La Presse Anarchiste

Marcel Martinet

Les
plus jeunes de nos lec­teurs se doutent-ils de tout ce que pour leurs
aînés signi­fie ce nom ? Qui sait, peut-être nous
sera-t-il don­né un jour de consa­crer à Mar­cel Martinet
l’un de ces cahiers. Ce ne serait pas seule­ment une de nos plus
belles joies, mais encore, mais sur­tout l’une de nos meilleures
jus­ti­fi­ca­tions. D’ici-là, puisque, grâce à son
fils Daniel, le pré­sent numé­ro peut publier un poème
inédit de Mar­ti­net, nous sai­sis­sons cette occa­sion de grouper
ici quelques textes, trop suc­cincts, qui aide­ront du moins à
situer la figure et l’œuvre de notre inou­bliable camarade.

Tout
d’abord, cette brève notice parue dans le « Dictionnaire
des révo­lu­tion­naires » figu­rant dans la belle édition
que le Club des édi­teurs a don­née des
Mémoires
de Vic­tor Serge :

« Mar­cel Mar­ti­net, né à Dijon en 1887, où il fait
ses pre­mières études, qu’il ter­mine à
Louis-le-Grand et rue d’Ulm. Il est entraî­né très
tôt dans la mêlée sociale, et toute sa vie et son
œuvre portent l’empreinte de ses amis syndicalistes
révo­lu­tion­naires, fidèles à l’internationalisme
et au refus de par­ve­nir. La guerre de 1914 est pour lui, comme pour
ses amis de la Vie ouvrière, Monatte et Rosmer,
l’occasion d’affirmer un idéal bafoué, mais
tou­jours vivace chez quelques-uns. Dès 1917 paraissent en
Suisse les Temps mau­dits, recueil de poèmes pacifistes
et révo­lu­tion­naires. C’est au prin­temps de 1918 qu’il
publie à Paris une revue paci­fiste la Plèbe,
tou­jours caviar­dée et vite inter­dite par la cen­sure. Y
col­la­borent ses amis Fer­nand Des­prés et Jean de Saint-Prix
(mort en 1919). Pen­dant la Pre­mière Guerre mon­diale, Martinet
fré­quente des exi­lés russes, Dird­zo-Losovs­ki et surtout
Léon Trots­ky. Il admire déjà la forte
per­son­na­li­té de celui-ci et res­te­ra son ami, dans les grandes
années de la Révo­lu­tion russe, pen­dant l’exil et
jusqu’à l’assassinat de 1940. Dès les premiers
mois, Mar­ti­net est un ami de la Répu­blique des Soviets,
iso­lée, affa­mée et calom­niée. Quand « cette
grande lueur à l’Est » se trans­forme en dic­ta­ture, sans
rien renier de son pas­sé, sans renon­cer à ses espoirs,
Mar­cel Mar­ti­net malade quitte l’Humanité dont il est
direc­teur lit­té­raire. Il aban­donne défi­ni­ti­ve­ment toute
acti­vi­té mili­tante et consacre les heures que lui laisse la
mala­die à la poé­sie. C’est dans l’entre-deux-guerres,
diri­geant une col­lec­tion chez Rie­der, que Mar­ti­net publie des œuvres
de Vic­tor Serge. Il s’efforce, avec l’aide de Mag­de­leine Paz, de
sous­traire cet écri­vain aux griffes des sta­li­niens. L’Affaire
Vic­tor Serge,
bro­chure épui­sée, date de 1933. Une
longue cor­res­pon­dance, sou­vent inter­rom­pue par la cen­sure russe,
s’est éta­blie entre les deux révo­lu­tion­naires : ils
étaient amis avant de se connaître, avant la venue de
Serge à Paris en 1935. Mar­ti­net est mort à Sau­mur le 18
février 1944. »

Ajou­tons
qu’en plus de romans et d’ouvrages de com­bat, dans les­quels il
appe­lait, en pro­fond accord avec Hen­ry Pou­laille, l’avènement
d’une lit­té­ra­ture pro­lé­ta­rienne, en plus aus­si de
drames, dont
la Nuit, repré­sen­tée à
Mos­cou grâce à Trots­ky, Mar­ti­net, comme poète,
n’est pas seule­ment l’auteur des
Temps Mau­dits, ce livre
ven­geur, ful­gu­rant, que tout non-confor­miste devrait savoir par cœur,
mais de plu­sieurs autres recueils ; signa­lons sur­tout
Une feuille
de hêtre (Cor­rêa) et les très beaux Chants
du pas­sa­ger (même édi­teur).

