On trouvera dans la rubrique « Correspondance » une réponse d’Enzo Martucci à la lettre d’un de nos abonnés. Mais il ne s’en est pas tenu là pour proclamer son désaccord avec les thèses que nous défendons dans
Ce n’est pas d’aujourd’hui que date le dit désaccord. Il existait déjà il y a quelque vingt-cinq ans, quand Enzo Martucci signait Enzo de Villafiore. Et ce désaccord persistant est dû à ce que lui et moi nourrissons une conception totalement différente et de l’individualisme et de l’an-archisme. Être individualiste, comme nous l’entendons ici, c’est, en premier lieu, cultiver, sculpter, ennoblir, perfectionner notre personnalité, tant éthiquement qu’esthétiquement — mais c’est également, sur le plan physique, nous préoccuper de la conserver intacte, saine et « équilibrée », partant de ce principe qu’il ne sert à rien de l’exposer à des aventures où il est évident qu’elle succombera. L’individualiste tel que nous le concevons « tient à sa peau » et « sa peau » est ce qu’il possède de plus précieux au monde. Ce n’est guère romantique ni héroïque, j’en conviens, mais j’avoue, en ce qui me concerne, que chaque fois que j’ai été retranché de la circulation — pour des motifs vrais ou faux, peu importe — j’en ai intensément souffert, et ce pour toutes sortes de raisons qui me sont personnelles. Je ne plastronne pas : la prison, le camp de concentration, je ne les ai subis que forcé, contraint. Pour en revenir à notre individualiste, non seulement il tient à sa peau, mais il répugne à la violence, il n’a aucun goût pour la bagarre et il entend, quand risque il y a, mettre dans son jeu le plus d’atouts qu’il pourra. Comme le disait Stirner, cet auteur si cher à mon contradicteur, se trouvant en présence d’un obstacle qu’il ne peut franchir, il le contourne. Tout cela ressortit sans doute à ce qu’on dénomme « l’intérêt bien entendu », mais ce même intérêt bien entendu mène notre individualiste à respecter l’individualité d’autrui, à ne troubler ni sa tranquillité ni son repos, à ne pas s’occuper de ses affaires et à ne pas le gêner dans son activité, ni dans ce qui en dépend — à charge de réciprocité, cela va sans dire.
Cet individualiste qui n’est ni agressif, ni batailleur, ni casse-cou est aussi an-archiste, c’est-à-dire que par le raisonnement et la réflexion — peut-être par tempérament — il est arrivé à cette conclusion que l’existence de l’archisme (État, gouvernement totalitaire ou démocratique) était incompatible non seulement avec l’accomplissement de sa personnalité, mais encore avec la possibilité d’existence d’une humanité, d’où l’imposition et la violence étant bannies, le dominisme et le servilisme, la domination et l’exploitation auraient disparu. Le vocable an-archie. de par son étymologie et son sens doctrinal, n’a jamais voulu dire chaos, confusion, désordre, ivresse dionysiaque, délire apollinien, licence effrénée, rejet de toute ligne de conduite personnelle ou collective, écrasement du faible par le fort, règne endémique de la terreur et ainsi de suite — il signifie tout simplement négation d’autorité — d’autorité gouvernementale, qu’on le remarque bien. Tout milieu social fondé sur des rapports ou accords mutuels, souscrits sans l’intervention ou l’ingérence archiste (donc étatiste ou gouvernementale) est an-archiste. En somme, être individualiste an-archiste n’est pas seulement une attitude philosophique (il se peut, étant donné les circonstances, qu’elle ne puisse être autre chose), mais se trouver en possession d’une mentalité telle que pour se conduire dans la vie, isolément, ou associé avec d’autres individualistes, lui et eux n’éprouvent aucun besoin de la protection de la loi ou d’une sauvegarde archiste quelconque.
Qui sait si tel « copain » obscur, ignoré, isolé, « en dehors », qui vit avec les siens dans un coin reculé de la France ou d’ailleurs, insouciant des préjugés moraux de son environnement, n’appartenant à aucun parti politique, équilibrant sa consommation par sa production, ne se laissant abattre ni par les difficultés de l’existence quotidienne ni séduire par l’éblouissement de la course à l’argent, ne réalise pas le type de l’individualiste an-archiste, tel qu’il est possible de le réaliser actuellement ?
