Dans
notre travail de recherches et d’information sur l’action non
violente, nous avons voulu, entre autres, connaître ce qui
s’était accompli dans le genre et aussi les réalisations
de notre temps se déroulant quasiment sous nos yeux, mais que
la grande presse ignorait volontairement et que la petite (la nôtre)
négligeait ou du moins ne suivait pas systématiquement.
A
échéance, nous voulons déboucher nous-mêmes
sur l’action : il faut dire que certains ont déjà
participé à des actions non violentes, que d’autres
actuellement sont objecteurs, renvoyeurs de livret militaires, etc.,
que d’autres se préparent…A cause de nos moyens
restreints, nous avons conscience de n’avoir pas été
suffisamment à la hauteur de notre tâche.
Dans
ce numéro, nous essayons de présenter une vision
globale de l’action non violente actuelle en France. Nous
reviendrons ultérieurement sur certains points importants et
développerons aussi d’autres aspects.
Nous
regrettons que chacun se cantonne dans sa propre action et son
horizon idéologique sans se sentir concerné par
l’action de son voisin, et parfois même sans vouloir en être
informé. Alors qu’une synthèse est souhaitable… Une
plate-forme non violente permettrait et ouvrirait de nouvelles
possibilités…
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n n n
Sous
le titre « Action », nous présentons dans ce numéro
des exemples passés, présents ou à venir
d’actions directes non violentes. L’évaluation critique de
ces actions devrait nous permettre de dégager une méthodologie
de l’action, c’est-à-dire :
–
de mettre en lumière les points communs entre les divers types
d’actions existantes et de les coordonner,
–
de définir les principes de la recherche d’actions
nouvelles adaptés aux situations et aux événements
à l’ordre du jour,
–
de mettre au point le soutien aux actions engagées.
Coordination,
recherche, soutien : ces trois mots clés manifestent
notre volonté de nous organiser pour l’action.
L’expression
« Action directe » apporte apparemment une restriction au
mot « action ». Notons que cette restriction qui exprime
le refus des intermédiaires dans l’affirmation des volontés
de la « base » n’en est pas une pour les anarchistes qui
entendent repousser toute hiérarchie, toute représentation
figée (voir article « Jalons » d’André
Bernard, ANV 4).
Action
et individu
Par
son caractère antihiérarchique, l’action directe
réclame une participation maximale de l’individu. A
fortiori, l’action directe non violente qui peut le conduire à
accepter de grands risques. En fait, l’action part d’un ou
de plusieurs individus. Par quels mécanismes ?
Si
nous envisageons nos actes quotidiens, nous pouvons grosso modo les
classer en deux catégories :
–
les actes « réflexes », réponses quasi
automatiques aux pressions de l’environnement, dont l’ensemble
constitue notre comportement,
–
les actes « réfléchis », qui impliquent une
décision donc un choix entre plusieurs solutions.
Cette
distinction peut paraître de pure forme ; en effet, certains de
nos actes réflexes sont la conséquence d’un choix
définitif fait dans passé. Mais ils sont aussi le
résultat de l’éducation, des idées reçues : la plupart du temps, le choix n’a pas été libre,
mais imposé de l’extérieur sans que sa nécessité
ait été perçue. Cela se traduit, pour chacun,
par l’existence d’un « modèle mental » auquel il
se réfère inconsciemment pour agir. Cependant, des
événements peuvent prendre en défaut ce modèle,
amenant la nécessité de l’enrichir ou de le remettre
en question. Dans la mesure où il se trouve contraint de
réfléchir de plus en plus avant d’agir, l’individu
va se sentir concerné par un certain nombre de
problèmes : il se produit une crise dans son comportement.
Cette
crise peut rester un simple débat intérieur qui se
traduira par une évolution du comportement. Mais, selon
sa situation, l’individu peut choisir de résoudre sa
crise intérieure par une véritable révolution
du comportement : il s’engage, ou, plus rarement, se
replie dans le perfectionnement de son « moi ». Parmi les
éléments importants de la situation, nous
citerons :
–
l’intensité de la crise traversée,
–
l’urgence des décisions à prendre,
–
l’existence de « freins » tels que : position familiale,
professionnelle, etc.
Engagement
individuel = révolution commencée par soi-même.
L’engagement
dans une action directe apparaît donc comme la manifestation
publique d’une révolution. intérieure de l’individu.
Pendant la durée de l’action proprement dite, un haut degré
de tension est atteint qui ne peut évidemment être
maintenu longtemps. L’important est de ne pas retomber à
l’état antérieur, ou même plus bas à la
suite d’échecs ou de désillusions. Au niveau
individuel, le critère d’efficacité n’est ni la
réussite ni la portée de l’action, mais l’empreinte
qu’elle laisse dans la conduite de son auteur : le geste rageur et
sans lendemain ne peut être considéré comme un
engagement sérieux, mais seulement comme un « défoulement
».
