L’Altruisme peut-il être inclus dans l’Égoïsme ? Selon la définition type, la réponse est qu’il le semble. Voici cette définition, telle qu’elle ressort du dictionnaire Webster :
Si le mot
Certains auteurs altruistes me rappellent les théologiens orthodoxes. Mis en présence des faits de la science physique, le théologien admet bien que toutes choses en ce monde procèdent selon un ordre invariable, mais il s’obstine à lui attribuer une origine magique, fantomatique. Les auteurs altruistes admettent bien que le choix immédiat d’une action par l’individu, à chaque tournant de son existence, est déterminé, avec précision, par des causes, mais ils réclament une éducation altruiste, une impulsion altruiste, de manière que par suite la réaction de l’individu à des causes données puisse lui faire trouver son plaisir dans le bonheur social. Je prétends que s’il y trouve son plaisir, c’est par égoïsme ; et si les auteurs en question trouvent leur plaisir en projetant un bonheur social plus grand encore, c’est par égoïsme qu’ils ont entrepris leurs premiers efforts. Toute personne qui réfléchit peut s’apercevoir qu’il y a lieu à erreur quand il s’agit de définir le bonheur social. Toute doctrine qui exige qu’une personne renonce à un plaisir sans être délibérément convaincue qu’en agissant ainsi elle se détermine sagement — cette doctrine-là, sur un point est responsable d’une certaine et immédiate diminution de bonheur. Outre cela, ce peut être une illusion qui s’ignore.
Les convictions qui, à une époque donnée, déterminent ce qui, socialement parlant, peut être le bonheur, le bien-être, diffèrent grandement de celles qui leur succèdent. Jadis on jugeait nuisible à la société d’apprendre à lire à un esclave et par conséquent nuisible, dans une communauté esclavagiste, la présence d’un homme libre qui, obéissant à ses inclinaisons généreuses, se hasardait à instruire un esclave intelligent et méritant. Ceux qui s’inclinaient devant cette conviction sociale — qui était la leur, d’ailleurs — partageaient ce qui a été depuis reconnu comme une malfaisante erreur. De nos jours, les convictions régnantes sont que les droits conjugaux d’une personne sur une autre contribuent au bien-être social, que les enfants doivent obéissance à leurs procréateurs, que la parenté engendre des obligations particulières ; que, pour vivre unis, les citoyens ont besoin de liens autres que leurs propres calculs intéressés et leur bienveillance spontanée. Je pourrais évoquer une armée de fantômes accablant de devoirs l’individu convaincu, prescrivant ce qu’il doit ou ne doit pas faire pour se montrer un digne instrument du bien-être social. Tout cela, alors que d’une façon générale jamais aucun bonheur ou bien-être social n’a été conçu ou réalisé, alors que les convictions erronées qui ont prévalu dans le passé et dans le présent ont rempli le monde de misères individuelles.
Quelques Altruistes maintiennent que leur homme idéal ne sert nullement les convictions de la Société, qu’il est beaucoup plus sage que cela, qu’il œuvre pour son idéal personnel, guidé par sa raison individuelle. Ils craignent que s’il perdait le sentiment urgent du devoir à l’idéal, il cesserait d’agir pour amener un meilleur état des choses. Or, quand cette opinion est exprimée, c’est de leur part un défi insidieux, sinon inconscient, qu’ils nous lancent, pour que nous leur démontrions que l’Égoïsme est un meilleur Altruisme que l’Altruisme lui-même. Le fait est que l’Altruiste se demande si l’Égoïsme à raison, s’il vaut mieux pour la Société et ainsi de suite — qu’il en discute. Peut-être l’Égoïsme mettra-t-il en pièces toutes les sociétés existantes, créera-t-il de nouveaux mondes moraux, rendra-t-il possible de nouveaux idéaux ; peut-être la largeur, la libéralité d’esprit conduira-t-elle plus rapidement à tout ce que l’Altruiste le plus intelligent et le plus éclairé attend du sentiment du devoir ? Quoi qu’il en soit, nous autres Égoïstes, nous ne revendiquons pas le droit à l’expérimentation de l’Égoïsme. Nous nous efforçons de démontrer que l’Égoïsme est le fait principal de l’existence organique — sa caractéristique universelle.
