Que
le grand philosophe m’excuse si je déclare forfait devant la
pensée centrale de ce texte, à tant d’autres égards
essentiel : aux yeux de Jaspers, une fois l’esprit mis en présence
du tragique problème que pose l’existence de la bombe (et
que ne soulève pas moins l’éventualité d’en
accepter les effets dans notre résistance au totalitarisme),
la source ultime de notre décision résiderait dans
cette assurance qu’«il suffit que Dieu soit » (p. 62).
Mille regrets, maître : les hommes d’aujourd’hui, qu’on le
déplore ou non, ne pourront vous suivre sur ce terrain-là.
Mais
cela mis à part, il y aurait mauvaise grâce à ne
pas reconnaître que la publication de ce texte bref (une
conférence, que l’auteur eût préféré
développer dans tout un ouvrage) rend à chacun,
mécréants y compris, l’inappréciable service
de mettre en pleine lumière la portée vertigineuse des
options auxquelles nul d’entre nous ne saurait aujourd’hui se
dérober. «… En face de la menace de la bombe, lit-on
page 56, qui risque de détruire toute vie sur la terre, se
dresse la menace de la destruction de toute liberté par le
totalitarisme. » Et le philosophe d’ajouter:«On saura du
moins quel est l’enjeu. »
Quelle
serait à l’heure du choix la réponse du grand
penseur, voilà sans doute ce que lui-même ne saurait
qu’à peine pressentir. Devant ce dilemme : ou la paix par le
triomphe toléré du totalitarisme, ou l’ultime
fidélité au principe de la liberté par
l’acceptation du risque de l’anéantissement, il est
assurément possible, et peut-être souhaitable, de
concevoir que l’on choisisse la seconde alternative pour soi-même.
Mais pour les autres ? « La liberté ou la mort » est
affaire de soi avec soi.
Au
demeurant, Jaspers nous dit aussi : « C’est seulement en
agissant réellement et en raisonnant dans le présent
que nous pouvons nous défendre contre la catastrophe totale »
(p. 60). Et que de même, si j’ose traduire en un langage
autre que celui de la philosophie pure, nous pouvons nous efforcer de
faire en sorte que l’heure du choix ne vienne jamais à
sonner.
Aujourd’hui,
c’est hélas le règne de la paix par la terreur,
comme n’a dit que trop justement Raymond Aron, et qui, puisque
cette paix par la terreur est quand même une sorte de paix,
implique que nous ne devons consentir à rien de ce qui
pourrait entraîner — marché de dupes de négociations
illusoires, non moins que toutes les aventures, coloniales ou autres,
des nationalismes attardés — un affaiblissement unilatéral
du monde non totalitaire. Mais une telle attitude, plus de
résignation, bien sûr, que d’enthousiasme, n’exclut
pas, tout au contraire, que nous ne nous attachions à guetter,
à favoriser toutes les possibilités (s’il en peut
naître) d’atténuer progressivement cette terreur à
laquelle nous ne sommes que trop redevables de l’espèce de
paix relative de la guerre froide, soit que nous restions prêts,
sur le plan international, à rechercher, mais les yeux
ouverts, toutes les conditions éventuelles d’un commencement
d’authentique détente, soit aussi, et en même temps,
que nous nous appliquions, sur le plan intérieur, à
discerner les signes valables d’une possible évolution
à longue échéance du totalitarisme lui-même.
Ronger
son frein, temporiser, il n’y a, par malheur, probablement pas
d’autre moyen, à l’heure actuelle, de différer
l’heure du choix — qui sait ? de l’empêcher finalement de
tragiquement passer du possible à l’être.
Ces
lignes temporisatrices que je viens d’écrire (en partie à
mon corps, à mon cœur défendant), le lecteur du livre
y verrait-il l’antithèse de ce que Jeanne Hersch énonce
dans son étude liminaire le Philosophe devant la politique,
quand, avec une acuité qui me ferait presque, ici,
préférer l’élève au maître, elle
pose en fait que ceux qui acceptent de toujours céder, hic
et nunc, à la menace de la bombe détenue par les
totalitaires, « instaurent dès maintenant l’ère
du chantage »?
En
vérité, pas un instant je n’ai songé à
ce genre de honteuse capitulation morale. On aura compris, et Jeanne
Hersch la première, j’ose l’espérer, que je n’ai
point tant examiné le problème de leur chantage
à la bombe que celui de la contre-terreur que le monde dit
libre est, jusqu’à nouvel ordre, bien obligé
d’opposer à l’autre ; et que même je ne l’ai
surtout envisagé qu’avec cette idée de derrière
la tête de « profiter » de ce que l’on peut
appeler l’équilibre des terreurs, pour œuvrer, si faire se
peut, à leur disparition.
S’il
est peut-être philosophiquement vrai que « la vie
de l’humanité, à ce que dit l’éminente
disciple genevoise de Jaspers, n’est pas un argument fracassant,
qui mette fin aux options humaines », Jeanne Hersch demeure
assurément au moins aussi fidèle à la vérité
quand elle écrit également : « L’alternative
perd-elle son sens lorsqu’il s’agit de l’humanité tout
entière ? Je ne sais pas. Ce n’est pas une question à
laquelle on puisse répondre dans l’abstrait. »
J.P.S.