Qui sait si tel « copain » aussi obscur, aussi ignoré, aussi isolé, qui fait de la propagande de bouche à oreille, au bureau, à l’atelier, sur le chantier où il travaille, glissant à celui-ci une brochure bien choisie, adressant à celui-là une remarque appropriée, prêtant à cet autre un ouvrage l’amenant à réfléchir — qui sait si ce copain n’a pas éveillé plus d’êtres à prendre conscience de leur personnalité que telle ou telle propagande bruyante ou spectaculaire ?
Oui, qui sait ?
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Pour Martucci, Stirner est une sorte de Mahomet, prophète élu de l’anarchie et l’Unique et sa Propriété une espèce de Koran. Qu’il me permette de lui conseiller la lecture de Warren, Stephen Pearl Andrews, Tucker, Mackay qui, je le crains, lui sont encore inconnus.
J’emploie à dessein ce mot « conseiller », parce que mon contradicteur me reproche de ne pas conseiller à qui nous lit de suivre les traces d’un Renzo Novatore (j’ajoute d’un Severino di Giovanni et autres). Bien sûr que je ne conseillerai à qui que ce soit de suivre les traces de ces types hors-série. Le rôle d’un individualiste n’est pas de jouer au Directeur de conscience. Il appartient à chacun de se déterminer pour et par soi-même, sous sa responsabilité. Pourquoi ne conseillerais-je pas plutôt à mes amis de suivre l’exemple de Nietzsche, si discret, si réservé, si timide, si sensible, menant la vie d’un ascète — ou de Stirner lui-même, à l’existence si effacée, qui n’eut jamais rien d’un gangster ou d’un hors-la-loi — ou d’un Tucker, anti-illégaliste et type du gentleman an-archiste — ou d’un Mackay, poète, romancier, et qui n’avait rien d’un chef de bande. Libre à Enzo Martucci de décerner des brevets d’anarchisme, mais libre à moi de ne pas en tenir compte.
Il me reproche encore de préconiser un individualisme de résistance à nos passions, instincts, appétits, etc., etc., mais l’idole de Martucci, Stirner lui-même, m’a appris que lorsqu’on est possédé par une passion, un instinct, un appétit, on cesse d’être l’Unique. On n’est l’Unique que si on les domine. Stirner accepte avec reconnaissance ce que les siècles de culture lui ont acquis : pouvoir sur sa nature, non-obligation d’obéir à ses appétits. « je sais — écrit-il — que par la culture, j’ai acquis la force de ne pas me laisser contraindre par mes désirs, mes appétits, mes passions, etc. Je suis leur — Maître. » (Ich weiss und habe durch die Bildung die Kraft dazu gewonnen das Ich Mich durch keiner meiner Begierden, Lüste, Aufwellungen, u. s. w. zwingen zu lassen brauche ; Ich bin ihr — Herr (
Concernant l’Unique et sa Propriété, il importerait peut-être de se demander s’il s’agit d’un ouvrage de polémique plutôt que d’un traité de philosophie. Ce livre apparaît, quand on l’étudie bien, comme une critique poussée à fond des différents courants idéalistes d’alors. Il y aurait toute une étude à faire à ce sujet. Dans tous les cas, je ne sais pas pourquoi Enzo Martucci m’accuse de rationalisme, etc., car s’il y a un égoïsme logique, rationnel, c’est bien l’égoïsme stirnérien.
