La Presse Anarchiste

Éthique et sadisme

Deux faits sail­lants dans les annales actuelles de la crim­i­nal­ité attirent l’at­ten­tion de ceux qui s’in­téressent à cet aspect de la vie humaine. En France, de tout jeunes gens, des étu­di­ants, ont assas­s­iné un de leurs cama­rades. Le crime a été longue­ment, soigneuse­ment prémédité, avec un plan tracé, sim­u­lacre de sui­cide, pré­pa­ra­tion d’un ali­bi détour­nant les recherch­es. Les auteurs sont une jeune fille de dix-sept ans et deux de ses cama­rades encore mineurs. Tous étaient amis de la vic­time. Ni la ques­tion sex­uelle, ni la jalousie d’au­cune sorte, ni l’an­tipathie ou la moin­dre rival­ité ne sem­blent avoir été la ou les raisons de cet acte. Aucune expli­ca­tion plau­si­ble ne peut être don­née. Aucune ne le sera prob­a­ble­ment, si l’on cherche unique­ment dans l’arse­nal ordi­naire des impul­sions crimilelles.

Autre cas en Angleterre. Un homme, presque un vieil­lard, avoue avoir tué six per­son­nes. Cela lui a rap­porté cent cinquante mil­lions. Mais il s’est éten­du com­plaisam­ment sur les détails, a expliqué avec quel plaisir il buvait le sang de ses vic­times et sem­ble avoir été poussé plus par le désir de tuer que par celui de se pro­cur­er de l’argent.

Ce genre de crimes inex­plic­a­bles est-il très rare ? Non pas. On se sou­vient du vam­pire de Dus­sel­dorf, de Jack l’Even­treur, mon­stres qui, eux aus­si, tuaient pour le plaisir de tuer. Je me sou­viens d’un autre crime com­mis par deux étu­di­ants des États-Unis, instru­its, intel­li­gents, appar­tenant à des familles aisées, et qui décon­cer­ta les spé­cial­istes de la crim­i­nolo­gie et les com­men­ta­teurs de la presse.

Il est cer­tain que si nous pou­vions dress­er une sta­tis­tique com­plète de tous les assas­si­nats dont les mobiles échap­pent aux expli­ca­tions ordi­naires, la plu­part en seraient effarés. Car, dans leur immense majorité, ceux qui s’oc­cu­pent de l’être humain n’en ont ni com­pris ni sondé toutes les possibilités.

Cette mécon­nais­sance vient d’une général­i­sa­tion exces­sive des qual­ités sociales de l’in­di­vidu. Et d’une appli­ca­tion non fondée d’un gabar­it moral unique. Réagis­sant con­tre la thèse religieuse, qui proclame l’homme fon­da­men­tale­ment mau­vais et jus­ti­fie en con­séquence le besoin d’une croy­ance qui impose une dis­ci­pline, l’hu­man­isme libéral du dix-huitième et du dix-neu­vième siè­cles a divin­isé l’homme, un peu aveuglé­ment. Il a fait de lui un dieu, exempt d’im­per­fec­tions ou en ayant si peu qu’elles ne comp­taient pas.

Cette généreuse illu­sion, qui se rat­tache au roman­tisme, a empêché d’ap­pro­fondir l’analyse de l’âme humaine. Tout au plus a‑t-on affir­mé que les défauts de l’homme ne sont pas inhérents à sa per­son­nal­ité, que les actes anti­so­ci­aux de cer­tains indi­vidus ne pren­nent pas leur source dans leur nature même, mais sont le résul­tat de l’in­flu­ence, du milieu, du déter­min­isme de la société.

Pour qui analyse l’his­toire, pour qui enreg­istre les faits dont il est le con­tem­po­rain, pour qui observe ceux qui l’en­tourent ou se livre à une impi­toy­able intro­spec­tion, rien n’est plus faux. Le crime est une des fac­ultés naturelles de la plu­part des indi­vidus. Il y a, chez presque tout homme nor­mal, un crim­inel en puis­sance. Mais le dire détru­it le bel édi­fice de la per­fec­tion humaine élevé par les idéal­istes. Le recon­naître fait honte aux uns et peur aux autres. Et, pour ignor­er pieuse­ment cette réal­ité, on n’éd­i­fie pas les normes morales sus­cep­ti­bles de réfrén­er, sinon de faire totale­ment dis­paraître, les pen­chants crim­inels qui sont si fréquents.

