La Presse Anarchiste

Présentation

Ce
numé­ro d’«Anarchisme et non-vio­lence » présente
exclu­si­ve­ment des textes d’un auteur peu connu des lecteurs
fran­çais, l’Autrichien Pierre Ramus. Pour­quoi Ramus ?

Si
le pro­blème de la vio­lence est très fréquemment,
sinon tou­jours, posé par les anar­chistes, rares sont ceux qui
ont réso­lu­ment pris par­ti pour la non-vio­lence. La
cri­tique du mono­pole de la vio­lence déte­nu par l’État,
l’antimilitarisme géné­ral, l’exigence d’une
har­mo­nie entre les moyens et la fin n’ont généralement
pas fait admettre la néces­si­té de la stratégie
non vio­lente. Sou­vent elle a été considérée
comme un stade idéal, une per­fec­tion impos­sible pour celui qui
est lui-même objet du sys­tème auto­ri­taire et violent,
alié­né par l’exploitation capi­ta­liste et la
répres­sion poli­cière ; nous ten­tons depuis quelques
années de le démen­tir, de pro­po­ser des alternatives
dans cette revue.

Seul
le cou­rant indi­vi­dua­liste de l’anarchisme refuse la vio­lence avec
une grande constance ; mais l’on sait que les indi­vi­dua­listes ne
cherchent pas en prio­ri­té à trans­for­mer la société,
ils s’en retirent sou­vent et adoptent un mode de vie où la
non-vio­lence est chose naturelle.

Plus
rares sont ceux qui, direc­te­ment impli­qués dans les conflits
sociaux, dans le com­bat socia­liste, ont refu­sé la violence.
Pierre Ramus est de ceux-là : dans le contexte de la propagande
par le fait et des atten­tats indi­vi­duels des années 1900, il
choi­sit une atti­tude tota­le­ment oppo­sée à la violence,
sans pour autant désa­vouer jamais l’action des camarades.

Cette
atti­tude est loin d’être pas­sive, puisqu’il défend
toutes sortes d’actions directes, puisqu’il orga­nise des grèves,
puisqu’il paie de pri­son et d’exil sa pro­pa­gande orale et écrite.
Intel­lec­tuel, il lutte aux côtés du prolétariat,
dénon­çant au nom du socia­lisme la tra­hi­son de la
social-démo­cra­tie. Il expose les thèses de
l’anarchisme-communisme dans une série de bro­chures et de
livres, appli­quant ses études éco­no­miques à
l’ensemble de la pro­duc­tion et des ser­vices, s’essayant à
ce qu’aujourd’hui l’on appelle la « pros­pec­tive ». À
ce point de vue-là, ses écrits nous paraissent désuets ;
aus­si avons-nous pré­fé­ré publier des textes
mili­tants, tou­chant aux prin­cipes de l’anarchisme et du refus de la
violence.

Pierre
Ramus (de son vrai nom Rudolf Gross­mann était un anarchiste
autri­chien qui vécut de 1882 à 1942. Tout jeune, il
com­bat­tait déjà pour les idées anar­chistes et
anti­mi­li­ta­ristes, ce qui l’obligea à quit­ter l’empire
aus­tro-hon­grois pour se réfu­gier en Angle­terre, puis aux
États-Unis.

Le
mou­ve­ment anar­chiste amé­ri­cain du tour­nant du siècle
est vivace ; encore vio­lem­ment mar­qué par l’exécution
des six ouvriers de Hay­mar­ket, il est sou­mis à une
sur­veillance poli­cière d’autant plus sévère
qu’il est dans sa grande majo­ri­té com­po­sé d’étrangers
venus cher­cher refuge dans une terre encore de pion­niers : ce sont les
Ita­liens de Barre et de Newark avec Lui­gi Gal­lea­ni, les Alle­mands de
New York autour de Johann Most et de son impor­tant jour­nal Frei­heit
(Liber­té), les Russes de Chi­ca­go avec Emma Gold­mann et
Alexandre Berkman.

Si
les res­tric­tions à l’activité mili­tante sont sévères,
la liber­té de presse est grande dans le pays d’accueil ; et
Ramus aus­si­tôt col­la­bore à plu­sieurs jour­naux et en
publie un lui-même : Der Zeit­geist (L’esprit du temps).

L’exil
cepen­dant ne dure pas : Ramus regagne l’Europe en 1904, et en 1907
on le voit au congrès socia­liste de Stutt­gart. À quel
titre y par­ti­cipe-t-il ? car les anar­chistes sont exclus depuis 1893
des congrès de la IIe Inter­na­tio­nale. Une des
ques­tions prin­ci­pales évo­quées à ce congrès
est celle de la guerre dans le par­ti social-démocrate
alle­mand, seul Karl Liebk­necht défend le point de vue
anti­mi­li­ta­riste, et, natu­rel­le­ment, Ramus est à ses côtés.

