La Presse Anarchiste

Refus de militarisation

[(

Jean
Cou­lar­deau, étu­diant en psy­cho-socio­lo­gie, a refusé,
d’accomplir son ser­vice mili­taire. Il n’a pas deman­dé à
béné­fi­cier du sta­tut des objec­teurs de conscience
pen­sant que celui-ci n’est qu’un mar­ché de dupes qui
étouffe la voix de ceux qui l’acceptent et ne per­met plus de
dénon­cer la mili­ta­ri­sa­tion crois­sante du pays (mise en place
du sys­tème de défense nationale).

Le
27 novembre 1967, il a été arrê­té et
enfer­mé dans une caserne de Libourne. Au cours du mois de
décembre, des amis ont pu le voir. Sa pré­sence causait
une cer­taine effer­ves­cence et des « appelés »
com­men­çaient à se poser des ques­tions quant à
leur propre atti­tude face à la dis­ci­pline militaire.

Le
29 décembre, chan­ge­ment de régime : sup­pres­sion des
visites, etc. II demande à voir le colo­nel, ce qui lui était
refu­sé. Il com­mence alors (30 décembre) une grève
de la faim. L’aumônier pro­tes­tant demande à voir le
colo­nel à son sujet. Devant le refus qui lui est opposé,
il démis­sionne de sa fonc­tion d’aumônier de la
caserne.

D’autre
part, le comi­té bor­de­lais de sou­tien aux objec­teurs décide
d’aller mani­fes­ter à Libourne devant la caserne. Cette
mani­fes­ta­tion n’aura pas lieu, Jean étant transféré
à la pri­son de Gra­di­gnan à quelques kilomètres
de Bordeaux.

Jean
accep­te­rait un ser­vice civil aux condi­tions sui­vantes :


Indé­pen­dance totale et défi­ni­tive de l’armée,


Ser­vice inter­na­tio­nal et d’aide aux sinistrés,


Ne pas prendre la place de chô­meurs ou de grévistes.

Ces
deux der­nières condi­tions sont pra­ti­que­ment réalisées
et dépendent exclu­si­ve­ment du choix des objecteurs.

En
ce qui concerne la pre­mière condi­tion, le rôle de la
Pro­tec­tion civile se limite à l’incorporation, la
démo­bi­li­sa­tion et à l’entretien finan­cier (des
amé­lio­ra­tions sont effec­ti­ve­ment sou­hai­tables sur ce point).

Voi­ci
la lettre qu’il a envoyée au ministre des Armées le
1er sep­tembre 1967 :

)]

Je
suis incor­po­rable pro­chai­ne­ment dans l’armée que vous
diri­gez, très exac­te­ment à par­tir du 1er
sep­tembre
1967.

Or
je suis objec­teur de conscience. N’entendez pas par là que
je refuse uni­que­ment de por­ter ou de faire usage des armes. Ce serait
pué­ril et hypocrite.

L’objection
de conscience est à mon sens beau­coup plus vaste, beaucoup
plus riche. Elle consiste en refus total et sans détour de
l’armée.

Pour­quoi
ai-je choi­si l’armée comme cible (si vous me permettez
l’expression) dans un monde où règne la vio­lence et
l’injustice ? En un mot parce qu’elle concentre en son sein tout
ce que la socié­té pro­duit de néfaste à
l’Homme, avec un grand H. Elle sym­bo­lise la fin de l’humain, le
lieu où les hommes se com­portent comme des
bêtes
sau­vages et non plus comme des indi­vi­dus civilisés.

L’armée
est l’expression la plus par­faite de la domi­na­tion des dirigeants
qui font se dres­ser les peuples les uns contre les autres, usant de
forces et d’énergies qui seraient mieux employées à
libé­rer qu’à tuer. Mais il faut recon­naître que
s’il n’en était pas ain­si la liber­té acquise par
vos sujets signi­fie­rait la fin de votre règne. Les dirigeants
dis­pa­raî­traient de la pla­nète et ne seraient plus
remplacés.

