La Presse Anarchiste

Amour ou amitié

[[Extrait de Les chemins de l’ami­tié à paraître en 1947.]]

L’ami­tié n’ex­clut point la plu­ral­ité. On peut avoir un seul ami, ou plusieurs, peu importe. Le tout est de bien les choisir.

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Les ami­tiés plu­rales sont comme l’amour plur­al : elles valent ce que valent les parte­naires. C’est un con­trat qui ne peut être rompu que par le con­sen­te­ment des parties.

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L’ami­tié hésite au seuil de cer­taines maisons, fussent-elles des palais : elle rebrousse chemin, mais elle entre de plain-pied dans la chau­mière du pau­vre, si celui-ci en est digne.

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De faux amis, on en trou­ve tant qu’on en veut ; de vrais amis, c’est chose infin­i­ment rare.

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On a sou­vent con­fon­du « cama­rade » avec ami. C’est un mot dont on abuse un peu trop. Il recou­vre les pires machi­na­tions. Il per­met à cer­tains indi­vidus d’ex­ercer sur une vaste échelle leur coupable indus­trie. Il con­stitue l’une des formes les plus bass­es de l’ex­ploita­tion de l’homme par l’homme.

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L’amour, ou plutôt ce qui en tient lieu, porte en ses flancs la jalousie. Il est frère de l’en­vie. Il se change en haine, bien sou­vent. Il n’en est point de même de l’ami­tié, tou­jours égale à elle-même. Où l’amour s’éteint comme un feu de paille, l’ami­tié est une flamme qui se ravive sans cesse.

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Ne rien cel­er à celui ou celle que l’on aime, en cela surtout con­siste l’ami­tié. L’amour devrait être pareil. Aucune cachot­terie ne devrait exis­ter entre deux êtres qui s’adorent.

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L’amour serait à réin­ven­ter, d’après Rim­baud, car il a besoin de retouch­es en un monde où sévit la haine, mais l’ami­tié n’a pas à l’être, n’ex­is­tant qu’en­tre esprits libres qui ont fait table rase de tous les men­songes et renon­cé à toutes les hypocrisies.

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L’amour, a‑t-on dit, est une mal­adie. Peut-on en dire autant de l’ami­tié qui est le signe d’une san­té morale à toute épreuve ?

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La des­tinée de toute une vie tient sou­vent à une ren­con­tre de quelques minutes.

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En amour ne rompez jamais le pre­mier. Lais­sez ce soin à l’ad­ver­saire. Alors, vous aurez le beau rôle.

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Ne vous est-il jamais arrivé, lorsqu’ayant ren­dez-vous avec une femme que vous désiriez ardem­ment, de vous dire en l’at­ten­dant : « Pourvu qu’elle ne vienne pas » ? O mys­tère du sub­con­scient, qui vous aver­tit du dan­ger que vous courez !

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Ne jouez pas trop avec l’amour : ses flèch­es peu­vent devenir un jour ou l’autre empoisonnées.

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Après moult expéri­ences amoureuses, on com­mence à com­pren­dre que le jeu n’en vaut point la chan­delle. Et comme au pre­mier jour, on est fondé à dire :« Ce n’est que ça ! ».

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Quoi de plus lâche et de plus sot que d’aller racon­ter à la femme d’un ami que ce dernier la « trompe », — selon l’ex­pres­sion con­sacrée — et cela avec l’e­spoir d’obtenir ses « faveurs ! ». De quel nom qual­i­fi­er ce genre d’amitié ?

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Dire du mal d’une femme qui a repoussé vos avances est une igno­minie, mais en dire de celle qui les accueil­lit favor­able­ment en est une plus grande.

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« On n’aime bien qu’une fois, c’est la pre­mière », a écrit La Bruyère. C’est plutôt la dernière, croyons-nous. Riche d’ex­péri­ences suc­ces­sives, on appré­cie davan­tage la valeur d’un amour sincère. Comme un mourant rassem­ble toutes ses forces pour se rac­crocher à la vie, on se rac­croche à l’amitié.

