Nous présentons l’interview d’un activiste de la « Commune » de Leningrad dont nous avons déjà parlé (cf le passage sur l’opposition de gauche, Iztok n°1). En Novembre 1978, à l’âge de 16 ans, il dut quitter l’URSS. Désirant ne pas rabâcher des informations déjà diffusées, nous avons procédé à des coupures. L’original de l’interview a été publié dans la revue autrichienne « Gegenstimmen ». La traduction est d’Iztok.
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Question : Certains des principaux représentants du groupe d’Opposition de Gauche étaient actifs depuis février 1976. Que se passait-il à l’époque ?
Réponse : Des jeunes gens, lycéens et étudiants, tirèrent des tracts à l’occasion du 25e congrès du P.C.U.S. Ces tracts étaient pro-communistes et se prononçaient pour un communisme à visage humain. Le KGB arrêta Andrei Reznikov et Alexandre Skobov entre autres. Reznikov était étudiant à l’Institut d’Informatique. Comme il n’avait que 17 ans, il ne pouvait pas, selon la loi, être envoyé en camp de travail. Après deux mois dans une prison du KGB, il fut confié à une commission pour jeunes délinquants, renvoyé de l’Université et engagé dans l’armée pour deux ans. Skobov était alors étudiant à la faculté d’histoire ; d’autres étaient en dernière année de lycée ou en première année de fac. Leur tract concluait par le mot d’ordre : « longue vie au communisme ! Vive la Nouvelle Révolution ! ». Le groupe était pro-conmuniste, pro-marxiste, mais il y avait aussi des anarchistes et des socialistes.
Q : Comment le groupe évolua-t-il par la suite ?
R : (…) Après la tentative de 76, Skobov organisa une commune à Leningrad. Il est très populaire chez les jeunes de voyager en auto-stop, et nous avons un certain système pour le faire. Par exemple, si tu veux aller de Leningrad à Odessa ou Novorossisk, on peut te fournir des adresses de gens chez lesquels tu pourras manger et dormir. Par là tu découvre qu’il y a ici et là des communes ; ainsi s’est constitué un réseau de jeunes qui restaient en contact.
Dans la commune de Skobov ne se retrouvaient pas seulement des gens de Leningrad, mais aussi de Moscou, des républiques baltes et de Sibérie. Lorsqu’ils venaient à Leningrad, ils habitaient dans la commune. Arkady Tsourkov, alors étudiant à l’université de Tartu, et Reznikov vivaient là de temps en temps. Ils formaient avec Skobov le noyau du groupe de Leningrad.
Q : Comment est-tu entré dans la commune ?
R : J’avais beaucoup d’amis à l’académie des arts ; ces gens avaient l’habitude de se retrouver dans des cafés, comme le « Sphinx » ou le « Chateau Rouge » à Leningrad ; certains venaient même de Moscou. Et comme ils avaient besoin d’un endroit pour passer la nuit, nous les aidions. Ainsi je connus des gens qui fréquentaient Skobov et me présentèrent à lui ; nous devînmes amis.
Q : Peux-tu décrire la commune ?
R : Notre commune était en lisière de la ville, Primorsky Prospekt, à environ une demi-heure en train du centre. Elle occupait le premier étage d’une maison en bois à deux étages. C’était Skobov qui avait rédigé les statuts de la commune. Il définissait la commune comme une petite société communiste ; tout y était à tous. Il ne reconnaissait pas la propriété privée ; il rejetait la violence. Il y avait une caisse pour les choses dont on avait besoin. La caisse était toujours ouverte. Chacun savait où étaient les clefs. Y vivaient cinq, par moment dix personnes et beaucoup venaient d’autres villes.
Q : Comment la commune est-elle devenue le centre d’un mouvement politique ?
R : On discutait beaucoup dans la commune ; on parlait de la situation interne, de la politique extérieure, des dernières nouvelles culturelles, de philosophie, etc. Nous sentions combien le système était hypocrite. Il y a tant de mensonges. Nous détestions le système des passeports, et le système économique, tel qu’il est planifié, toutes les décisions venant d’en haut. Le système scolaire était mauvais. Tout ce que nous étudions, était la version officielle du marxisme, les documents officiels du Parti Communiste, le livre de Brejnev, etc. On ne pouvait analyser l’histoire ou la littérature que d’après la version officielle.
Il y avait dans la commune une machine à écrire. Nous sortîmes des proclamations sur la politique du Parti et sur l’État, ainsi que sur ce que nous avions à faire contre. Nous appelions a manifester et à en parler publiquement. Nous avions l’habitude de présenter l’URSS comme non communiste et non marxiste, le Parti Communiste n’étant pas marxiste puisqu’en Union Soviétique tout le pouvoir est aux mains de l’État. Le communisme devait être une société libre. Nous pouvions concevoir la nécessité de l’État dans la construction du communisme, mais en URSS l’État ne sert que les intérêts des classes supérieures.
