I
Le
1er mai 1908, j’avais été désigné comme
orateur pour le discours à tenir en présence des
camarades de langue allemande vivant à Genève. Pierre
Monatte devait parler aux camarades français. Ainsi fîmes-nous
connaissance, et il me conquit tout de suite. Il parlait si
simplement, si naturellement, d’une façon, justement pour
cette raison, si saisissante qu’on se disait aussitôt : voilà
un révolutionnaire sincère et intelligent. Au cours de
la même année, Monatte émigra pour quelques mois
en Suisse [[Pour
éviter d’être arrêté par la police de
Clemenceau à la suite de la fusillade des terrassiers
grévistes à Draveil-Vigneux, de la manifestation de
Villeneuve-Saint-Georges et de la grève générale
parisienne de vingt-quatre heures du lendemain.]] et habita un certain temps chez moi. Il y succéda
au camarade Menchinsky [[Bolcheviste
russe, futur membre du présidium de la Tchéka.”> dans le célèbre « lit
de la révolution » de notre appartement. Monatte est le
fils d’un forgeron d’un village d’Auvergne et eût dû
devenir vétérinaire. Né en 1881, il représente
le meilleur type de l’homme du peuple resté peuple, en dépit
d’une grande culture personnelle. Il possède une grande
bibliothèque de livres qu’il a lus, assimilés, vécus.
Tout le savoir, chez lui, est devenu culture. Je ne l’ai encore
jamais entendu citer un texte. Mais je me suis souvent trouvé
chez lui lorsque des camarades lui parlaient de leur femme et de
leurs enfants, de la basse-cour et du rucher, du syndicat et des
affaires locales ; et Pierre Monatte s’y retrouvait sans la moindre
hésitation, répondant à tous avec la même
sûreté que s’il s’était agi de ses propres
affaires, sachant écouter attentivement et sans effort, non
sans s’informer de ce que faisait le grand-père et du nombre
des abonnés à la Vie ouvrière ou à
la Révolution prolétarienne, qu’il a toutes
deux fondées. Il y a tant de gens qui simulent la démocratie ;
Pierre, lui, est corps et âme avec ses visiteurs qu’amène
tous à Paris le souci de quelque affaire à régler,
mais qui se feraient plutôt couper en morceaux que de manquer
cette occasion de l’aller voir. Jusqu’à l’âge de
dix-sept ans, il étudia au collège, puis devint
répétiteur et, par la suite, correcteur d’imprimerie.
D’abord lecteur assidu de l’Aurore de Clemenceau, du
Clemenceau de l’époque militante et critique, il entra dans
les jeunesses socialistes et suivit non moins assidûment les
articles qui paraissaient dans Pages libres. Devenu à
vingt et un ans l’administrateur de cette revue, il s’installa à
Paris, où le hasard le fit travailler porte à porte
avec Péguy, qu’il n’encaissait guère, ne fût-ce
que parce que le pamphlétaire des Cahiers de la
Quinzaine se glorifiait à n’y pas croire de son grade
d’officier de réserve. C’est à cette époque
que Monatte, poursuivant sa recherche d’une voie enfin libératrice,
entra en contact avec les milieux anarchistes. Mais ceux-ci ne
convenaient guère au fils du forgeron. Il voulait bien plutôt
aider le peuple que lui-même. En revanche, il s’enthousiasma
pour les écrits de Fernand Pelloutier, lequel, montrant, non
point au nom d’une théorie mais par l’exemple d’un
constant effort réalisé dans la vie quotidienne, que la
classe ouvrière ne peut espérer sa libération
que d’elle-même, se trouve être ainsi le véritable
précurseur du syndicalisme révolutionnaire. Bientôt,
Pierre Monatte entrait dans le mouvement syndical. Un militant du
Nord, secrétaire du syndicat des mineurs du Pas-de-Calais,
cherchait un remplaçant. La rédaction de Pages
libres lui recommanda Monatte qui, dès lors, se trouva
dans son élément [[Le
Dictionnaire des contemporains du Crapouillot donne les
précisions suivantes qui, sur certains points, divergent assez
sensiblement du texte de Brupbacher : « Ami d’un militant du
Nord, Delzant des verriers, (Monatte) s’oriente vers le
syndicalisme révolutionnaire. En 1906, au lendemain de la
catastrophe de Courrières, est délégué
par la CGT dans le Pas-de-Calais où le bassin minier est en
effervescence, pour remplacer à la rédaction de
l’Action syndicale le légendaire Broutchoux,
emprisonné. » (Le Crapouillot, nouvelle série,
n° 9, page 143.)]].