En
1907, la dis­tinc­tion entre « socia­listes » et « communistes »
ne s’est pas encore faite ; mais le congrès admet seulement
« les asso­cia­tions qui adhèrent aux prin­cipes essentiels
du socia­lisme : socia­li­sa­tion des moyens de pro­duc­tion et d’échange ;
union et action inter­na­tio­nales des tra­vailleurs ; conquête
socia­liste des pou­voirs publics par le pro­lé­ta­riat organisé
en par­ti de classe » et qui déclarent « reconnaître
la néces­si­té de l’action poli­tique, donc législative
et par­le­men­taire ». Si l’on exclut donc les anar­chistes, on
admet tous les réfor­mistes, les trade-unio­nistes, etc.

Est-ce
la dis­tance entre les prin­cipes du socia­lisme et l’idéologie
des par­tis social-démo­crates qui fait décou­vrir à
Ramus ce qu’il appel­le­ra plus tard « la fausse doc­trine du
mar­xisme » ? L’avait-il déjà com­prise aux
États-Unis, aux côtés de Johann Most, transfuge
de la social-démo­cra­tie ? Mais Most était devenu
stir­né­rien, indi­vi­dua­liste convain­cu, tan­dis que Ramus est
réso­lu­ment anar­chiste-com­mu­niste. S’il peut être avec
Liebk­necht, c’est que celui-ci défend un mar­xisme non
auto­ri­taire, non cen­tra­liste, avec d’autres mili­tants comme Rosa
Luxem­burg et Franz Meh­ring [[Ramus
les cri­ti­que­ra d’ailleurs sévè­re­ment plus tard.]].

Au
retour du congrès de Stutt­gart, Ramus écrit le
« Mani­feste anar­chiste » : ce n’est en rien une
démar­ca­tion de Marx, mais un texte pré­cis, image d’un
mou­ve­ment encore en plein essor. On peut le com­pa­rer à l’«ABC
de l’anarchisme » qu’Alexandre Berk­man écri­vit en
1929, non pour imi­ter ser­vi­le­ment Bou­kha­rine et Préobrajenski,
mais pour doter le mou­ve­ment anar­chiste d’un texte de base à
large dif­fu­sion. Nous publions ci-après de larges extraits du
« Mani­feste », en ne sup­pri­mant que quelques pages d’utopie
kro­pot­ki­nienne qui n’enrichissent pas le texte.

Ce
sont aus­si les grandes années du syn­di­ca­lisme révolutionnaire.
Ramus lit et admire Grif­fuelhes, Pou­get, Lagar­delle ; il publie en
1908 « Cri­tique et éloge du syn­di­ca­lisme ». Mais son
acti­vi­té prin­ci­pale est la rédac­tion de deux
pério­diques, une revue men­suelle : Die Neue Generation
(La Nou­velle Géné­ra­tion), qui sera reprise après
guerre par d’autres rédac­teurs, et un jour­nal bimensuel :
Wohl­stand für Alle (Le bien-être pour tous). « Il
y pose, infa­ti­ga­ble­ment, les prin­cipes d’une nou­velle organisation
de la socié­té selon le com­mu­nisme-anar­chisme et —
bien avant Gand­hi — y défend l’idée de la
révo­lu­tion sociale obte­nue par l’action directe et la
résis­tance pas­sive, seuls moyens d’atteindre le but final :
tout sou­lè­ve­ment mili­taire est d’avance condam­né à
la défaite » [[ Befreiung,
juillet 1966.]].

Quand
éclate la guerre en 1914, Ramus est un des rares objec­teurs de
conscience autri­chiens. Ses années de pri­son et de camp,
pen­dant les­quelles il écrit une grande par­tie de ses œuvres,
sont bien décrites dans l’article d’Olga Misar.

La
guerre de 14 – 18 marque un tour­nant de grande impor­tance dans les
mou­ve­ments et l’idéologie anti­mi­li­ta­riste. Avant 1914, les
bro­chures de pro­pa­gande sont mer­veilleu­se­ment enthou­siastes, il n’y
aura plus de guerre, l’internationalisme pro­lé­ta­rien fera
ses preuves, les dépenses d’armement des gouvernements
aug­mentent mais nous ne nous bat­trons jamais plus les uns contre les
autres…

Et
puis, la guerre.