En
guise d’illustration de ces trop sèches données
bio-biblio­gra­phiques, don­nons main­te­nant la parole à
quelques-uns des com­pa­gnons et amis du poète, en pui­sant les
cita­tions sui­vantes dans le numé­ro spé­cial consacré
à Mar­ti­net par la revue
Les Humbles, jan­vier-février-mars
1936, assu­ré­ment introu­vable aujourd’hui. (Quel crève-cœur
de feuille­ter à pré­sent ce numé­ro, que
l’infortuné Wul­lens avait mis tant d’amitié à
com­po­ser, et où lui-même, qui depuis devait si
mal­heu­reu­se­ment finir dans une triste confu­sion de tout, a donné
des pages si vivantes et si vraies. Temps mau­dits, en vérité,
qui finissent par éga­rer tel ou tel de ces com­pa­gnons qui nous
conso­laient un peu d’être au monde. Tous les autres maux — et pour­tant ! — sont moins délé­tères. C’est
déjà trop que d’en parler…)

Reve­nons
à Mar­ti­net. Cela vaut mieux. Et reli­sons d’abord ces lignes
de Pierre Monatte :

« Quand
je regarde à vingt ans en arrière, vingt années
rem­plies d’événements, si je vois un cer­tain nombre
d’écrivains et d’artistes témoi­gner de la sympathie
pour le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire, j’en vois peu se mêler
à lui et par­ti­ci­per à sa vie. Durant les années
de guerre, pen­dant celles qui sui­virent, mar­quées par les
révo­lu­tions russe et alle­mande, plus près de nous
encore, on peut comp­ter sur les doigts ceux qui vinrent lut­ter contre
la guerre et pour la révo­lu­tion. Dans notre cou­rant du
syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire, je n’en ai vu qu’un seul. Il
a tenu bon pen­dant vingt ans. Il a par­ta­gé les bons et les
mau­vais jours. Les mau­vais, de beau­coup plus nom­breux. Il n’a pas
jugé indignes de lui les mille petites misères, la
foule de pénibles efforts dont est faite la vie journalière
d’un mou­ve­ment. C’est Martinet.

« Mar­ti­net
avait été déjà appe­lé à
l’Humanité quand j’y mon­tai à mon tour en
1922, quoique non membre du par­ti com­mu­niste. Il devait en
par­tir le pre­mier. Pour des rai­sons de san­té… Mais il
sui­vait de loin le mou­ve­ment. C’était quelque chose pour
nous d’éprouver si nous étions tou­jours dans la bonne
route. De même que nous avions réagi de la même
façon devant la guerre, devant la Révo­lu­tion russe de
1918 à 1923, nous avons réagi pareille­ment devant la
crise du par­ti com­mu­niste en 1924, crise fran­çaise et
contre-coup de la crise russe consé­cu­tive à la mort de
Lénine conju­gués ; devant le trots­kisme, en 1929,
recom­men­çant l’expérience d’un par­ti politique
révo­lu­tion­naire ; de la même façon aujourd’hui
devant la Rus­sie, devant les menaces de guerre…

« Si
les Russes disaient : « Nous avons fait ce que nous avons pu. Ce
n’est pas le socia­lisme évi­dem­ment », nous les
com­pren­drions. Nous ne les com­pre­nons pas quand ils veulent faire
prendre leur capi­ta­lisme d’Etat for­ce­né pour du socialisme.
Nous ne com­pre­nons pas davan­tage ceux qui gro­gnaient contre la
Révo­lu­tion russe il y a quinze ans et qui bâillent
d’admiration devant la Rus­sie d’aujourd’hui, même quand
ils s’appellent Romain Roland.

« Nous
pré­fé­rons Mar­ti­net. Il ne crie pas au triomphe quand
c’est encore la défaite. Il n’accepte pas de s’asseoir à
la table des puis­sants pour chan­ter leur gloire. Il reste fidèle
à ses Temps mau­dits. C’est le meilleur moyen, et
peut-être le seul, de pré­pa­rer le triomphe véritable
de nos idées et de notre classe. »

Main­te­nant
ces quelques lignes de Pau­lette et Fritz Brupbacher :

« C’est
au cours de ces der­nières décen­nies et, de façon
tout à fait inten­sive, de ces dix der­nières années,
que la mode s’est éta­blie d’admettre que nous avons le
droit et même le devoir de nous com­por­ter en bêtes
féroces à l’égard de tous ceux qui n’ont pas
les mêmes opi­nions que nous.

« Sous
la belle éti­quette de « morale de classe », de part
et d’autre et avec le plus grand suc­cès, on a popularisé
cet axiome selon lequel, dans une lutte pour une idée, la
calom­nie, le men­songe, le meurtre et l’assassinat sont non
seule­ment choses per­mises, mais encore consti­tuent de véritables
impératifs.

« Le
ban­di­tisme le plus éhon­té nous fut présenté
comme une morale révo­lu­tion­naire par des gens parfaitement
hon­nêtes et qui sont même, à bien des égards,
des révo­lu­tion­naires authentiques.