L’homme n’est ni la quin­tes­sence du bien ni l’in­car­na­tion du mal. Mais il est à la fois, et simul­tané­ment, l’un et l’autre. L’homme pos­sède, poussées à l’ex­trême, toutes les pos­si­bil­ités, bonnes et mau­vais­es, de la nature. À ceux qui ne voient que sa capac­ité de mal, je réponds par l’ex­em­ple des saints, laïcs et religieux, et tous les dévoue­ments admirables dont aucune autre espèce vivante ne donne d’ex­em­ples. Et je mets en garde ceux qui ne voient que sa bon­té, en leur rap­pelant toutes les hor­reurs que l’on peut accumuler.

C’est un fait qui sem­ble prou­vé que l’an­thro­pophagie a eu, la famine pour point de départ. Mais c’est aus­si un fait que les tribus qui l’ont pra­tiquée ont con­tin­ué de le faire par goût, sans que le besoin physique le jus­ti­fie. C’est un fait que la tor­ture du pris­on­nier, les sac­ri­ices humains des reli­gions bar­bares, qui sou­vent livraient au couteau du prêtre les enfants les plus beaux de la com­mu­nauté, ne s’ex­pliquent que par un sadisme indi­vidu­el et col­lec­tif, naïf ou voilé, prim­i­tif ou raf­finé, qui car­ac­téri­sait des peu­plades et des peu­ples entiers.

A toutes les épo­ques, on retrou­ve cette même fac­ulté de cru­auté. Et le degré de cul­ture et de civil­i­sa­tion ne fait, trop sou­vent, qu’en altér­er les formes. Les mas­sacres de glad­i­a­teurs avaient pour spec­ta­teurs pas­sion­nés les hommes les plus civil­isés de leur époque. Et les con­tin­u­a­teurs de ceux qui protes­taient au nom du Christ dressèrent à leur tour des bûch­ers et firent de la tor­ture une réjouis­sance publique.

Dans tous les grands événe­ments bru­taux de l’his­toire, le goût du sang, le goût du meurtre sont apparus. Il a suf­fi d’une sec­ousse pour faire naître chez un grand nom­bre d’hommes et de femmes la joie de tuer ou de voir tuer, de tor­tur­er ou de voir tor­tur­er. Ce qui con­sole est que cette ten­dance dimin­ue, mais elle est loin d’avoir disparu.

Voyez les sup­plices chi­nois, les mess­es noires du moyen âge, les hor­reurs com­mis­es par la Gestapo. Hitler était végé­tarien par sen­ti­men­tal­isme, et avait hor­reur de la chas­se. Presque tous les grands mas­sacreurs, presque tous les bour­reaux, les tueurs, les tor­tion­naires ont eu des femmes et des enfants envers qui ils ont été bons, doux, sen­si­bles et bienveillants.

Nous n’au­ri­ons jamais cru que d’un grand peu­ple cul­tivé, civil­isé, chez lequel est né le roman­tisme, pas­sion­né de musique et dont l’élite intel­lectuelle était férue de méta­physique supérieure, pût sor­tir une minorité capa­ble de com­met­tre les abom­i­na­tions dont se sont ren­dus coupables les séides hitlériens. Nous n’au­ri­ons jamais pen­sé que des faits sem­blables puis­sent se com­met­tre dans la Russie libérée du tsarisme.

Et tous ceux qui croient que le pro­grès moral est un fait biologique inéluctable ne sont pas prévenus con­tre ces retours aux joies savoureuses du sadisme déchaîné.