A
peine est-elle ter­mi­née que les mou­ve­ments antimilitaristes
retrouvent une acti­vi­té nou­velle, se mul­ti­plient : les années
20 voient se créer le Mou­ve­ment inter­na­tio­nal de la
récon­ci­lia­tion, le Ser­vice civil international,
l’Internationale des résis­tants à la guerre… Cette
fois, on croit avoir pour de bon sur­pas­sé les frontières.

L’optimisme
renaît, grâce aus­si à la Révo­lu­tion russe
de 1917 qui, croit-on, ébranle le capi­ta­lisme mon­dial : elle
est sui­vie de révo­lu­tions en chaîne pen­dant l’année
1918, à Buda­pest (avec Bela Kun et cette pléiade de
jeunes intel­lec­tuels mar­xistes aux postes diri­geants : Lukacs,
Ferenc­zi, Roheim…), à Munich (avec les anar­chistes Landauer
et Müh­sam, les mar­xistes Karl Liebk­necht et Rosa Luxem­burg), à
Vienne (avec Max Adler). L’espoir cepen­dant est de courte durée :
toutes les révo­lu­tions sont cruel­le­ment écrasées,
ouvriers et lea­ders meurent en pri­son, sur les bar­ri­cades, dans la
rue.

La
révo­lu­tion vien­noise, pour brève qu’elle ait été,
a tiré Ramus de pri­son ; aus­si­tôt il se lance à
nou­veau dans la lutte, et ras­semble autour de son hebdomadaire
Erkennt­nis und Befreiung (Connais­sance et libération)
un groupe appe­lé l’Union des socia­listes antiautoritaires
(Bund Herr­scha­flo­ser Sozia­lis­ten). Y par­ti­cipent, entre autres, le
psy­cha­na­lyste Sig­mund Freud, l’écrivain paci­fiste Franz
Kobler, l’historien de l’anarchisme Max Nettlau.

Ramus
est à la fois jour­na­liste, écri­vain, orateur,
tra­duc­teur ; il pour­suit sans relâche son acti­vi­té de
pro­pa­gande, publie des tra­duc­tions de Kro­pot­kine et de Tolstoï,
un roman écrit en pri­son, deux livres théo­riques : « Die
Neu­schöp­fung der Gesell­schaft im Bereich des Sozialismus »
(La recréa­tion de la socié­té à portée
du socia­lisme) en 1921, et « Die Irriehre des Marxismus »
(La fausse doc­trine du mar­xisme) en 1927.

La
mon­tée du fas­cisme limite le domaine de ses activités,
l’expose à la répres­sion : il manque par deux fois
d’être vic­time d’attentats ; en 1934, il est condamné
à 14 mois de pri­son pour sa pro­pa­gande en faveur de la
vasectomie.

A
sa sor­tie de pri­son, il ne peut plus agir libre­ment pendant
long­temps : l’Anschluss de l’Autriche avec l’Allemagne nazie
l’oblige à quit­ter à nou­veau son pays, après
s’être caché pen­dant plu­sieurs semaines, changeant
chaque nuit de domi­cile ; il par­vient à gagner la France par la
Suisse. Il n’y sera pas iso­lé : il est lié depuis
long­temps avec les anar­chistes fran­çais, avec E. Armand en
par­ti­cu­lier, qui a tra­duit ses bro­chures. La guerre d’Espagne le
pré­oc­cupe et l’in­quiète ; on trouve des articles
de lui dans « Cultu­ra pro­le­ta­ria » de New York, en 1938,
mais il n’a mal­heu­reu­se­ment pas l’occasion de développer
ses idées, les pro­blèmes que lui pose la participation
des anar­chistes à une guerre civile. Lorsque la guerre éclate,
il est envoyé en camp de concen­tra­tion, considéré
comme un « étran­ger dan­ge­reux» ; il faut tous les
efforts des plus influents de ses amis pour arri­ver à l’en
faire sor­tir. Peu de temps après, les armées allemandes
entrent en France, et Ramus conti­nue de fuir : par l’Espagne et
Tan­ger, il arrive au Maroc.

Entre-temps,
sa famille s’est éta­blie en Amé­rique (sa veuve et sa
fille vivent encore aujourd’hui aux Etats-Unis) et tente tout son
pos­sible pour le faire venir. Enfin le Mexique veut bien l’accepter,
et il s’embarque en mai 1942. Mais il est malade, épuisé :
il meurt en mer le 27 mai, sans revoir sa fille ni sa compagne.

Il
laisse un grand nombre de manus­crits, qui se trouvent aujourd’hui à
l’Institut inter­na­tio­nal d’histoire sociale à Amsterdam ;
aucun inédit n’a été publié depuis sa
mort.

Marie
Martin

La Presse Anarchiste