La Presse Anarchiste

Vains propos (xxiii)

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91 : Pensée et existence

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Dans tout ce qui existe au monde, il y a de la pen­sée, ai-je lu chez un de vos phi­lo­sophes les plus péné­trants [[Leib­niz.]], il y en a même dans la pierre ; seule­ment, là, elle est dénuée de sou­ve­nir. Géniale intui­tion de la vie uni­ver­selle ! Oui, tout est vivant ; tout ce qui peuple l’es­pace cos­mique, tout ce qui existe, est plus ou moins sen­sible, c’est-à-dire conscient…

Cette assi­mi­la­tion vous sur­prend ?… Je m’ex­plique, afin de com­plé­ter et de pré­ci­ser à ma façon la magni­fique leçon de votre méta­phy­si­cien. Miné­ral, plante et bête ont cha­cun une âme, selon lui. Mais quel sort dif­fé­rent leur assure le Temps ! Celle du rocher som­nole, étroi­te­ment engeô­lée dans un « Pré­sent éter­nel ». Et celle de l’arbre, bien que murée, elle aus­si, dans une Actua­li­té sans issue, pos­sède, du moins du côté de l’A­ve­nir — sou­ve­nir embryon­naire, expé­rience bio­lo­gique nais­sante — une sorte d’œil-de-bœuf don­nant sur le Pas­sé. Enfin, c’est le pri­vi­lège de l’a­ni­mal de pou­voir, à chaque moment, « faire son point » de des­ti­née : conjec­tu­rer où il se trouve sur le cours du Deve­nir, d’où il arrive — et où il lui semble se diriger…

« Pri­vi­lège » ?… Le mot a fait sou­rire quelques-uns d’entre vous : bien à bon droit ! La sin­gu­lière faveur que nous dis­pense la Vie — de pair avec la motri­ci­té ! La han­tise du Futur, pré­vu, ou sim­ple­ment pres­sen­ti, a aigui­sé nos vieux émois jus­qu’à l’an­goisse fré­né­tique ! Bien autre­ment ver­ti­gi­neux son double ver­sant pas­sion­nel, crainte et espé­rance, que le mélan­co­lique regret des joies révo­lues ou le conten­te­ment d’a­voir, enfin, dou­blé quelque redou­table cap de notre tra­ver­sée vitale !…

Un des plus élé­gam­ment scep­tiques de vos écri­vains [[A. France.]] — presque un inaniste, déjà — médi­tant la pré­oc­cu­pa­tion, si répan­due, de la mort, se deman­dait : « Pour­quoi donc le néant qui est devant nous, nous paraît-il tou­jours plus ter­rible que celui que nous lais­sons der­rière nous ? ». Eh ! n’est-ce pas qu’à le consi­dé­rer glo­ba­le­ment, nous sommes beau­coup moins infor­més sur ce qui nous advien­dra que sur ce qui nous est déjà adve­nu ? Certes, ce que nous fûmes avant de naître nous l’a­vons bien oublié ; mais, objec­ti­ve­ment, la science embryo­lo­gique sup­plée à notre défaut per­son­nel de mémoire pré­na­tale. Oh ! je sais que d’autres sciences de la vie nous per­mettent éga­le­ment de sup­pu­ter des pro­ba­bi­li­tés quant à nos aven­tures post­humes ; il n’en est pas moins que l’in­cer­ti­tude reste ici bien autre­ment grande : ne per­dons pas de vue que, pour les espèces zoo­lo­giques, appa­rues bien après les plantes, le sens du Futur est une don­née sin­gu­liè­re­ment plus récente que celui du Pas­sé ! Tout au plus, un pauvre bal­bu­tie­ment mental…

Bref, fort médiocre avan­tage — acca­blant hon­neur — que ce troi­sième grade dans l’in­tui­tion de la Durée, confé­ré aux seuls êtres vivants doués déjà du pou­voir d’al­ler et venir à leur gré dans l’Étendue !…

« Il vaut mieux être assis que debout, cou­ché qu’as­sis, mort que cou­ché ». Para­phra­sant cet adage de notre vieille sagesse d’A­sia­tiques, du temps où, en Occi­dent, vous pos­sé­diez encore quelques sages, l’un des plus avi­sés [[Max Dai­reaux.]], vous a dit : « Il vaut mieux être plante qu’a­ni­mal et pierre que plante ». Dans son équi­té, il ajou­tait, d’ailleurs : « La vie n’est pas un mal : c’est une chose inutile, c’est-à-dire à réduire le plus possible ». 

