La Presse Anarchiste

Le moucheron contre l’éléphant

Lors­qu’en 1936, Ste­phan Zweig écri­vit ce livre, il ne visait pas seule­ment le théo­crate Cal­vin, qui, pour assu­rer le triomphe de sa foi et sa supré­ma­tie poli­tique, calom­niait, empri­son­nait, tor­tu­rait, met­tait à mort les hommes osant pen­ser libre­ment, il son­geait sans aucun doute pos­sible à ce dément qui avait réus­si à faire de son pays une com­mu­nau­té d’au­to­mates et qui fut cause de sa ruine. Délais­sant ces consi­dé­ra­tions, remon­tons le cours du temps et repor­tons-nous au conflit idéo­lo­gi­co-reli­gieux qui par­ta­geait alors l’Eu­rope : Catho­li­cisme contre Pro­tes­tan­tisme. Ce conflit avait allu­mé des guerres, pro­vo­qué des mas­sacres sans nombre, allait en déchaî­ner encore. Mais il avait aus­si démon­tré que de quelque man­teau qu’elle se couvre, l’in­to­lé­rance est tou­jours l’intolérance.

Into­lé­rant et fana­tique, orga­ni­sa­teur hors pair et bûcheur infa­ti­gable, mais bri­sant tout ce qui pou­vait lui oppo­ser une résis­tance quel­conque, Jean Cal­vin, Picard d’o­ri­gine, avait réus­si à faire de Genève, d’une ville entière, d’un can­ton, une com­mu­nau­té docile, où toute liber­té de pen­sée, toute indé­pen­dance était sacri­fiée au pro­fit de sa doc­trine. Il par­vint à ce que rien ne put se sous­traire à son pou­voir : conseil poli­tique, consis­toire, uni­ver­si­té, tri­bu­naux, finances, pas­teurs, écoles, police, pri­sons ; la chose impri­mée et le dis­cours, tout dépen­dait de lui, tout était contrô­lé par lui. La doc­trine cal­vi­niste était deve­nue loi, et le ban­nis­se­ment, le cachet ou le bûcher, le lot des récal­ci­trants. Et ce dic­ta­teur n’é­tait pas consi­dé­ré comme pro­phète seule­ment quand il prê­chait à Saint-Pierre. Son influence débor­dait de beau­coup les murs de la cité où son des­po­tisme se don­nait libre cours. Le pro­tes­tan­tisme mon­dial consi­dé­rait ce théo­logue incom­pa­rable, ce légis­la­teur émi­nent comme son chef spi­ri­tuel ; des rois et des princes se dis­pu­taient sa faveur.

Le fait est que sous le règne de Cal­vin, la vie n’est ni sûre ni gaie à Genève. Là où Sava­na­role, à Flo­rence, a échoué, le Picard, à Genève, a réus­si. Comme tout dic­ta­teur qui se res­pecte, il a ins­tau­ré une « Ges­ta­po » avec laquelle on ne plai­sante pas. Genève ne connaît plus de vie pri­vée. Cal­vin est d’ailleurs d’ac­cord en cela avec son dogme de la pré­des­ti­na­tion nul. Tout être humain étant cen­sé dis­po­sé au mal, sus­pect de péché, il doit accep­ter qu’on le sur­veille. À toute heure de jour et de nuit, la police ecclé­sias­tique peut visi­ter les mai­sons, se rendre compte si l’on sait bien ses prières ou pour­quoi l’on a pas assis­té au der­nier ser­mon du grand Réfor­ma­teur. Défense pour les femmes d’a­voir des robes trop longues ou trop courtes, de dépas­ser le nombre de bagues dont on est auto­ri­sé à orner ses doigts, à sto­cker dans l’ar­moire plus de chaus­sures qu’il n’est per­mis ; la police ne s’en tient pas au seul cabi­net de toi­lette, elle passe à la salle à man­ger : n’au­rait-on pas ajou­té au seul plat per­mis une petite soupe, un mor­ceau de viande, une frian­dise ? Et la Biblio­thèque ? ne ren­fer­me­rait-elle pas d’autres livres que ceux por­tant l’es­tam­pille de la cen­sure consis­to­riale et si l’on décou­vrait dans un tiroir une image pieuse ou un cha­pe­let, quelle aubaine ! On inter­roge les domes­tiques pour obte­nir des ren­sei­gne­ments sur leurs maîtres, les enfants pour qu’ils en donnent sur leurs parents. Avez-vous jamais vu une police se pas­ser de la déla­tion ? Toutes les lettres, celles qui partent comme celles qu’on reçoit sont ouvertes et lues. Inter­dits les théâtres, les réjouis­sances, les fêtes popu­laires, la danse, le jeu sous toutes ses formes et jus­qu’au pati­nage. Inter­dits aux hommes les che­veux longs, aux femmes les coif­fures savantes, les robes gar­nies de den­telles, les gants, les sou­liers ajou­rés. Inter­dites les fêtes fami­liales de plus de vingt per­sonnes ; inter­dit de boire d’autre vin que le vin rouge du pays. Défen­dus les toasts, le gibier, la volaille, les pâtés. Inter­dits, cela va de soi les rap­ports extra-conju­gaux ou avant le mariage. Etc., etc. Il ne faut pas débor­der d’i­ma­gi­na­tion pour sup­po­ser qu’on laisse des couples d’a­mou­reux rou­cou­ler à l’a­bri des bos­quets obs­curs qui bordent le Rhône ; les mal­heu­reux trou­ve­raient à l’af­fût des gar­diens des mœurs char­gés de les rame­ner dans le droit che­min et comment ! 

