La Presse Anarchiste

L’honnête homme

Dans le vieux Mon­té­né­gro — ce pays de mon­tagnes éle­vées et nues qui s’é­tend de Rie­ka à Gra­ha­va et au milieu duquel Cet­tin­jé niche au fond d’un val­lon fer­tile — les fermes ren­ferment si peu de ter­rain culti­vable qu’un homme pour­rait empor­ter faci­le­ment sur son dos toute la terre arable conte­nue en un hec­tare. La faim et le Mon­té­né­grin sont fils d’un même sol et la liber­té est leur sœur. C’est ce qui explique que, pour assou­vir leurs appé­tits, les enfants des Mon­tagnes noires émigrent vers d’autres pays. 

L’un d’eux, après avoir par­cou­ru la Bos­nie, la Sla­vo­nie (où il s’en­ri­chit par des pro­cé­dés habites autant que dou­teux), Bas­ka et la Tran­syl­va­nie, avait fini par fran­chir les fron­tières de la Gali­cie russe. Il s’y maria avec une belle et saine fille du pays, ouvrit, grâce à son bien mal acquis, un petit hôtel et se livra à d’autres entre­prises ; le suc­cès sou­rit à ses efforts et, fina­le­ment, lors­qu’il mou­rut, il lais­sait un coffre, cer­clé de fer, joli­ment rempli. 

Il n’y avait pas d’en­fant et la jolie fille, vieillie, enlai­die et gros­sie, l’a­vait pré­cé­dé dans l’in­con­nu. Les parents accou­rurent aus­si vite que les dili­gences pou­vaient le per­mettre, mais immense fut leur cha­grin lors­qu’ils apprirent que le conte­nu du coffre, ain­si que tout l’argent que pou­vait pro­duire la vente des pro­prié­tés du Mon­té­né­grin, était légué au « Gos­po­dar » de sa terre natale, a charge, par lui, d’être répar­ti au mieux des inté­rêts du pays. Les parents s’en furent chez eux, mau­dis­sant les étran­gers, et pas­sant leur mau­vaise humeur sur leurs femmes désap­poin­tées. Le coffre — une fois l’im­pôt sur les suc­ces­sions acquit­té — fut expé­dié par voie fer­rée à Cat­ta­ro, puis, à dos de mulet, convoyé à Cet­tin­jé. Une fois là, l’exé­cu­teur tes­ta­men­taire fit en sorte qu’il fût remis entre les mains du Gos­po­dar lui-même. 

Le Prince réflé­chit quelque temps sur ce qu’il devait faire. En fin de compte, il fit man­der son Pre­mier ministre ; celui-ci accou­rut, sou­riant et, se frot­tant les mains. 

— Pet­ko, dit le Prince, tu as enten­du par­ler de cet argent qui nous a été légué. Il nous faut trou­ver quel­qu’un pour le répar­tir par­mi notre peuple.

— Gos­po­dar, répli­qua le Pre­mier ministre, j’ai l’homme qu’il faut : Svet­ko Maritch. Choisissez-le. 

Le Prince tira ses moustaches. 

— Hum !… Je n’en ai pas enten­du dire pré­ci­sé­ment du bien… Ce Svet­ko n’est-il pas d’ailleurs ton cousin ?

— Il est d’au­tant plus l’homme à char­ger de cette mission.

Le Prince sou­rit, car il avait de l’es­prit. Il fit man­der le Ministre de la Guerre.

— Ilya, dit-il au Ministre de la Guerre en fonc­tions depuis plus de vingt-cinq ans (lequel, entre paren­thèses, ne savait pas signer son nom) Ilya, connais-tu quel­qu’un qui pour­rait répar­tir cet argent pour moi ? 

Ilya se frot­ta le menton.

— On pour­rait choi­sir Lazare Moiskovitch.

— Je cherche un homme, répli­qua le Prince, regar­dant en l’air et sou­riant fine­ment. Je cherche un homme, Ilya, non point un sac d’écus.

— Mais, rétor­qua Ilya, ce sont les riches qui répar­tissent l’argent le plus équitablement. 

Le len­de­main, tan­dis qu’as­sis à l’ombre d’un bos­quet, il rece­vait, comme de cou­tume, les péti­tions de ses sujets et écou­tait leurs doléances, le Prince deman­da en s’a­dres­sant à tous : 

— Qui de vous est le plus hon­nête homme du Monténégro ?

Les uns nom­mèrent celui-ci, les autres celui-là. Tous, fina­le­ment, s’ac­cor­dèrent pour recon­naître que Yev­to Milou­tine pou­vait pré­tendre à cette qualification. 