Écho ampli­fié de la bou­tade d’Oc­nèr [[Émile Tar­dieu.]] : « Dor­mir ? La plus magni­fique manière de pas­ser le temps ! »…

Mais, pour rap­por­ter au com­plet les pro­pos de votre sage, je dois vous dire que l’as­su­rance pro­fé­rée par lui débu­tait ain­si : « Il vaut mieux être ani­mal qu’­homme ! » Telle n’est pas ma pré­fé­rence, je vous le déclare : 

D’a­bord, une régres­sion dans la série bio­lo­gique, fût-elle enviable, est-elle possible ? 

Et puis : repre­nons le cri­tère de l’Exis­tence qu’on res­sasse dans vos écoles : « Je pense : donc, je suis ». C’est l’ex­pres­sive réci­proque de la convic­tion doc­tri­nale qui, aujourd’­hui, a amor­cé notre entre­tien : celle de l’u­ni­ver­sa­li­té de la pen­sée, — de cette « pen­sée » qui pré­tend mono­po­li­ser l’exis­tence, en occu­pant le champ de la conscience tout entier. En quoi consiste-t-elle, cepen­dant ? Je n’y vois qu’une tar­dive décan­ta­tion de la trouble affec­ti­vi­té pri­mor­diale. C’est pour­quoi, détrô­nant cette traî­narde, j’ose rec­ti­fier votre clas­sique cogi­to en ces termes : « Je sens : donc ; je suis » : ma sen­si­bi­li­té ne suf­fit-elle pas à oppo­ser mon moi au reste du monde ? 

Com­bien il s’en faut, d’ailleurs, que tous les êtres soient déjà par­ve­nus à leur phase « cogi­ta­tive » ! Voyez-les péni­ble­ment s’é­che­lon­ner, si dis­tants les uns des autres, sur la longue voie qui mène du « sen­sible » à l’« intel­li­gible ». Néan­moins, tous y sont déjà enga­gés… Qu’ils per­sé­vèrent, au lieu de ten­ter une rétro­gra­da­tion sté­rile, dans leur évo­lu­tion « natu­relle » : ce vieux che­min mon­tant, où l’on ne peut que ram­per, d’a­bord, avant d’y pro­gres­ser tète haute — et d’y cou­rir — c’est celui de la grande Déli­vrance, — celui où le soleil de la Médi­ta­tion finit par dis­si­per le brouillard de l’Être, et, anti­ci­pant sur le bien­fait de la Mort, résout les inces­santes tri­bu­la­tions de la Vie

(17-xii-46)

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92 : prière buddiste

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Néant, accueille-nous dans ton repos total !…
Comme le vaste azur boit la frêle nuée,
Arrache aux Ava­tars notre âme importunée ;
Qu’elle s’é­vade — enfin — de l’or­bite infernale !

Aus­si bien qu’au tour­ment, trêve au plai­sir brutal
Sors de son « bain de sang » [[Sai­sis­sante image des « tan­tras » pour expri­mer la féroce alter­na­tive :Tu ou meurs, à laquelle le Strug­gie for life accule toute être vivant.]] la Vie exténuée,
À souf­frir — ou jouir — sans répit condamnée :
Délivre-nous du « bien » — rai­son d’être du mal !

(25-xii-46)

[/​à suivre

Inanès-le-lama

P.C.C. : Louis Estève/​]

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