Par
James Guillaume, j’avait fait la connaissance des chefs du
mouvement français ; par Pierre, c’est avec les ouvriers que
j’entrai en contact, acquérant ainsi une connaissance
directe de ce mouvement à sa racine. Et vu que, pendant une
assez longue période, je passai chaque année trois à
quatre semaines à Paris pour en contempler à loisir le
site incomparable et y visiter les musées, tout en étudiant
le mouvement sur place et en allant voir mes amis, je m’identifiai
peu à peu, pour une bonne part, avec le mouvement français
et, lorsque Pierre Monatte eut, en 1909 fondé la première
Vie ouvrière, j’y collaborai assidûment.
La
Vie, comme nous l’appelions, allait être, en une période
où le syndicalisme révolutionnaire traversait sa grande
crise, le point d’appui du mouvement, et elle le demeura jusqu’à
la guerre de 1914. Nous étions tous passablement terre à
terre, et la Vie ne se fût point trouvée mal de
recevoir un peu de ce que nous aurions dû, peut-être lui
ajouter, ce qu’on appelle en français le grand souffle. Mais
la plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a et,
comme nous sentions que ce grand souffle faisait défaut à
l’ensemble du mouvement ouvrier européen, c’est-à-dire
à notre base même, nous ne pouvions guère simuler
une foi que ce mouvement n’était pas en état
d’inspirer. Tout ce que nous pouvions faire, c’était de
décrire le mouvement et de lui donner des conseils. L’illusion
du grand souffle, de l’élan, nous n’aurions pu la donner
qu’à la condition d’être des hypocrites.
Le
principe fondamental de la Vie ouvrière, c’était
que le mouvement ouvrier devait tout produire de lui-même et le
produirait en effet.
Mais
le mouvement ouvrier n’en faisant rien, nous restions le bec dans
l’eau.
Au
demeurant, Monatte ne suivit pas le mouvement ouvrier quand celui-ci,
en 1914, devint patriote, pas plus qu’il ne le suivit en 1918,
lorsque, le précédant au contraire, et de loin, il
jugea que ce même mouvement devait se solidariser avec la
Révolution russe d’octobre.
En
1920, j’adhérai à l’Internationale communiste, et
Pierre Monatte en fit autant en 1923. Dès 1922, j’avais déjà
fait assez de chemin pour lui envoyer de Moscou en toute urgence une
lettre, bien entendu transmise illégalement, qui l’adjurait
de s’en abstenir. Mais pourquoi n’aurait-il pas eu le droit de
commettre la même faute que moi, alors que, pour mon compte, je
ne faisais même pas mine de sortir du Parti communiste. Il en
fut exclu en 1924 ; moi, en 1932 seulement.
II
(Brupbacher
devant bientôt faire partie d’une mission du Secours ouvrier
international, chargée de distribuer des vivres dans les
régions de Russie les plus gravement atteintes par la famine
de 1921 – 1922, il se rendit tout d’abord à Paris pour y
revoir Monatte, désireux qu’il était de se faire
exposer par celui-ci, afin de pouvoir ensuite en faire part de vive
voix aux Russes, le point de vue et les intentions du syndicalisme
révolutionnaire français à l’égard des
soviets et de l’Internationale communiste.)
C’est
l’époque à laquelle, par enthousiasme pour la
Révolution russe, le syndicalisme révolutionnaire
accomplit son propre suicide. La Révolution d’octobre nous
avait plongés dans une telle joie que tous tant que nous
étions, nous oubliâmes ce que nous savions pourtant
depuis toujours : que les bolcheviks n’auraient rien de plus
pressé que de nous étouffer dès qu’ils
auraient, avec notre aide, écrasé la bourgeoisie. Nous
fûmes beaucoup, alors, à suivre la même route que
Pierre Monatte. Moi-même, j’appartenais déjà à
la Troisième Internationale. Quant à Monatte, il
hésitait encore. Il avait accepté l’idée de la
dictature du prolétariat, dont au reste le syndicalisme
révolutionnaire avait été l’anticipation. De
même, il avait fait sienne l’idée de l’État
telle que Lénine la définit dans son livre l’État
et la Révolution. Ce qui n’empêchait pas que nous
eussions tous des objections à soulever sur une question alors
en apparence secondaire, mais qui devait se révéler par
la suite la question essentielle. Car l’organisation résultant
de la dictature et de l’existence de l’État prolétarien,
nous la voulions plus large, plus démocratique, plus libre,
plus conforme au principe même des soviets. A nos yeux, ce
n’était pas un appareil central constitué de telle ou
telle manière, qui devait former la base de l’organisation
dans la société nouvelle, mais bien la masse des
individus eux-mêmes. Le syndicalisme révolutionnaire a
toujours proclamé qu’une minorité dirigeante doit
entraîner les masses. En 1921, Monatte pensait que le Parti
communiste était peut-être capable d’être
cette minorité dirigeante. Cela, sa raison le lui disait mais
quelque chose, en lui, hésitait, et c’est ce qui explique
qu’en 1921 il ne fût pas encore inscrit au Parti. Un
sentiment indéfinissable l’empêchait de déjà
consentir à un mariage avec la hiérarchie communiste.