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L’amour est le seul domaine où la pros­ti­tu­tion n’au­rait jamais dû exis­ter, et c’est celui où elle existe le plus.

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L’amour et l’ami­tié ne s’ex­clu­ent point. Ils peu­vent faire bon ménage. Alors, de cet accord, qui sup­pose une con­fi­ance absolue de part et d’autre, naît un bon­heur sans mélange, qui est le plus grand des bon­heurs que puis­sent attein­dre dans la vie deux êtres qui s’adorent.

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L’amour puri­fié par l’ami­tié, quoi de plus beau ! Il n’y a cer­taine­ment rien au-dessus. Il s’épure à son con­tact, se libère de ses chaînes et s’en­noblit. Il n’a rien à voir avec ces « coups de foudre » sans lende­main, ou dont les lende­mains se traduisent par quelque crime passionnel.

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Un mari doit être pour sa femme un amant, une femme doit être pour son mari une maîtresse. La paix du ménage en résul­tera. Seule l’ami­tié peut pro­duire un tel miracle.

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Si l’amour ne s’ac­com­pa­gne point d’ami­tié, il bat de l’aile. Pour qu’il prenne son essor, il faut qu’il s’ap­puie sur elle. Rien n’est préférable sur la terre à ce que l’on pour­rait appel­er l’amour-amitié.

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Si après l’étreinte une femme vous dégoûte, c’est que vous n’avez pour elle aucune espèce d’ami­tié, celle-ci n’é­tant point le fait d’un caprice pas­sager, mais d’une sincérité à toute épreuve.

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Un amour déçu se change en mépris, une ami­tié trahie se change en pitié.

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Ne con­damnons pas tous les hommes, ne con­damnons pas toutes les femmes, parce qu’un homme ou parce qu’une femme nous a fait souf­frir. Chaque sexe a ses défauts. Accor­dons-lui des cir­con­stances atténu­antes, et ne soyons pas injustes envers lui.

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Aimer un être pour lui-même, et non pour son argent, c’est ce qui s’ap­pelle aimer.

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« Aimer, c’est être deux », a dit Vic­tor Hugo. On pour­rait aus­si bien dire « C’est être plusieurs ». L’amour plur­al a des défenseurs et des adver­saires. Il com­porte toute­fois des incon­vénients que seules peu­vent vain­cre les natures d’élite.

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Une femme ne doit pas être une cause de désunion entre deux hommes, pas plus qu’un homme n’en saurait être une entre deux femmes. C’est cepen­dant ce qui se pro­duit la plu­part du temps, pour le mal­heur des trois. Ce n’est plus d’ami­tié qu’il s’ag­it dans ce cas, mais de jalousie, qui se glisse comme un ver dans un fruit, pour le gâter.

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Une ami­tié durable n’a rien à voir avec ces ami­tiés de cir­con­stances, sitôt mortes que nées, comme celles que nouent des voyageurs qui se ren­con­trent dans le même train ou man­gent à la même table d’hôte. Elles sont frap­pées de stérilité.

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L’ami­tié se donne, elle ne se vend pas. Ce n’est pas une marchan­dise mon­nayable. Elle restitue à l’in­di­vidu son droit à la vie. Qu’ex­ige-t-elle en échange ? La bonne foi et la franchise.

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Les par­a­sites de l’ami­tié pul­lu­lent. On les ren­con­tre partout où il s’ag­it de se mon­tr­er, de s’emparer de quelque chose, de prof­iter d’une aubaine, de tir­er les mar­rons du feu. Ils ne ratent aucune occa­sion de se met­tre en avant. Ce sont de par­faits resquilleurs.