Q : Quelles étaient les principales tendances politiques dans le groupe ?
R : J’en nomerai 3 principales :
- Les marxistes comme Tsourkov, Reznikov et Fedorova
- Les anarchistes comme Khavine et moi. Skobov était mi-anarchiste, mi-marxiste plus encore trois démocrates de gauche comme Victor Pavlenkov qui venait de Gorki.
- Les démocrates de gauche n’étaient ni anarchistes, ni marxistes, ils prenaient seulement part au mouvement démocratique, pour les droits de l’homme, d’un point de vue de gauche.
Nous avions des divergences sur la stratégie et la tactique ; il n’y avait pas qu’une seule opinion.
Q : Le groupe d’«opposition de gauche » projetait une « conférence générale de l’Opposition de Gauche ». Comment naquit ce projet ?
R : Skobov, Tsourkov, Fedorova, Reznikov et d’autres allèrent à Moscou pour une réunion. À la réunion, les gens de Moscou comme de Leningrad projetèrent une conférence importante à Leningrad. On s’est mis à sortir « Perspectives ». sur la machine à écrire de la commune. Nous en faisions 10 à 15 exemplaires par numéro mais beaucoup de gens le lisaient : une personne lit une copie et la donne a un ami, etc. Nous voulions diffuser surtout dans les universités et les lycées pour présenter nos opinions et trouver de l’appui.
Q : Quel était le contenu de « Perspectives » ?
R : Des articles très différents, des extraits de livres, des poésies. Le numéro deux contenait des analyses sur la situation présente en URSS et en tirait quelques conclusions ; par exemple que le plus nécessaire était de faire une révolution.
Q : La conférence a‑t-elle eu lieu ?
R : Non. Le 12 août, la milice est venue et a mis l’appartement en pièces. La commune a cessé alors d’exister bien que quelques-uns y viennent encore, qui furent d’ailleurs poursuivis par la milice.
Q : Qu’est-il advenu des meneurs ?
R : Le 14 octobre 1978 Skobov a été arrêté. Jugé le 16 avril 79, il fut condamné au traitement psychiatrique pour une durée indéterminée. Arkady Tsourkov a été arrêté le 31 octobre et condamné en avril 79 à 5 ans de camp de concentration ; plus 3 ans d’exil intérieur. Le 16 avril Khavine a été arrêté et condamné à 6 ans. Reznikov et Fedorova ont été relégués dans l’Altaï, Victor Pavlenkov et moi avons dû émigrer.
Un ami de Leningrad m’a raconté que l’école où j’étais a été transformée. Mon école était l’une des meilleures, une école pour privilégiés, enfants d’acteurs connus, de membres importants du parti, etc. C’était une école de 10 ans 1En URSS le système scolaire est « simplifié » l’enfant entre à 7 ans pour 10 années dans l’école, dont 8 ans obligatoires ; à l’issue des 10 ans il passe une sorte de bac, aptitude à l’université. L’école est mixte. Chaque école de dix ans a une spécialité, langue étrangère par exemple. Ainsi dans une « école de français » les enfants ont 6 heures de français par semaine, dès la 9e classe on enseigne l’histoire et la géographie en français, l’affichage dans l’école est en français, etc., et un, école spéciale de français. Il n’y avait que 6 écoles de ce typa à Leningrad. Après la manifestation de décembre à laquelle sont venus des écoliers de la 9e et de la 10e classe 29e classe = 1re, 10e classe = terminale, le KGB tout simplement fermé les 9e et 10e classes. De nombreux professeurs ont été renvoyés. C’est aujourd’hui une école de mauvaise qualité comme celles que vous avez ici aux USA pour les porto-ricains et les noirs. Le KGB a voulu ainsi extirper le, mauvaises influences dans l’école…
Q : Que pouvons-nous faire pour aider le mouvement des jeunes soviétiques ?
R : Je crois que le mouvement continue en URSS. Il faudrait lancer ici une campagne pour la libération de Skobov, Tsourkov et Khavine. En parler, créer des comités, organiser des manifestations et d’autres actions.
- 1En URSS le système scolaire est « simplifié » l’enfant entre à 7 ans pour 10 années dans l’école, dont 8 ans obligatoires ; à l’issue des 10 ans il passe une sorte de bac, aptitude à l’université. L’école est mixte. Chaque école de dix ans a une spécialité, langue étrangère par exemple. Ainsi dans une « école de français » les enfants ont 6 heures de français par semaine, dès la 9e classe on enseigne l’histoire et la géographie en français, l’affichage dans l’école est en français, etc.
- 29e classe = 1re, 10e classe = terminale