Vous
pré­ten­dez faire la guerre pour sau­ve­gar­der les libertés
acquises, mais en fait il en est tout autre­ment. Ou, du moins, ne
s’agit-il pas de défendre la liber­té de tous, mais la
vôtre, autre­ment dit votre pri­vi­lège. Tout est mis en
œuvre pour que nous res­tions igno­rants et bêtes. Vous nous
pre­nez pour des « gobe-lune », des mou­tons, soit donc le
contraire d’hommes libres.

Car
enfin, expli­quez-moi pour­quoi le gou­ver­ne­ment dont vous faites
par­tie, spé­cule sur la super­sti­tion pour gagner de l’argent
en fai­sant de la publi­ci­té pour la Lote­rie natio­nale les
ven­dre­dis 13 entre autres. Manière pour le moins étrange
de rem­plir la tâche édu­ca­tive que vous prétendez
assu­mer. Vous com­pren­drez aisé­ment que je n’aie pas
l’intention de mou­rir et de tuer pour sau­ver de la « barbarie
enne­mie » (sui­vant l’expression consa­crée ; les
bar­bares variant avec les alliances poli­tiques) des superstitions
aux­quelles vous ne croyez même pas, vous le chef, du moins je
l’espère. Mais après tout peut-être jouez-vous
au tier­cé le dimanche avec Léon Zitrone et achetez-vous
un billet de la Lote­rie natio­nale pour « ten­ter votre chance ».
Dans cette der­nière hypo­thèse, conti­nuons comme par le
pas­sé, jouez seul, si vous gagnez, je ne serai pas jaloux,
pour ma part, ça ne prend pas.

Mais
l’armée ce n’est pas seule­ment des sol­dats en uni­forme et
des guerres plus ou moins justes et saintes. C’est aus­si un esprit,
une forme d’organisation.

Depuis
le 7 jan­vier 1959, la France est deve­nue une immense armée
légale et psy­cho­lo­gique. Légale d’une part, en vertu
de l’ordonnance n° 59 – 147 du 7 jan­vier 1959 et de tous les
textes qui furent votés par la suite en vue de la compléter
et de la pré­ci­ser. Chaque citoyen (homme ou femme) peut d’une
minute à l’autre se trou­ver pla­cé à votre
ser­vice, et cela quand bon vous sem­ble­ra.
[…]

Psy­cho­lo­gique
d’autre part, par­ti­cu­liè­re­ment par le tru­che­ment du
natio­na­lisme, de la hié­rar­chie et de la reli­gion. Le
natio­na­lisme est à l’ordre du jour : on hurle contre les
Amé­ri­cains au Viet­nam, mais on approuve l’action de l’armée
fran­çaise en Soma­lie ; on crie au géno­cide contre la
bombe ato­mique sur Hiro­shi­ma, mais la France pavoise à chaque
cham­pi­gnon de Muru­roa. La hié­rar­chie ne se dis­cute plus, on
obéit. La reli­gion et son into­lé­rance reprennent le
des­sus : inter­dic­tion de « La Reli­gieuse », oppo­si­tion aux
contraceptifs.

Certes,
je suis un rouage de la nation et vous m’utilisez mal­gré ma
volon­té pro­fonde. Mais il est une limite au delà de
laquelle vivre n’a pas de signi­fi­ca­tion. Je n’ai pas pour but de
fabri­quer et d’acheter des réfri­gé­ra­teurs et des
télé­vi­seurs. Je désire confor­mer au maxi­mum mes
actes à mes pen­sées. Il est tou­jours pos­sible de faire
des conces­sions, mais à par­tir d’un moment, il n’est plus
de déro­ga­tions accep­tables avec soi-même. Accepter
l’armée me contrain­drait à me renier, équivaudrait
à me sui­ci­der. Car, à mon avis, le plus impor­tant chez
l’homme réside dans son esprit cri­tique et non dans sa
capa­ci­té productive.