A
la période d’action intense doit donc succéder une
période de réflexion et de critique, préparant
des actions futures, une période d’évolution et
non de stagnation.
Nous
voyons, une fois de plus, à ce stade individuel, qu’évolution
et révolution ne sont pas contradictoires mais
complémentaires. On peut même affirmer qu’une
évolution sans heurts peut conduire certains individus au même
degré de conscience qu’une succession d’actions directes.
L’apparent
décalage entre ces deux attitudes disparaîtra lorsque
les engagements individuels, se dépassant, deviendront
engagement de groupe : maintenir sa pensée en évolution
constante vers un but commun, c’est rester disponible en
permanence pour l’action. « Disponible» ; et « engagé »
sont également nécessaires à la vie du groupe
(tant pis si ce jargon semble un peu militaire…).
Engagement
du groupe.
Pour
qu’un groupe s’engage, il faut qu’il existe dirait Monsieur de
la Palice… évidence douteuse. On peut lui opposer cette
phrase de Camus : « Je me révolte donc nous sommes. »
Avant que n’éclatent une ou plusieurs « révoltes
» individuelles parmi ses membres, le groupe n’est qu’un
agrégat flou, une somme de velléités.
L’irritation née du décalage entre les discussions
théoriques et la passivité générale est
d’ailleurs au nombre des motivations qui poussent certains à
agir. Le rassemblement, dans un but d’étude, d’individus
affinitaires n’est donc pas négatif : il constitue un
terrain très favorable à l’éclosion de
vocations, puis d’un véritable groupe révolutionnaire.
En
ce qui nous concerne, la revue a joué un rôle
préparatoire important en empêchant des individus
visiblement faits pour agir ensemble de se disperser. Mais
existait-il un groupe ANV ? On peut en douter ; disons qu’il
existait une possibilité de groupe, ne demandant qu’à
se manifester. C’est dans l’action qu’apparaît la
dimension essentielle du groupe : la solidarité.
De
la solidarité à la fraternité.
Etre
solidaire, au sens étymologique, c’est « être lié
à », « former un solide avec » (ex. un boulon
solidaire d’un écrou). A priori, on ne peut considérer
la solidarité comme une « vertu » individuelle.
C’est plutôt un fait objectif : on est solidaire par
la menace de répression et pour la réalisation
d’un objectif commun. Il est indispensable que chacun prenne
conscience de la solidarité du groupe, des liens
d’interdépendance qu’elle implique, car le libre choix
de ces liens est fondamental. Au sens étymologique déjà
cité, le groupe passe de l’état fluide à
l’état solide et il importe d’éviter la
« cristallisation » de structures plus ou moins
hiérarchisées ! Cela ne se peut que si chacun se sent
responsable : le groupe naît de la solidarité de
ses membres, il vit par leur responsabilité. Les plus engagés
sont responsables devant les autres du sérieux de leur
engagement, les moins engagés du sérieux de leur
soutien. Rapidement d’ailleurs, chacun se retrouvera aussi «
mouillé » que le voisin. Formé d’individus
LIBREMENT SOLIDAIRES ET EGALEMENT RESPONSABLES, le groupe tendra
naturellement vers une communauté fraternelle.
Cette
communauté n’est certes pas une fin en soi, même si
elle est une esquisse de la société telle que nous la
voulons : elle est avant tout un moyen puissant au service de
l’action. Non seulement le groupe facilite l’action par son
soutien, mais il la suscite.
Enfin,
par la critique, la recherche, la réflexion communes, il
permet de perfectionner les techniques d’action en confrontant les
expériences de chacun.
Difficultés
dans l’action et dans son organisation.
L’action
et son organisation se heurtent à un certain nombre de
difficultés. Au nombre de celles-ci, il importe de mettre en
lumière celles qui sont inhérentes aux individus
eux-mêmes et à leurs rapports dans le groupe : les
difficultés de relation.
Nous
avons vu que le groupe se caractérise par l’existence de
liens de solidarité entre ses membres. Parmi ces liens, une
catégorie importante est constituée par les échanges
d’informations. Si ces échanges se font mal, on ne peut
espérer une action coordonnée du groupe. Si, au
plan humain, « la dimension essentielle du groupe est la
solidarité », d’un point de vue plus scientifique, elle
est la « communication » ou mieux (ô Bergman !
) la « communicabilité ».
Du
langage.
