que le Cro­que­mort « fai­sait avec ses bal­lades de chou­ettes besognes, qu’elles prou­vent au pop­u­lo que dans grande famille répub­li­caine il compte au même titre que les autres citoyens. »

C’est se foutre de l’âne jusqu’à la bride, de vouloir nous faire avaler que des pau­vres dia­bles qui bûchent toute la sainte journée pour une pièce de qua­tre francs, sont les fran­gins de Carnot, des budgé­ti­vores et des bourgeois !

Dans ma famille à moi, nom de dieu, comme dans celle de tous les peinards, cha­cun trime tant qu’il peut et bouffe à sa faim. 

S’il y a un bon morceau, il est mis de côté pour les petiots, ou les malades, quand il y en a. 

Et sûr, nous nous décar­cas­sons pour nous aider les uns les autres. 

Pourquoi donc qu’il n’en est pas pareille­ment dans la grande famille répub­li­caine ?

Nom d’une bombe, on dit que les loups ne se man­gent pass entre eux. Sûre­ment le vieux proverbe ne peut s’ap­pli­quer à la grrande famille !

Car il y en a des flop­pées de pau­vres gas qui sont sucés et dévorés par leurs frangins.

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On ne se fait pas une idée, sans l’avoir vu, de ce qu’il faut de pro­tec­tions aux vieux pour entr­er à l’hôpi­tal, ou bien pour décrocher une place à Bicètre ou à la Salpétrière. 

Et les tous petiots de purotins, ce qu’on te les sec­oue ! On les expédie par fournées en nour­rice au fond de quelque trou, où avec l’aide du biberon et des médecins offi­ciels, sur cent il en échappe pas une douzaine. 

Et les femmes, quelle sacrée exis­tence elles ont aujour­d’hui ; c’est une pitié. Elles ne savent plus com­ment vivre, leur tra­vail est payé moitié du nôtre — et même moins.

Elles sont oblig­ées d’avoir quelqu’un (comme on dit) qui les sou­ti­enne — ou bien, ce qui est pitoy­able et ter­ri­ble à con­stater, de faire la retape !

C’est là que voue les atten­dez, tas de chenapans !

Et les bons hommes, par­lons-en ! Des gas robustes, dans la force de l’âge, qui ont des biceps et de la poigne, com­bi­en qu’il y en a sans turbin et sans croustille ?

C’est pour­tant pas l’en­vie qui leur manque d’en abat­tre ferme, et de gag­n­er leur vie même en se tuant, — mais l’en­vie ne suf­fit pas.

C’est comme ça, sacré ton­nerre ! Oui, c’est comme ça ; et pen­dant que vous chahutez dans vos salons, messieurs les aris­tos, savez-vous que ce n’est pas drôle par le temps de chien qu’il fait, d’avoir le ven­tre creux et de patauger dans la neige fondue.

Et le pire c’est que ceux qui ont la veine de tur­bin­er ne sont guère plus heureux.

Le pain est cher, le pro­prio ne rate pas le coup du terme, et vous avez telle­ment réduit les prix, qu’il est bougre­ment dif­fi­cile de join­dre les deux bouts.

Mais vous vous foutez pas mal de ça !

Dansez, rigolez, tant que vous y êtes, du moins ne la faites pas à la fra­ter­nité et à la famille.

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Vous avez beau dire, tas de fumistes, c’est une cochonne de famille, que la famille républicaine.

Il n’y a plus que les nigue­douilles, ceux qu’en ont une couche aus­si haute que la tour Eif­fel, pour couper dans les bateaux gigan­tesques que vous nous montez.

Le pop­u­lo com­mence à ouvrir les quin­quets ; bien­tôt il ne se paiera plus de phras­es creuses…

Il lui faut du solide main­tenant. Les flanch­es du Cro­que­mort, si filan­dreux qu’ils soient, ne suff­isent plus à lui rem­plir la panse et à tromper sa faim. 

Oui, les beaux messieurs, c’est ain­si, si drôle que ça paraisse ; le pop­u­lo en a soupé de crev­er la faim, il veut bouffer. 

C’est bien son tour !


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