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L’au­tori­tarisme est néfaste en ami­tié comme en amour. Il rejoint le pro­prié­tarisme, qui pré­tend que telle chose lui appar­tient, qu’il a des droits sur elle, qu’il en est l’u­nique maître. Sin­gulière pré­ten­tion qu’ont cer­tains indi­vidus de tenir en laisse ceux qu’ils dis­ent aimer et qu’ils ne font que con­trari­er. Ils les indis­posent con­tre eux, tant leur tyran­nie est odieuse !

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L’ami­tié a sou­vent besoin de silence, qui en dit autant que la parole. Dans le silence, l’e­sprit se recueille et l’âme se retrempe. On peut se dire beau­coup de choses en se taisant.

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Un ami est un directeur de con­science auquel on se con­fesse et qui nous met dans la bonne voie quand nous nous en sommes écartés. Il garde jalouse­ment dans son cœur le secret que vous lui avez con­fié et qu’il est seul à connaître.

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L’ami­tié con­seille, elle ne morigène pas. Elle sug­gère, ne frappe point. Elle per­suade, ne met per­son­ne en demeure de lui obéir pas­sive­ment. Deux amis dignes de ce nom le seront tou­jours de la vérité. Leur amour de la vérité en fera des hommes libres.

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Toute­fois, nos amis auront tou­jours assez de tact, et nous-mêmes use­ri­ons envers eux des mêmes procédés, pour ne pas nous con­train­dre à épouser à la let­tre leurs idées. On peut tou­jours se ren­con­tr­er sur un plan supérieur d’où l’on aperçoit les choses sans parti-pris.

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Un ami n’est pas une girou­ette qui tourne à tous vents. C’est un être con­stant et fidèle dans ses affec­tions. Il ne vous aban­donne pas à l’heure du dan­ger. Autrement serait-il votre ami ?

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Il faut mépris­er celui qui trahit son ami. Il faut avoir pour lui la même aver­sion que pour le politi­cien qui trahit son par­ti ou le moral­iste dont les actes con­tre­dis­ent les paroles.

Qui ne voit que l’ami­tié est la plus haute expres­sion de l’in­di­vid­u­al­isme, « ce pelé, ce galeux » que les gens de mau­vaise foi s’ob­sti­nent à con­fon­dre avec l’é­goïsme. Il rend au cen­tu­ple ce qu’il a reçu.

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Dans une ami­tié durable, chaque parte­naire con­serve son autonomie. Il con­serve son orig­i­nal­ité. Ce n’est qu’en restant lui-même qu’il peut se recon­naître dans un autre, voir en quoi il lui ressem­ble ou en diffère.

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Que dire d’une ami­tié qui ne dur­erait que quelques heures ! L’in­sta­bil­ité frise l’in­fidél­ité. Con­fi­ance implique con­stance. Être con­fi­ant, cela veut dire : oubli de soi, fran­chise, sincérité, en un mot : fidél­ité. Fidél­ité dans les ser­ments, dans les con­trats, dans les promess­es, fidél­ité en tout et pour tout. Fidél­ité dans nos affec­tions, con­stance dans nos sen­ti­ments, il n’y a point d’ami­tié durable sans cela.

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Exi­geons de nos amis ce que nous exi­geons de nous-mêmes : fidél­ité à la parole don­née, entr’aide et réciproc­ité. Obéis­sant aux mêmes aspi­ra­tions, deux êtres — ou plusieurs — pour­ront chem­iner ensem­ble, sans crainte de s’é­gar­er, pareils à des alpin­istes qui, se ten­ant par la main, gravis­sent un roc escarpé.

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L’ami­tié sup­pose la réciproc­ité, cha­cun de nous devant se mon­tr­er digne de la sym­pa­thie qu’il éveille autour de lui. Sous le signe de l’ami­tié, deux êtres se com­plè­tent, l’un puisant dans l’autre ce qui lui manque pour l’égaler.

[/Gérard de Lacaze-Duthiers/]


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