Analysons l’Altruisme en nous préoccupant de ses intentions au lieu de nous limiter aux individus. Pour l’Ego, il n’y a pas de différence entre une amitié nouvelle et un objet nouveau. Son but est de les utiliser. La capacité de l’Ego, ses préférences, son hérédité, ses habitudes en ce qui concerne l’association, — ce qui le distingue comme individu — se révèlent par son appréciation de certains objets utilisables, soit pour son profit personnel, soit pour se procurer d’autres objets. Celui qui réfléchit moins trouve du grain et le consomme dans sa totalité, rencontre du bois et s’en sert comme combustible sans se préoccuper des espèces. Celui qui réfléchit davantage met du grain de côté pour la semence, le cultive et en obtient une plus grande quantité ; il met de côté le bois le plus dur aux fins d’usages durables, fabrique des outils de métal et ajuste les moyens aux fins au lieu de vivre au jour le jour. Donc, si ayant affaire à des personnes ou à des choses, il ne perd pas de vue qu’en ajournant ou abandonnant tel plaisir immédiat, cela lui sera plus commode, cet acte raisonnable est égoïste et doit être jugé comme tel. De même quand ayant éprouvé une série de phénomènes, il se fixe une règle de conduite, adopte certaines habitudes lui épargnant la peine de vérifications renouvelées, il agit encore en Égoïste. Mais s’il perd le contrôle normal de ses efforts concernant des objets et des fins que, dès l’abord, il devait utiliser comme moyens pour parvenir à d’autres fins, il dévient un Altruiste dans le sens où Altruisme se différencie d’Égoïsme. Autrement dit, il est devenu irrationnel ou insensé.
Certains individus ont assez de bon sens pour être ordinairement remplis d’égards pour les autres selon leur mérite — comme certains artisans prennent, habituellement grand soin de leurs outils, se montrent plus systématiques, plus appliqués que d’autres dans leurs méthodes de travail. Cela prouve-t-il qu’ils soient moins personnels ou simplement qu’ils sont plus conséquents avec leurs théories — démontrant ainsi, par l’exemple, — avec un raisonnement excellent à la base — le bien fondé de la loi du caractère qui veut que telle une chaîne rigide, le processus de raisonnement ayant été adopté une fois pour toutes, les chaînons intermédiaires deviennent si familiers qu’ils se succèdent sans que nous et ayons conscience ? L’égoïsme d’un fermier qui sort de chez lui, par un froid rigoureux, pour sauver ses bêtes, même s’il en éprouve quelque inconvénient, n’est pas moindre en quantité, mais révèle plus d’intelligence que celui, qui par crainte du froid, laisse périr son troupeau. Mais un fermier peut être si avare qu’il risquera de se geler pour sauver une jeune bête susceptible de lui rapporter à peine quelques dollars. L’amour de l’argent sans raison est évidemment une manifestation égoïste, mais quand cette passion s’empare d’un homme, quand l’argent devient son dieu, son idéal, nous pouvons le classer parmi les Altruistes. C’est la caractéristique du dévouement à autrui, peu importe que cet autrui ne soit ni une personne ni le bien social, mais l’ensorcelant veau d’or ou une rangée de chiffres. Nous autres Égoïstes savons faire la différence entre l’Égoïste et le fanatique. Il en est de même lorsque quelqu’un devient tellement accaparé par son amour pour une personne du sexe opposé qu’il en perd le jugement et le contrôle de soi, quoique cette espèce de fascination soit guérissable par l’expérience, alors que la folie de l’avare est incurable. L’homme ou la femme malade d’amour voit son illusion s’évanouir par le contact avec la personne qui est la cause de la maladie ; mais, dans certains cas, la mort ou l’absence empêchent que le remède agisse et il y a des cas où la maladie mentale dure toute la vie. Le « dévouement à autrui » pourrait fournir un texte à d’autres sermons que ceux que prêchent ces aimables Moralistes qui s’enorgueillissent de la prétendue supériorité d’un mode de pensée inéluctablement altruiste.
(À suivre).
[/James L.
Traduction E. Armand/]