« C’est
dans le natio­nal-socia­lisme que pareille morale fut por­tée à
son comble (mais presque autant dans le mou­ve­ment prolétarien).

« Aujourd’hui,
tout est mû par la haine, par le ressentiment.

« Et
la facul­té de subir, de sen­tir, soi aus­si, le sort des autres,
passe pour une mala­die, pour une fai­blesse qu’on a honte à
avouer.

« Mar­cel
Mar­ti­net n’a pas honte de cette fai­blesse… Il est le dernier
pro­phète — et peut-être, en même temps, le
pre­mier — de tout ce qui est vrai, bon et beau ; le prophète
de ces valeurs éter­nelles dont nous étions si près
de perdre le sens à force de les entendre invo­quer par trop de
men­teurs et d’hypocrites.

« Mère
Nature, si tu n’avais pas envoyé de temps en temps de tels
hommes, sur la terre, le champ de la vie ne serait plus que
séche­resse »,
a dit un jour, de Dobro­liou­bov, le
poète russe Nekrassov.

« Nous
le disons de Martinet. »

Par­lant,
tou­jours dans ce même numé­ro d’hommage, des
Temps
mau­dits, L. Eme­ry a su dire en quelques mots l’essentiel :

«…
Il est peu d’œuvres qui nous reportent avec plus d’empire au
contact même du drame guer­rier et du cœur qui en éprouve
l’horreur infi­nie. Nous n’y écou­tons pas un chant, mais
les fris­sons et presque les bal­bu­tie­ments d’une voix. Nous sommes,
avec Mar­ti­net, dans sa tem­pête, et la res­pi­ra­tion coupée
par sa démence. Voi­là jus­te­ment ce qui donne à
ce livre une incom­pa­rable force : il enre­gistre, il témoigne,
il pro­teste avec une can­deur ter­rible et navrante. Nous y écoutons
nos remords. Car il est vrai que nous avons plus ou moins vécu
cela et que nous avons été capables de
l’intellectualiser, c’est-à-dire de le sophis­ti­quer et de
nous en rendre com­plices. Les pres­santes, les fiévreuses
ques­tions du poète sont les cris mêmes des choses, le
rap­pel à l’essentiel, à l’inadmissible, le jugement
humain par excellence…»

Mais
on ne défi­ni­ra jamais mieux que Le Maguet, dans son texte « Une
voix de poète », qu’il fau­drait pou­voir repro­duire ici
tout entier, la véri­té à la fois sen­sible et
humaine de la poé­sie de Mar­ti­net. Après avoir évoqué
l’accueil enthou­siaste fait à Genève, en pleine
Pre­mière Guerre mon­diale, à sa lec­ture à haute
voix de quelques poèmes des
Temps mau­dits devant un
petit groupe de copains, des ouvriers pour la plu­part étrangers
et pour la plu­part aus­si en rup­ture de ban avec les autorités
mili­taires de leurs res­pec­tifs pays d’origine, Le Maguet écrit :

« Vous
pen­sez si je fus content du suc­cès rem­por­té par ma
lec­ture. Et sur­tout qu’elle ait pu faire naître, chez nous,
ouvriers, le sens d’une poé­sie qui nous était
des­ti­née. Ces beaux airs de trom­bone à la Ber­lioz, tour
à tour écla­tants ou pleins de ten­dresse, n’étaient-ils
pas faits pour nous ? Par leur musique, comme par leur sen­ti­ment, les
poèmes de Mar­ti­net nous révé­laient une œuvre
popu­laire authen­tique et de bon aloi, qui remuait en nous quelque
chose de vrai. Art de juste et unique expres­sion, art salubre qui
chas­sait loin de lui ce faux art popu­laire, conven­tion­nel, mièvre
ou gran­di­lo­quent, écœu­rant de vul­ga­ri­té, cet art au
rabais soi-disant conçu pour le peuple et qui ne fait que
tra­hir le mépris qu’on a du peuple. Art de valeur humaine,
de conscience sociale. Art libre, art libé­ra­teur. Art
libé­ra­teur, oui. Car les Temps mau­dits fai­saient vibrer
aus­si en nous la fibre révo­lu­tion­naire. Révolutionnaires
ils ne l’étaient pas seule­ment par leur concep­tion, ils
l’étaient sur­tout par une nou­velle sensibilité
poé­tique. Nos déses­poirs, nos colères, nos
angoisses et nos émo­tions d’homme social, notre amour du bon
com­bat, notre confiance quand même, notre foi dans le
relè­ve­ment de la condi­tion humaine, notre espoir d’une
socié­té juste, d’une huma­ni­té pacifiée,
n’ont trou­vé qu’un seul chan­teur, et c’est Marcel
Martinet. »

La Presse Anarchiste