Ce sadisme existe, plus ou moins atténué, plus ou moins cam­ou­flé, plus ou moins enchaîné dans notre sub­con­scient, dans le tré­fonds de nos instincts et de nos per­ver­sions mil­lé­naires qui ont pro­longé l’an­thro­pophagie sans jus­ti­fi­ca­tion logique. Et, en dehors des événe­ments bru­taux, d’autres fac­teurs peu­vent, à tout instant, et chez ceux qu’on soupçonne le moins, le réveiller. Tout édu­ca­teur sait que nom­bre d’en­fants ont plaisir à bat­tre les plus faibles et à tor­tur­er les ani­maux. Cul­tivez cette ten­dance, et infliger des sévices devient un plaisir. Il l’est même pour nom­bre de par­ents envers les êtres qu’ils ont engendrés.

Mais chez l’homme civil­isé, le fac­teur qui le met en bran­le n’est pas seule­ment l’in­stinct de cru­auté pri­maire. L’imag­i­na­tion froide, le démon per­vers de la curiosité mal­saine sont des fac­teurs dont nous ne com­prenons pas suff­isam­ment toute la portée. La curiosité qui fait jouir du spec­ta­cle de la tor­ture infligée ou qu’on inflige occupe, dans les méan­dres du monde psy­chique de beau­coup d’hommes nor­maux, une place infin­i­ment plus grande que nous ne supposons.

Con­tre cette réal­ité généra­trice de mon­stru­osités, la morale religieuse a été impuis­sante, puisque toutes les reli­gions ont servi de pré­textes à des mon­stru­osités nou­velles. Mais la morale de la bour­geoisie libérale et athée fut aus­si insuff­isante. Et la morale de l’É­tat l’est au même degré.

La morale bour­geoise repo­sait sur deux con­cepts con­tra­dic­toires. Le pre­mier pré­tendait nous faire trou­ver en nous-mêmes, par la con­damna­tion de notre con­science, un frein effi­cace con­tre les actes anti­so­ci­aux. On nous affir­mait à l’é­cole que, lorsque nous avions com­mis une mau­vaise action, une voix intérieure nous en fai­sait le reproche. En réal­ité, quand nous volions du choco­lat, nous n’en­ten­dions pas cette voix, même si nous nous effor­cions de l’é­couter, et nous trou­vions le choco­lat savoureux, plus savoureux même que si on nous l’avait don­né. Il en était ain­si, il en est tou­jours ain­si, pour ceux qui com­met­tent des actes anti­so­ci­aux pro­hibés dont ils bénéficient.

D’autre part, la lutte pour la vie dres­sant tous les hommes les uns con­tre les autres, et cha­cun con­tre tous, pour résoudre les dif­fi­cultés de tous les jours, devait for­cé­ment, dans ce monde qui l’érigeait en principe et en loi du pro­grès, non seule­ment faire taire le soi-dis­ant impératif caté­gorique de la con­science si sou­vent absente, mais encore tuer les pen­chants naturels de sym­pa­thie, d’af­fec­tion, de sol­i­dar­ité, d’amour qui sont les meilleurs garants con­tre l’ir­rup­tion des forces anti­so­ciales som­meil­lant en nous. Nulle en son aspect posi­tif, cor­ro­sive en son aspect pra­tique, la morale bour­geoise ne prédis­pose pas l’in­di­vidu à devenir meilleur.

Aujour­d’hui, l’É­tat étend la sienne. Il parie un peu moins de la voix intérieure réprou­vant notre mau­vaise con­duite, mais il tend à pouss­er les indi­vidus, chaque indi­vidu pris isolé­ment, à agir d’après ses instruc­tions, parce qu’il est le représen­tant, ou l’in­car­na­tion supérieure, de la société.

Mais, en réal­ité, son lan­gage est inin­tel­li­gi­ble pour la plu­part des gens. L’É­tat est une chose qui les dépasse, qui est au-dessus d’eux, qu’ils ne com­pren­nent pas, ou qu’ils voient sous l’aspect du per­cep­teur et du bureau­crate, et pour lequel ils n’ont aucune sym­pa­thie. Leur deman­der une atti­tude morale au nom de l’É­tat, c’est les pouss­er à l’im­moral­ité. Jamais l’éthique indi­vidu­elle et col­lec­tive n’est si basse que dans les régimes étatisés, et si les hommes font ce qu’on leur demande, ce n’est pas par amour du bien, mais par imposition.