Logi­que­ment
vous ne pou­vez rien m’offrir sinon la mort. Le soi-disant statut
des objec­teurs de conscience (loi rela­tive à certaines
moda­li­tés d’accomplissement des obli­ga­tions imposées
par la loi sur le recru­te­ment) est un mar­ché de dupes. Car
s’il rem­place le ser­vice mili­taire, et à quel prix : temps
double, emplois inter­dits…, il ne dis­pense pas du ser­vice de
défense, ni même de l’autorité mili­taire comme
le prouve la note de ser­vice du ministre Roger Frey (P.C./C.A.B. N° 2251) qui pré­cise : «… les appe­lés versés
dans ces for­ma­tions (for­ma­tions civiles assu­rant un tra­vail d’intérêt
géné­ral) sont sou­mis aux règles de discipline
des forces armées et res­tent jus­ti­ciables des tribunaux
militaires. »

Logique
avec moi-même je ne peux pas accep­ter vos condi­tions. Vous
trou­ve­rez donc ci-joint mon livret mili­taire dont je n’ai que
faire. Ce ren­voi sym­bo­lise à mes yeux deux choses : en premier
lieu, je signi­fie ain­si ma volon­té de rup­ture avec l’armée ; en deuxième lieu, je m’associe au geste sem­blable de
Georges Pinet que vos ser­vices ont récem­ment jugé.

Mon
refus ne vous empê­che­ra pas de conti­nuer à régir
mes sem­blables. Il n’a de valeur qu’au niveau indi­vi­duel, tout
comme celui de Marie Laf­franque qui, à Tou­louse, refuse de
payer la par­tie de ses impôts offi­ciel­le­ment consa­crée à
la bombe atomique.

Aus­si
forte que soit ma déter­mi­na­tion, je dois recon­naître que
vous êtes
maté­riel­le­ment le plus puis­sant. Aussi
n’essaierai-je pas de vous échap­per. Je préfère
affron­ter l’adversaire que le fuir. J’attends donc vos
exé­cu­tants, en l’occurrence vos gendarmes.

Ma
convic­tion est solide, beau­coup pour­ront en témoi­gner, et
hor­mis un lavage de cer­veau, je ne chan­ge­rai pas sur ce point. Là
réside ma force et par consé­quent votre fai­blesse. Vous
pou­vez me contraindre à tout, sauf (pour le moment, car les
pro­grès de la psy­cho­so­cio­lo­gie de masse peuvent vous laisser
espé­rer) à pen­ser selon votre désir. Je ne vous
en veux pas, vous faites votre métier de ministre, pour ma
part je fais le mien, celui d’homme.

[Jean
Coulardeau]

Pour
le sou­tien à Jean Cou­lar­deau, s’adresser au Comité
bor­de­lais de sou­tien aux objec­teurs
 :

Sou­tien
financier :
_Danièle
DACCORD,
_CCP
3403.84 Bordeaux

Secré­ta­riat
et cor­res­pon­dance
 :

_​Guy
GOUJON,9,
rue Debus­sy, 33 – Talence

*  * 
*  *

[(

[…]
Une autre rai­son que j’ai de choi­sir le sta­tut. Il me semble plus
apte à favo­ri­ser la prise de conscience d’un plus grand
nombre, plus édu­ca­tif pour la plu­part car moins abrupt qu’une
contes­ta­tion tel­le­ment radi­cale qu’elle exclut dans l’immédiat
l’idée de ser­vice, telle la contes­ta­tion de Jean Coulardeau.

Mais
peut-être ces argu­ments n’ont-ils rien de déci­sif car
qui peut pré­voir les consé­quences du refus de Jean si
nous savons com­prendre et faire com­prendre son argu­men­ta­tion ? Il me
semble en par­ti­cu­lier impor­tant de rap­pro­cher la volon­té de
« rup­ture avec l’armée » de Jean de l’idée
de ser­vice volon­taire déga­gé de l’armée dont
C. Duval rap­pe­lait que c’était la reven­di­ca­tion première
des objec­teurs pen­dant la guerre d’Algérie. En ce sens, une
étape impor­tante de l’évolution du statut
consis­te­rait à faire accom­pa­gner la demande de sta­tut du
ren­voi du livret mili­taire. Ce point que Jean intègre dans sa
contes­ta­tion, il fau­dra l’intégrer un jour ou l’autre,
nous qui choi­sis­sons le sta­tut ; le jour où nous serons prêts.

Marc
Guiraud

(Extraits
du bul­le­tin de liai­son des groupes de pré­pa­ra­tion à
l’action non violente).

