La Presse Anarchiste

Lettres impies contre l’institution de la famille

[/​à Madame V. M./]

Il est rare, madame, que les auteurs qui ont la pré­ten­tion de nous dépeindre la vie, la vie fami­liale, dans le roman et le théâtre, nous ini­tient aux ques­tions d’argent, les­quelles, cepen­dant, viennent à tout moment contra­rier la bonne har­mo­nie du ménage, quand tou­te­fois elle n’a pas déser­té le foyer conju­gal pour les rai­sons que j’ai pré­cé­dem­ment expo­sées. Ces ques­tions n’en sont pas moins une cause inté­res­sante de conflits entre les conjoints. Autant il y a de chances d’une entente « durable » si les époux se sont mariés sans apport dotal, autant il existe vir­tuel­le­ment des rai­sons de mésen­tente dans le cas contraire, si l’on envi­sage le pro­blème « inté­rêt » en géné­ral et à un point de vue psy­cho­lo­gique, au point de vue de l’emprise que le plus fort s’as­sure sur le plus faible ; et, dans le second cas, le plus fort c’est celui qui a fait un apport matri­mo­nial, c’est-à-dire en argent, en meubles ou en immeubles ; et le plus faible, celui qui n’a fait aucun apport, mais qui béné­fi­cie pour sa part de celui de son conjoint. Mariés sous le signe de l’a­mour-sen­ti­ment, ou du mariage de rai­son ou de conve­nance, durant leur lune de miel, plus ou moins édul­co­rée, les époux ne songent qu’à jouir de la nou­veau­té et des agré­ments de leur condi­tion pré­sente. Mais, cette lune de miel pas­sée, ils s’ob­servent, s’é­tu­dient pour son­der le carac­tère l’un de l’autre, qu’ils avaient dis­si­mu­lé jusque-là en vue de lais­ser aux pre­mières effu­sions toute la saveur de leurs décou­vertes en amour. Lorsque les conjoints sont intel­li­gents et réso­lus à vivre en paix, s’ils découvrent entre eux quelques traits annon­çant une incom­pa­ti­bi­li­té d’hu­meur, ils finissent tou­jours par se faire des conces­sions réci­proques — à éga­li­té d’ap­ports finan­ciers. Mais si l’un d’entre eux seule­ment a appor­té des biens propres, ou s’il a béné­fi­cié de quelques acquêts ou conquêts, on va assis­ter à la mani­fes­ta­tion de ce phé­no­mène psy­cho­lo­gique que l’on observe chez l’in­di­vi­du qui, pauvre ou peu for­tu­né, offre toutes les appa­rences d’un carac­tère accom­mo­dant, par­fois humble et doux, modé­ré dans ses dési­rs. Mais vienne la for­tune à lui sou­rire, son carac­tère change avec sa nou­velle condi­tion, celle d’un déten­teur d’argent, et avec sa men­ta­li­té d’homme pro­mu au rang de capi­ta­liste. S’il ne témoigne pas quelque mépris à ses anciens com­pa­gnons de misère, du moins il s’au­to­rise de sa supé­rio­ri­té maté­rielle pour exer­cer sur eux et sur son entou­rage une sorte de pri­mau­té qu’il s’at­tri­bue par abus de pou­voir en se fai­sant accroire qu’il la tient de son intel­li­gence — ne dit-on pas géné­ra­le­ment de ceux qui ont su s’en­ri­chir qu’ils sont intel­li­gents — et qui ira en s’af­fir­mant par une emprise tota­li­taire sur autrui jus­qu’au des­po­tisme le plus intolérable.

Il en est de même entre les conjoints, lorsque l’un d’eux a fait un apport dotal ou s’est enri­chi sous les formes sus­dites. Même s’il est doué d’une grande intel­li­gence et pour­vu des plus nobles sen­ti­ments, il n’é­chappe pas à ce pro­ces­sus du cœur humain. Et alors com­mence l’ère des dis­cordes, même si celui des conjoints qui n’a pas les moyens de par­ti­ci­per finan­ciè­re­ment à l’en­tre­tien du foyer, s’é­tu­die à main­te­nir la paix du ménage par la dou­ceur de son carac­tère, par les conces­sions inces­santes qu’il fait à son par­te­naire. Et plus il lui fait de conces­sions, plus il adou­cit les angles dans leurs rap­ports quo­ti­diens, plus il semble confir­mer chez l’autre le droit que celui-ci s’est arro­gé de croire à sa supé­rio­ri­té intel­lec­tuelle. Et les apos­trophes de pleu­voir : « Mais, tu es bête, mon pauvre ami… tu es idiot » et d’autres amé­ni­tés de ce genre jus­ti­fiant ce pro­verbe ita­lien : « Qui se fait mou­ton, le loup le mange ». Mais où sont les bai­sers d’antan !

L’a­mour-sen­ti­ment lui-même, s’il a pré­si­dé à leur union, n’é­chappe pas à cette loi qu’en­gendre la pos­ses­sion, la déten­tion de cette force : l’argent, dont le pou­voir finit par cor­ro­der le plus noble des sen­ti­ments. Et si ce phé­no­mène de cris­tal­li­sa­tion de l’in­té­rêt vient à se pro­duire chez la femme à un âge où les che­veux blancs com­mencent à faire leur appa­ri­tion, lui annon­çant que son règne est sur le point de décli­ner, oh ! alors le regret de perdre sa puis­sance de séduc­tion s’a­jou­tant à l’au­to­ri­té que lui confère sa supé­rio­ri­té finan­cière sur son mari, redouble en elle ses ten­dances à l’au­to­ri­té totale, témoi­gnant par cela même que si elle n’a plus les armes de la séduc­tion pour légi­ti­mer son pou­voir sur l’homme, elle a du moins la supé­rio­ri­té qui lui revient du fait qu’elle dis­pose d’une force non moins égale : l’argent. 

Et voi­là pour­quoi le régime capi­ta­liste, si mal­fai­sant par ailleurs, est aus­si un élé­ment de dis­corde entre conjoints au sein de la cel­lule-mère, fon­de­ment de la famille. 

Veuillez agréer, madame, etc. 

[/​Albé­rix/​]

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