Un bour­geois a sou­ri lors d’un bap­tême : trois jours de pri­son. Un autre fati­gué par la cha­leur s’est endor­mi au prêche : la pri­son. Deux bour­geois ont été sur­pris jouant aux quilles : la pri­son. Deux autres ont joué aux dés un demi-setier de vin : la pri­son. Des ouvriers ont man­gé du pâté à leur petit déjeu­ner : trois jours au pain et à l’eau, etc., etc. 

Ceci est peu de choses, com­pa­ré aux peines féroces dont sont pas­sibles les pro­tes­ta­tions contre la dic­ta­ture poli­tique et spi­ri­tuelle de maître Cal­vin. Pour avoir atta­qué publi­que­ment la théo­rie de la pré­des­ti­na­tion, un homme est fouet­té jus­qu’au sang à tous les car­re­fours de la ville, puis ban­ni ; pour avoir, en état d’i­vresse, crié des insultes contre le dic­ta­teur, un impri­meur est condam­né à avoir la langue per­cée avec un fer rouge, puis chas­sé de la ville ; pour avoir trai­té Cal­vin d’hy­po­crite, Jacques Gruet est tor­tu­ré et exécuté. 

Pour com­prendre l’ar­res­ta­tion, l’emprisonnement, le juge­ment, l’exé­cu­tion de l’Es­pa­gnol Michel Ser­vet, il faut s’ins­tal­ler en esprit dans cette atmo­sphère de ter­reur et de tota­li­ta­risme. Ste­fan Zweig consacre une par­tie de son ouvrage à ce méde­cin ara­go­nais, qui eut l’in­tui­tion de la cir­cu­la­tion du sang — l’in­tui­tion seule­ment — mais qu’au­cune science n’ar­ri­va à fixer. Ser­vet est un franc-tireur de la phi­lo­so­phie, de la méde­cine, de la théo­lo­gie, il est doué d’une intel­li­gence vive, éveillée, mais c’est un per­pé­tuel agi­té. Le com­pa­rer à Don Qui­chotte n’est pas exa­gé­ré, comme on le ver­ra par la suite. À vingt ans, renou­ve­lant les thèses des ariens, il nie la Tri­ni­té. Luther, Zwin­gli, Cal­vin, selon lui, se sont arrê­tés à moi­tié che­min en repre­nant le dogme de la Tri­ni­té. On se doute de l’ac­cueil que le jeune théo­lo­gien reçut de ses confrères, che­vron­nés ceux-là, quand il s’a­dres­sa à eux pour les convaincre. La publi­ca­tion de ses thèses qui épui­sèrent ses der­nières res­sources mit défi­ni­ti­ve­ment le feu aux poudres. Le voi­là chan­geant de nom, se fai­sant appe­ler Michel de Vil­le­neuve, ren­trant en France, tra­vaillant comme cor­rec­teur chez un impri­meur de Lyon, puis se ren­dant à Paris, annon­çant à l’é­cole de méde­cine un cours sur les mathé­ma­tiques, la météo­ro­lo­gie, l’as­tro­no­mie, la méde­cine. Il est obli­gé de quit­ter Paris, étant, comme de juste, entré en conflit avec les auto­ri­tés et de se réfu­gier à Vienne (Isère) où il devient méde­cin de l’ar­che­vêque Paulmier. 

Qui sau­ra jamais com­ment l’i­dée lui vint d’en­trer en cor­res­pon­dance avec Cal­vin (les deux hommes s’é­taient déjà. ren­con­trés à Paris) et de s’ef­for­cer de le gagner à ses idées ? Qui pour­ra jamais com­prendre qu’à ce fana­tique, Ser­vet ait pu envoyer le manus­crit du livre où il sapait le fameux dogme de la Tri­ni­té ? C’é­tait se jeter dans la gueule du loup. La réponse ne se fera pas attendre. Ser­vet a bien pu faire impri­mer secrè­te­ment son livre à mille exem­plaires (si peu dis­tri­bué qu’il n’en reste que trois), mais grâce à une impru­dence, Genève en a été aver­ti. Aus­si­tôt le dic­ta­teur se met à l’œuvre pour sup­pri­mer et l’hé­ré­tique et son livre. 