Nietzsche ? Mais a‑t-il existé moraliste, plus moraliste que Nietzsche, lui qui admirait tant chez les anciens philosophes grecs « leur enseignement tendant à une sagesse et à une règle de vie, à un ascétisme pratique, à une continuelle mise en pratique et mise à l’épreuve de la sagesse requise » — Nietzsche qui voulait créer une race nouvelle de philosophes et d’éducateurs de la jeunesse. — Nietzsche qui ne plaisantait pas sur le chapitre de la promesse, de la parole donnée, de la responsabilité, attributs de l’individu souverain. Je remplirais tout un fascicule de
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Enzo Martucci s’en prend enfin aux thèses que
Venons-en maintenant à la question de la rupture unilatérale du contrat — rupture contre laquelle nous nous élevons — thèse que personne n’est forcé d’approuver. Martucci a‑t-il oublié certaines déclarations de son Maître Stirner. « Il n’y a rien à objecter à ce que je renonce à telle ou telle liberté (p. ex. par contrat). Par contre, je maintiendrai jalousement mon individualité ». (Auch hat er nichts zu sagen wenn Ich selbst Mich um diese und jene Freiheit bringe (z. B durch jeden Kontrakt). Dagegen will ich eiferzüchtig auj meine Eigenheit halten). Dans cette association d’égoïstes que constituent « les familles d’élection et les amitiés multiples » nous prenons en effet parti pour celui auquel on impose la rupture unilatérale du contrat, acte que nous considérons comme spécialement entaché d’archisme. Et c’est bien notre droit. Pour nous, en effet, la promesse ne cesse d’avoir effet que lorsque celui auquel on l’a faite délie de son engagement celui qui a promis. Mais il n’est nullement question d’interdire au rupteur unilatéral de briser, en se parjurant, le contrat d’association, mais seulement de lui rappeler qu’il encourt une responsabilité et que si celui auquel il impose la rupture s’en trouve lésé et réagit à sa façon, le dit rupteur n’aura qu’à s’en prendre à lui-même des conséquences qui s’ensuivront. Cette thèse, d’ailleurs, est exclusivement à l’usage de ceux dont l’individualité s’affirme, s’accomplit dans le respect de la parole donnée, la fidélité à la promesse, le souci de l’exécution sincère et exacte des clauses du contrat. Que pourraient comprendre les autres à cela ?
Dans la pratique, comme j’ai toujours considéré la camaraderie comme une assurance volontaire destinée à épargner à ceux qui la souscrivent non seulement la souffrance inutile et évitable, mais encore la souffrance en général, je pense qu’entre camarades pour de bon, on ne conclut pas d’entente, d’accord, on ne passe pas de contrat sans bien préciser les conditions dans lesquelles cessera d’avoir effet le pacte, l’entente ou le contrat ; sans bien stipuler que cette cessation, quel que soit l’objet du contrat, ne saurait signifier — sans compensation adéquate — préjudice, tort, dommage, privation, etc., pour n’importe lequel des co-contractants.
« On ne peut nulle part éviter une certaine limitation de la liberté, car il est impossible de s’affranchir de tout », reconnaît Stirner.
(Beschraenkung der Freiheit ist überall unabwendbar, denn man kann nichts alles
Dans le dernier fascicule de
Quant à une « société sans gouvernement », où l’homme demeurerait un loup pour l’homme — où ce serait, à l’état permanent, la guerre entre individus ou associations — où la raison du plus fort, du plus brutal, du plus rusé, serait toujours la meilleure — où le recours à la violence arbitrerait les différends qui pourraient surgir entre unités ou collectivités humaines, non et mille fois non ! Individualistes, nous entendons certes affirmer et maintenir contre vent et marée notre position d’Uniques, mais pacifiquement. Nous sommes des artisans de paix et de libre entente — et cela dès à présent. Si jamais la société sans gouvernement se réalise, elle ne subsistera et ne se développera que dans la paix, la tolérance, la réduction de la souffrance à un minimum toujours plus voisin de son élimination totale (souffrance morale autant que physique). La liberté est la mère de l’ordre, énonçait Proudhon. C’est bien notre avis. La liberté sans la responsabilité n’est qu’un leurre. Je maintiens ce postulat que dans tous les temps et dans tous les lieux, on retire de l’accord plus de bénéfice que de la lutte, et de l’observation des clauses du contrat librement consenti plus de profit que du caprice, de la désinvolture, de la tromperie (en ce qui concerne les relations entre camarades). Et ce n’est pas seulement la raison qui dicte cette façon de voir, mais le cœur. Et les arguments (
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