)]


*  *

Voi­ci
la lettre d’un futur objec­teur, Jacques Pois­son, dont la démarche
rejoint celle de Jean Coulardeau :

Bur­ret,
le 28 jan­vier 1968

Dans
quelques mois, vos ser­vices devront pro­cé­der à mon
incor­po­ra­tion. Je vous informe aujourd’hui que je suis objec­teur de
conscience, et qu’à l’expiration de mon sur­sis je n’irai
point apprendre le métier des armes dans l’une quel­conque de
vos casernes.

Parce
que la France conti­nue à fabri­quer en série et à
expé­ri­men­ter, sans se sou­cier des dan­gers qu’encourent les
popu­la­tions alen­tour, de ter­ri­fiants engins d’extermination
mas­sive, parce que l’état-major de son armée prévoit
d’utiliser ces bombes contre des popu­la­tions civiles ; parce que la
France jette en pri­son les hommes conscients et réso­lus qui
osent n’être point seule­ment de pai­sibles « mou­tons »
:
je ne veux rien avoir à faire avec son armée.

Si
la loi du 21 décembre 1963 « rela­tive à certaines
moda­li­tés d’accomplissement des obli­ga­tions imposées
par la loi sur le recru­te­ment » était effec­ti­ve­ment un
sta­tut des objec­teurs de conscience, je vous en deman­de­rais le
béné­fice immé­dia­te­ment. Mais vous me voyez
embar­ras­sé en face d’une alter­na­tive déli­cate à
résoudre.

Deman­der
l’application de cette loi, c’est en quelque sorte cau­tion­ner la
dis­cri­mi­na­tion contraire à la Décla­ra­tion universelle
des Droits de l’Homme qu’introduit son article 12 ; c’est aussi
accep­ter d’être encore jus­ti­ciable de la juridiction
militaire.

Refu­ser
pure­ment et sim­ple­ment d’effectuer un ser­vice mili­taire… vous
entraî­ne­rait pro­ba­ble­ment à me faire incarcérer.
(Croyez bien que cette pers­pec­tive ne m’effraie abso­lu­ment pas.)
Mais je pense que je puis être plus utile à la cause que
j’entends défendre : la Paix uni­ver­selle, en me met­tant au
ser­vice des exploi­tés plu­tôt que der­rière les
murs de quelque geôle.

J’ai
le choix entre une atti­tude stric­te­ment néga­tive et une
atti­tude fran­che­ment posi­tive. Je choi­sis la seconde ; tout en me
réser­vant le droit, en tant que citoyen de ce pays, et du
monde, de me battre pour la sup­pres­sion de toutes les armées,
de toutes les polices, de toute exploi­ta­tion de l’homme par
l’homme, pour la dis­pa­ri­tion de toute cause de vio­lence… Le jour
où il exis­te­ra par­tout un authen­tique sta­tut de l’objection
de conscience, un grand pas aura déjà été
fait pour la construc­tion défi­ni­tive d’une paix durable
entre les hommes.

J’accepterai
donc que me soient appli­qués les termes de la loi du 21
décembre 1963. À la condi­tion cepen­dant d’être mis à
la dis­po­si­tion de l’association des Amis du Ser­vice civil
inter­na­tio­nal ; et que je n’aie de comptes à rendre, pendant
le temps de ser­vice dont je choi­si­rai moi-même la lon­gueur (au
moins égale évi­dem­ment au double du temps légal
de ser­vice mili­taire), qu’aux res­pon­sables élus de cette
asso­cia­tion. Mon objec­tion de conscience dépas­se­ra ain­si le
simple refus de l’armée, en fai­sant œuvre construc­tive de
Paix.

En
vous ren­voyant mon livret mili­taire que vous trou­ve­rez ci-joint, et
dont je n’ai que faire, je m’associe aux fermes prises de
posi­tion indi­vi­duelles de Georges Pinet, de Marie Laf­franque, de Jean
Cou­lar­deau, de Jean-Pierre Machy… ; et j’ose espé­rer que
tous ces actes de déso­béis­sance civique, qui vont aller
en se mul­ti­pliant durant les mois
à venir, soyez en
cer­tain, feront com­prendre aux Fran­çais la lourde part de
res­pon­sa­bi­li­té que porte leur pays dans les génocides
qui s’accomplissent de par le monde.

La Presse Anarchiste