Pour
qu’il y ait communication, il faut, au minimum, qu’il existe
entre les interlocuteurs certaines connaissances communes appelées
« code » dans les cas simples, ou plus généralement
« langage ». Si, pour les termes concrets, le langage
humain ne comporte guère d’ambiguïté, il devient
par contre terriblement vague pour les termes abstraits. A quelle
sauce n’a‑t-on pas accommodé des mots comme « liberté »
ou « égalité » ! En fait, chacun leur donne
le sens qu’il veut. Or, on ne peut communiquer sûrement que
si chaque mot a un sens et un seul pour tous. Le mythe de
Babel n’en est pas un ; c’est une vérité profonde :
la confusion du langage amène les pires conflits. Deux cas
extrêmes :
–
Deux hommes se disputent âprement alors qu’ils sont, sans le
savoir, entièrement d’accord : ceci parce qu’un mot
« accroche », dénaturant le sens des propos échangés
;
–
Deux hommes se quittent bons amis, sûrs d’être
d’accord. Or leurs opinions sont opposées. Pour les mêmes
raisons que précédemment ils ont pratiqué un
dialogue de sourds.
Le
second cas est sans doute plus tragique que le premier : de la
dispute naîtra peut-être la prise de conscience de ses
causes, tandis qu’une fausse entente ne vide pas l’abcès.
Dans
les précédents numéros de cette revue, nous
avons tenté de définir le sens de quelques mots clés
(force, violence, action directe, etc.) : ce n’est pas de la
sodomisation d’insectes, mais une démarche fondamentale, la
recherche de notre langage.
Langage
et bruit.
On
pourrait penser que tous les problèmes de communication sont
résolus lorsqu’on a mis sur pied un vocabulaire commun. Mais
ce serait là une conception trop statique. Communiquer
implique une transmission, donc une dynamique : émission,
propagation, réception. Or, toutes ces opérations sont
imparfaites : ces imperfections constituent le bruit. Lorsqu’on
parle, on ne met pas toujours l’accent sur les mots qu’il faut,
lorsqu’on écoute on entend des mots sans importance et
souvent pas l’essentiel ; enfin, dans le brouhaha d’une réunion,
les murmures, les ricanements, les interpellations arrivent à
dénaturer complètement les propos tenus. Notons que
l’imprécision du langage évoquée plus haut
constitue elle aussi un bruit. A ce bruit intrinsèque, dû
au langage, s’ajoutant le bruit extrinsèque, dû à
sa transmission, il devient presque téméraire de
vouloir communiquer… Comment déceler, noyée dans le
bruit, la précieuse information ? II y a une recette : le
dialogue.
Du
dialogue considéré comme un outil.
Écartant
toute « mystique » du dialogue, considérons-le comme
un moyen de contrôle. Un exemple simple illustre bien
cette notion : celui des transmissions télégraphiques.
Un message transmis en morse a toutes chances d’être déformé
: erreurs de manipulation, erreurs de lecture, brouillage, etc. Mais
les télégraphistes s’en sortent tout de même,
en faisant répéter des passages douteux par leur
correspondant autant de fois qu’il le faut : une liaison
radiotélégraphique est toujours un dialogue.
Ainsi, dans une réunion de groupe, qu’il s’agisse de
discussion théorique, de préparation à l’action
ou de critique de l’action, il importe d’éviter à
tout prix les monologues.
Le
monologue naît, non pas du désir d’un individu de
s’imposer, mais du silence des autres. Dissipons une équivoque
courante : le silence n’est pas porteur d’information. Cela
ne veut pas dire qu’il est sans valeur. Une fois de plus, c’est
en écartant toute vue mystique et en considérant le
silence comme moyen que nous en découvrirons la valeur. Dans
un débat, un temps de silence correspond au besoin pour chacun
de mettre en ordre dans sa mémoire les idées qui
viennent d’être échangées. Par
l’intermédiaire de sa mémoire, chacun est à
l’écoute des autres. Le dialogue permet de contrôler
que l’on s’est bien compris : s’il dévie, s’égare,
tourne à la polémique, le silence concerté
est un moyen de retrouver le fil de la discussion.
Dialogue
du groupe avec l’extérieur.
Si
le dialogue est un outil précieux au sein du groupe, il ne
l’est pas moins dans les relations extérieures. Les groupes
ou personnalités amies qui acceptent le dialogue (en
particulier les lecteurs de la revue) nous rendent l’immense
service de nous fournir une critique vue du dehors que nous ne
pouvons faire nous-mêmes.
Ce
dialogue devient fondamental lorsque le groupe s’engage dans
l’action. II est alors le seul moyen de mesurer la portée de
l’action ainsi que l’existence et l’importance des erreurs
commises. Dans le cas d’une action prolongée, ces
informations permettront de réorienter les décisions en
fonction des résultats partiels acquis.
Mais
si l’on ne dialogue qu’avec les amis, on en vient rapidement à
se faire des illusions. L’article « Projet pour bâtir la
paix » (voir ANV 10.) montre tout l’intérêt du
dialogue avec l’adversaire. En sus des avantages décrits
plus hauts, l’action de nos amis américains, si modestes
qu’en soient les résultats, montre que le dialogue peut
devenir un véritable moyen révolutionnaire en lui-même.
Les quelques actions directes actuellement engagées pourraient
peut être s’orienter par la suite dans cette voie.
Jean-Pierre
MACHY