Non ! nous ne serons jamais assez en garde con­tre la réap­pari­tion du sadisme, de la cru­auté, de toutes les pos­si­bil­ités de mal qui som­no­lent chez tant d’in­di­vidus, de par les caprices de l’hérédité ou du hasard des con­for­ma­tions biologiques, psy­chologiques et psy­chiques. Mais le seul grand frein que nous puis­sions leur oppos­er, le seul élé­ment de résis­tance effi­cace est celui qui nous a empêchés, qui nous empêche si sou­vent de faire un geste irré­para­ble : le respect de la vie d’autrui, l’amour de l’hu­man­ité, la pro­fonde sol­i­dar­ité qui nous unit à l’e­spèce à laque­lle nous appartenons, qui nous fait com­mu­nier avec ses joies et ses souf­frances, vivre en elle, et en par­tie pour elle.

C’est par le développe­ment du sen­ti­ment qui unit chaque indi­vidu à ses sem­blables, par la fusion de son être dans tous les êtres humains, par la joie qu’il ressent en les ren­dant heureux, la douleur qu’il éprou­ve en les voy­ant mal­heureux, que l’ir­rup­tion de la bru­tal­ité peut être de plus en plus lim­itée. Hors l’amour de l’homme pour l’homme, qui lim­ite même, néces­saire­ment, nos colères les plus justes con­tre les bour­reaux, il ne reste que la dig­nité indi­vidu­elle. Mais bien peu peu­vent y attein­dre, et aus­si se prête-t-elle à des inter­pré­ta­tions sou­vent contradictoires.

Aus­si cela ne suf­fit pas. La morale ne découle pas seule­ment des con­seils et des exhor­ta­tions, les sen­ti­ments ne nais­sent pas unique­ment de la prédi­ca­tion. C’est surtout la pra­tique de la vie qui doit les for­mer, la sol­i­dar­ité active, appliquée quo­ti­di­en­nement dès l’é­cole, et ensuite dans les fonc­tions de l’homme, comme tra­vailleur et comme citoyen.

C’est par le tra­vail de cha­cun pour tous, par l’in­cor­po­ra­tion matérielle, con­sciente et joyeuse de l’in­di­vidu au groupe de pro­duc­teurs, et à tous les groupe­ments l’in­téres­sant et qui sont autant de mail­lons entre lui et le tout social, directe­ment com­pris et sen­ti, qu’on élèvera cha­cun au-dessus de lui-même. C’est par l’é­mu­la­tion con­tin­uelle, dans les ser­vices ren­dus, la dis­tri­b­u­tion des biens, la dif­fu­sion de la cul­ture et des jouis­sances supérieures à l’échelle mon­di­ale, qu’on créera ce sen­ti­ment d’u­ni­verselle sol­i­dar­ité. Il faut organ­is­er la vie matérielle sur ce principe frater­nel d’où peu jail­lir une morale nou­velle. Et cela implique, d’une part, la néga­tion des principes bour­geois et de la mécan­i­sa­tion éta­tique, et, d’autre part, l’avène­ment d’une vie sociale où l’en­tr’aide con­stituera la base, le moyen et le but de toute atti­tude individuelle.

L’amour du prochain, la mys­tique de l’e­spèce, la pra­tique quo­ti­di­enne de la sol­i­dar­ité matérielle con­stituent les élé­ments les plus effi­caces du respect de la vie et du bon­heur d’autrui. Et plus que les reli­gions, les lois, les codes, les con­sti­tu­tions, c’est à mesure que ces élé­ments se sont dévelop­pés que les instincts ou la fan­taisie sadiques ont été enchaînés. C’est par eux, et par eux seule­ment, que, sauf les cas graves de défor­ma­tion innée, ils pour­ront dis­paraître à jamais.

[/Gaston Lev­al/]


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