Cal­vin com­mence, par per­sonne inter­po­sée, par le dénon­cer à l’In­qui­si­tion catho­lique, qui semble, dans cette affaire, avoir agi mol­le­ment, puisque la machi­na­tion n’eut pas de suite immé­diate. Cal­vin ayant insis­té, par le canal de son ami de Trie, Ser­vet est empri­son­né mais si peu sur­veillé qu’il s’é­vade facilement. 

Pour­quoi Ser­vet s’est-il ren­du à Genève ; pour­quoi dans cette ville, où tout étran­ger est a prio­ri sus­pect, s’en va-t-il à Saint-Pierre, où prêche Cal­vin ? Celui-ci le recon­naît, le fait arrê­ter, empri­son­ner dans des condi­tions inima­gi­nables. La tra­gé­die s’a­chève par une condam­na­tion à être brû­lé vif et ce cruel ver­dict s’exé­cute le 27 octobre 1553 sur la place de Cham­pel, là même où s’é­lève aujourd’­hui un monu­ment expiatoire. 

Le sup­plice de Ser­vet n’al­la pas sans sou­le­ver des pro­tes­ta­tions, on s’en doute. Mais toutes ces pro­tes­ta­tions s’in­car­nèrent en la per­sonne d’un pauvre diable de savant, arri­vant à peine à nour­rir sa famille par ses tra­duc­tions et ses leçons, un pros­crit, un émi­gré — du nom de Sébas­tien Cas­tel­lion, un Savoyard, dont la culture lui a méri­té d’être consi­dé­ré par cer­tains comme l’homme le plus savant de son temps. Cas­tel­lion avait déjà eu maille à par­tir avec Cal­vin — il avait dû rompre avec lui à cause de deux ques­tions d’in­ter­pré­ta­tion de la Bible. Cal­vin s’é­tait débar­ras­sé de lui — le seul homme qu’on pût lui oppo­ser à Genève — en le for­çant de quit­ter la Cité. Il se réfu­gia à Bâle, où lui aus­si il exer­ça la pro­fes­sion de cor­rec­teur, tra­vail irré­gu­lier. Il lui fal­lut attendre de longues années avant que l’U­ni­ver­si­té lui confiât une chaire de pro­fes­seur de grec. 

Mal­gré la misère où il se débat­tait, Cas­tel­lion s’in­sur­gea contre Cal­vin, n’hé­si­tant pas à le trai­ter de cri­mi­nel. C’é­tait la voix de la tolé­rance pro­tes­tant contre l’é­touf­fe­ment de la liber­té des consciences. Comme le fait remar­quer fort jus­te­ment Ste­fan Zweig, Cas­tel­lion n’a­vait der­rière lui aucun par­ti­san pour le sou­te­nir. On ne peut com­pa­rer sa pro­tes­ta­tion à celle d’un Vol­taire dans l’af­faire Calas ou d’un Zola dans l’af­faire Drey­fus. L’é­poque n’é­tait plus la même et bien loin d’a­voir l’Eu­rope der­nière lui, Cas­tel­lion avait à se gar­der, d’au­tant plus que sa lar­geur d’es­prit l’a­vait ame­né à fré­quen­ter des per­son­nages sen­tant le fagot, tels ce Jean de Bruge qu’à sa mort on recon­nut pour être le célèbre ana­bap­tiste David de Joris, dis­pa­ru des Flandres lors du mas­sacre de ses core­li­gion­naires, et ce non moins fameux Ber­nard Ochi­no, ex-géné­ral des capu­cins, qui sou­te­nait que la poly­ga­mie était admise par la Bible (ce qui est d’ailleurs exact) et ne consti­tue pas un délit. Heu­reu­se­ment pour lui que, soup­çon­né d’hé­ré­sie, Cas­tel­lion s’é­tei­gnit, épui­sé, à 48 ans, le 29 décembre 1563. 

Il s’é­cou­le­ra un demi siècle pour que la lutte épique de « ce mou­che­ron contre cet élé­phant » revienne à la mémoire. Ses écrits sont alors impri­més en Hol­lande, dans le texte ori­gi­nal, ou tra­duits, etc. 

Il faut savoir gré aux édi­tions Gras­set d’a­voir publié ce volume, tirant de l’ou­bli où il était un peu tom­bé, Sébas­tien Cas­tel­lion, sym­bole du com­bat de la liber­té d’ex­pres­sion contre l’in­to­lé­rance et la tutelle, de l’in­di­vi­dua­li­té contre la méca­ni­sa­tion, de l’ethos contre le logos. Inutile de men­tion­ner l’ex­cel­lence de la tra­duc­tion de notre ami Hel­la Alzir. Le soin qu’il apporte à ce tra­vail est trop connu pour qu’on y’in­siste. [[Cas­tel­lion contre Cal­vin, par Ste­fan Zweig, 195 fr., aux édi­tions Gras­set. 61, rue des Saint-Pères, Paris.]]

[/​E. A./]

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