La Presse Anarchiste

De la Vérité

Pour peu que l’on se donne la peine d’ob­ser­ver autour de soi, sur­tout de réflé­chir, on s’a­per­çoit bien­tôt que la vie s’a­vère tou­jours dif­fi­cile, pénible même. Les rai­sons en sont mul­tiples, mais, à mon sens, le manque de loyau­té, de fran­chise, de cou­rage joue un grand rôle dans cette situa­tion. Et cela ne concerne pas seule­ment les rela­tions entre indi­vi­dus, mais les divers mou­ve­ments de la socié­té et les rap­ports entre les peuples. 

La dis­si­mu­la­tion, le men­songe, l’hy­po­cri­sie raf­fi­née sont deve­nus règle cou­rante dans la vie des hommes et cela dans tous les domaines. Ce n’est qu’à titre excep­tion­nel qu’on ren­contre la convic­tion et la sin­cé­ri­té. Selon moi, la crise dont souffre l’hu­ma­ni­té ne ces­se­ra que lors­qu’on ne redou­te­ra plus la véri­té, qu’elle ne sera plus l’exception.

Mal­gré l’in­gra­ti­tude d’un tel sujet, on ne sau­rait demeu­rer indif­fé­rent quant à la Véri­té. C’est vers elle qu’a­vec fidé­li­té, avec amour, avec sym­pa­thie, se sont tour­nés les phi­lo­sophes et les pen­seurs de toutes les époques et de tous les pays. C’est vers elle, à mon avis, que doivent tendre les aspi­ra­tions les plus nobles, les pen­sées les plus éle­vées des hommes vrai­ment dignes de ce nom.

Il faut un cer­tain cou­rage pour oser aspi­rer à la Véri­té, car la lumière qu’elle pro­jette peut dénon­cer l’er­reur des croyances aux­quelles nous sommes atta­chés, l’i­na­ni­té des pré­ju­gés ou des anti-pré­ju­gés qui embar­rassent notre route, la faus­se­té des idées à nous incul­quées volon­tai­re­ment par des gens que nous avions pris et consi­dé­rés comme des maîtres, mais qui, à l’a­na­lyse, se sont révé­lés des hommes de paille, des valets…

La véri­té ne consti­tue pas une enti­té fixe, immuable, défi­ni­tive, inva­riable, tou­jours sem­blable à elle-même. C’est un point sans cesse en mou­ve­ment — une posi­tion qui se modi­fie à mesure que nous avan­çons sur la route de la vie ; c’est pour­quoi elle nous offre un champ d’ex­pé­riences constam­ment renou­ve­lé. Comme les cours d’eau, la véri­té est tou­jours en marche. Lorsque nous fai­sons une pro­me­nade en mer, nous consta­tons que l’ho­ri­zon fuit et s’é­lar­git en même temps que nous avan­çons. Il en est de même pour la véri­té qui revêt un aspect nou­veau à mesure que nous croyons nous rap­pro­cher d’elle. 

On pour­ra se poser cette ques­tion : « Cette véri­té, ne l’at­tein­drons-nous jamais ? » La réponse est qu’il n’est pas de véri­té abso­lue, que cha­cun en pos­sède une part réduite, qu’elle dif­fère selon les men­ta­li­tés, les connais­sances, les façons de pen­ser et même les inté­rêts de chacun…

On me dira qu’il est des esprits rebelles à la véri­té. J’es­time, pour ma part, que ceux qui se montrent froids à l’é­gard de telle ou telle véri­té concrète sont plus faciles à éveiller que les tièdes, les timo­rés, les apa­thiques trop pares­seux pour pen­ser pour et par eux-mêmes, pié­ti­nant sur place, tou­jours prêts à accep­ter les œillères, les ban­deaux confec­tion­nés à leur usage par les domi­na­teurs et les exploiteurs. 

Pour en reve­nir aux varia­tions que peut subir la véri­té par rap­port à la conscience indi­vi­duelle, pre­nons l’exemple du meurtre : 

Pre­mière véri­té (admise à peu près par tous les hommes) : on ne doit pas atten­ter à la vie d’au­trui, sinon en cas de légi­time défense. 

Deuxième véri­té : On ne doit atten­ter à la vie d’au­trui, sous aucun pré­texte, mais il est per­mis d’ô­ter la vie aux ani­maux nui­sibles et à ceux, non nui­sibles, que nous uti­li­sons pour notre alimentation.

Troi­sième véri­té : On ne doit pas plus atten­ter à la vie de ses sem­blables qu’a l’exis­tence des ani­maux quels qu’ils soient.

Qua­trième véri­té : On ne doit atten­ter à la vie sous aucune des formes qu’elle revêt. 

Ain­si, à mesure que la conscience s’af­firme, devient plus exi­geante, plus humaine, la véri­té gra­vit un à un les éche­lons qui mènent à un plan supérieur. 

Aucune per­sonne, aucun groupe ne peut se tar­guer de déte­nir le mono­pole de la véri­té, puis­qu’il est évident qu’elle dif­fère selon les indi­vi­dus, les milieux, les cli­mats ; qu’elle ne réside en aucun endroit fixe, qu’elle appar­tient à cha­cun et à tous.

En der­nière ana­lyse, la véri­té qui éclaire notre marche, dirige nos pas n’est que ce que cha­cun de nous consi­dère comme tel. Puis­qu’elle se modi­fie au fur et à mesure que nous évo­luons, la recherche de la véri­té n’est donc qu’illu­sion. Mais c’est une illu­sion utile aux hommes, les sou­te­nant, leur don­nant le goût de la vie, les fai­sant pro­gres­ser vers plus de com­pré­hen­sion et de bien-être.

[/​Maurice Imbard/​]

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