La Presse Anarchiste

Au delà de toute morale

[/Florence‑, 1er mars 1947./]

Mon cher E. Armand, 

R. P. Besançon, dans le n° 17 de l’U­nique me présente comme un apol­o­giste de la force du type hitlérien. Évidem­ment, il n’a pas bien com­pris mes idées. Afin d’éviter qu’en France on se méprenne sur ma pen­sée, je te prie de traduire et insér­er la présente. 

Comme Stirn­er, comme Niet­zsche, comme Ren­zo Nova­tore, j’ac­cepte, la vie, toute la vie, dans sa riche diver­sité et je ne veux rien en sous­traire. Que cette diver­sité soit nouménique ou phénoménique, que ce ne soit même qu’une sim­ple apparence, je n’en sais rien et il ne m’im­porte pas de le savoir. La vie m’ap­pa­raît ain­si et elle ne peut m’ap­pa­raître autrement : la vie pour moi est diver­sité, même si elle est, au lieu de cela, l’Être des Éléates. 

Dans la diver­sité, je ren­con­tre instinct et rai­son, matière et esprit, amour et haine, plaisir et douleur, c’est-à-dire une foule d’élé­ments divers qui sont tous équiv­a­lents parce que tous néces­saires à la vie. Et tant que la vie con­tin­uera à appa­raître ain­si (car on ne peut exclure a pri­ori le change­ment prob­a­ble prévu par Hume), tous ces élé­ments con­tin­ueront à coex­is­ter et tous pré­ten­dront se man­i­fester et s’af­firmer, entrant s’il le faut en lutte les uns avec les autres. 

« Anar­chie » sig­ni­fie lib­erté de la Vie, c’est-à-dire pos­si­bil­ité pour tous les élé­ments divers de la vie de se man­i­fester de façon extrin­sèque — pour tous ces élé­ments qui, depuis soix­ante-dix siè­cles, sont mod­i­fiés, cor­rigés, bridés, refrénés, étouf­fés par les reli­gions, par les morales, par les lois. Lorsque tous les hommes seront Libres (s’ils le sont jamais), tan­tôt ils s’en­ten­dront par amour, tan­tôt ils s’ac­corderont par intérêt, tan­tôt encore parce qu’ils seront impul­sés par la crainte réciproque, tous ayant été aguer­ris par la néces­sité de la défense de l’indépen­dance du moi. Mais cet accord — qui se réalis­era d’une foule de façons divers­es et qui n’ex­clu­ra pas totale­ment la lutte — per­me­t­tra à cha­cun de se mou­voir beau­coup plus facile­ment qu’il peut le faire aujour­d’hui, sujet qu’il est à l’emprise paralysante des fan­tômes éthiques, religieux et légaux. Je n’ex­clus donc pas l’amour, mais je n’ex­clus pas non plus les sen­ti­ments opposés. 

Besançon, au con­traire, à la suite des Kropotkine, des Tol­stoï, des Reclus, des Malat­es­ta, des Gori, etc., veut réduire la vie à un seul de ses sen­ti­ments — l’amour — et il croit que c’est seule­ment l’amour qui créera l’en­tente dans la future human­ité anar­chiste. Il se fait ain­si l’an­non­ci­a­teur de la morale de la fraternité. 

Mais ceci — à mon sens — est une erreur. Car si la vie n’est pas essen­tielle­ment diverse et con­tra­dic­toire, si la ten­dance fon­da­men­tale de notre nature est la ten­dance à l’amour, à l’en­tr’aide (comme l’en­seigne Kropotkine), alors il ne sera pas besoin, en Anar­chie, d’une morale ou d’une loi con­stric­tive. Les hommes libres fer­ont spon­tané­ment le bien, même si aucune éthique ne le leur com­mande. Mais si, au lieu de cela, nos ten­dances fon­da­men­tales sont divers­es et opposées, et si la morale sert à en étouf­fer quelques-unes au prof­it de quelques autres — cette morale con­stituera, en Anar­chie, une nou­velle loi, une coac­tion nou­velle et qui en désir­era le tri­om­phe n’est pas indi­vid­u­al­iste anar­chiste. Besançon ne l’est pas, lui qui veut tout sup­primer au prof­it de l’amour. Hitler ne l’é­tait pas, lui qui voulait tout sup­primer au prof­it de la haine, de la bru­tal­ité, de la vio­lence. L’A­n­ar­chie n’est ni moral­isme, ni édu­ca­tion­isme, mais sat­is­fac­tion libre et sans préjugés de tous les besoins et sen­ti­ments naturels, per­ma­nents dans le temps, même s’ils se man­i­fes­tent, avec divers degrés d’in­ten­sité, dans des con­di­tions et des moments variés

[/Enzo Mar­tuc­ci/]


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