— Sa renom­mée est venue jus­qu’à mes oreilles, tran­cha le Prince. Et il le fit quérir. 

Yev­to Milou­tine tra­ver­sa Cet­tin­jé à pied, pour se rendre à l’in­vi­ta­tion du Gos­po­dar. Il avait qua­rante ans, mais on lui en aurait don­né vingt-cinq. Ses yeux étaient aus­si clairs que le lac noir de Jabliak, son nez aus­si fine­ment des­si­né que le bec d’un fau­con. Il mesu­rait six pieds deux pouces, dans ses san­dales. Il avait la renom­mée d’être un grand batailleur, mais per­sonne ne pou­vait lui impu­ter une action injuste. Il ôta son bon­net, son petit bon­net rond, et s’in­cli­na devant le Prince. 

— Yev­to, dit ce der­nier en sou­riant, on m’a dit que tu étais le plus hon­nête de tous mes sujets.

— Qui a dit cela ?

— Le peuple, dit le Prince.

— Ceux qu’aime le peuple, il en fait des idoles, répon­dit Yev­to. Vous devriez ques­tion­ner les Turcs à mon sujet, Gospodar.

— Les Turcs n’ont rien à voir dans l’af­faire, dit le Prince. Et il fit signe à deux de ses « per­ia­nik » qui s’a­van­cèrent, por­tant le coffre. 

— Yev­to Milou­tine, voi­ci le coffre arri­vé de Rus­sie, jure-moi que tu le dis­tri­bue­ras loya­le­ment et équi­ta­ble­ment par­mi mon peuple.

— Je le jure, dit Yevto.

— Jure-moi que tu le dis­tri­bue­ras comme Dieu lui-même.

— Je jure, affir­ma Yev­to, que je le dis­tri­bue­rai comme Dieu lui-même.

Le Prince fit signe de nou­veau et les « per­ia­nik » s’en furent, por­tant le coffre. Yev­to les sui­vit, les yeux pen­chés vers le sol, absor­bé dans ses pensées. 

Arri­vé chez lui, Yev­to ouvrit le coffre, comp­ta l’or et l’argent qu’il conte­nait. Il dres­sa ensuite une liste de noms et en face de cha­cun d’eux ins­cri­vit un chiffre. Selon les chiffres, il éta­blit des lots.

Le len­de­main, accom­pa­gné par un Kvass, il visi­ta les Minis­tères. À chaque ministre il remit un lot et chaque ministre — en ouvrant le paquet et en voyant s’en échap­per des pièces d’or et d’argent — s’en réjouit, car per­sonne ne tenait Yev­to pour un cour­ti­san. Il ren­dit visite aux riches, aux voï­vodes, aux gros marchands. 

À la fin de la semaine, très las, il se ren­dit chez le Prince, tenant un gros paquet à la main

— Gos­po­dar, dit Yev­to, je vous apporte votre part du trésor.

— En reste-t-il autant que cela ? ques­tion­na le Prince, étonné.

— Ceci repré­sente votre part, Gospodar.

Et le Prince prit l’argent, car il tenait Yev­to pour un hon­nête homme. Mais au bout de quelque temps, des plaintes com­men­cèrent à assié­ger ses oreilles. Les pay­sans disaient que Yev­to avait agi comme un coquin. Pas une piastre de l’argent venu de Rus­sie n’é­tait allé aux mal­heu­reux et aux néces­si­teux — tout avait été dis­tri­bué aux riches — aux Maritch, aux Sor­chit­za, aux Mois­ko­vitch et à une foule d’autres, les­quels étaient déjà assez riches. Très mécon­tent, le Prince fit man­der Yev­to. Il l’ac­cueillit le front sévère.

— Qu’est ceci, lui dit le Prince rude­ment. Tu m’as trom­pé. Tu as divi­sé le tré­sor comme un cour­ti­san et un syco­phante, non pas comme un hon­nête homme. Mes pay­sans n’ont pas tou­ché une seule piastre, mais tu as tout don­né aux riches et aux puissants.

— J’ai obéi à vos ordres, Gos­po­dar, répli­qua Yev­to avec digni­té. Si vous aviez fait appel à mon hon­nê­te­té pour dis­tri­buer le tré­sor, j’au­rais don­né à cha­cun sa part, de pré­fé­rence aux pauvres. Vous m’a­vez com­man­dé de dis­tri­buer le tré­sor comme Dieu lui-même, et, comme Dieu lui-même je l’ai distribué.

[/​Jan Gor­don/​]

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