C’étaient de si drôles de cocos, tous ces politiciens.
Leur chef de file, par exemple, Cachin Marcel, aux premiers temps de
la guerre, quand il s’était agi de préparer l’Italie
à sortir de sa neutralité, avait bel et bien été
mêlé au versement des fonds consentis par le
gouvernement français à Mussolini pour le lancement
d’un journal interventionniste.
De
plus, Monatte était partisan de l’indépendance du
mouvement syndical, adversaire, par conséquent, de la
domination d’un parti politique sur les syndicats. Mais, à
l’époque, bien des choses étaient loin d’être
aussi claires qu’aujourd’hui ; la haine de la bourgeoisie nous
rendait aveugles dans notre amour pour le Parti russe, qui avait si
brillamment mis en déroute nobles, bourgeois et
interventionnistes blancs de tous les pays.
Lorsque
nous eûmes, Monatte et moi, échangé toutes nos
réflexions, nous convînmes que j’irais, après
mon arrivée en Russie, m’entretenir avec l’homme que nous
y connaissions l’un et l’autre, et qui était alors
tout-puissant : Léon Trotsky, afin d’essayer de le convaincre
que l’Internationale ne devait pas trop faire pression sur les
syndicalistes révolutionnaires, mais leur laisser le temps de
trouver un modus vivendi avec le Parti communiste.
III
(Deux
semaines plus tard, en compagnie de Willy Münzenberg, Brupbacher
partait pour la Russie, où allait bientôt avoir lieu
l’entrevue projetée avec Trotsky.)
Certain
jour, à l’hôtel, on accourut au comble de
l’excitation, m’appeler au téléphone, non sans
prendre des mines mystérieuses comme si quelque effroyable
prodige venait d’éclater et, lorsque je me fus saisi de
l’appareil, je vis autour de moi, presque tombés à
genoux, une bonne douzaine des courtisans hébergés au
Lux.
La
raison ?
Trotsky,
alors ministre de la Guerre, téléphonait qu’il
m’attendrait chez lui le soir même à neuf heures
précises. Il avait, ajoutait-il, réservé pour
moi son temps entre neuf et dix et m’enverrait son auto.
En
ce temps-là rampait devant lui toute la canaille du PC qui,
quelques années plus tard, crierait, tournée vers
Staline : « Tue-le ! » En tous lieux ce n’étaient
qu’hymnes à Trotsky, le grand général de la
guerre civile, le seul dans les services de qui tout marchait,
l’organisateur incomparable, l’orateur sans pareil, le grand
écrivain. A côté des icônes de Lénine,
et tout aussi grande, partout, l’effigie de Trotsky ornait les
murs, jusque dans le plus petit bureau de la commune la plus
minuscule au fond du gouvernement le plus reculé.
La
voiture de Trotsky vint me prendre. Dès l’arrivée
devant l’édifice où Trotsky avait ses bureaux, un
personnage en civil se précipita à la portière
et me débarrassa de mon chapeau et de mon manteau. Puis je me
vis confié à un second fonctionnaire qui me fit
traverser au pas accéléré toute une suite de
pièces à la porte de chacune desquelles deux hommes en
armes montaient la garde baïonnette au canon. Enfin, nous
arrivâmes dans une vaste salle où se tenait, assise, une
téléphoniste. Là, il y eut une brève
attente, en compagnie d’un camarade venu avec moi. Mais il ne
s’était pas écoulé plus de quelques minutes
que, ponctuellement à l’heure dite, une porte à deux
battants s’ouvrait, laissant passer Trotsky, lequel, après
avoir rapidement expédié mon compagnon, me conduisit
dans son bureau jusqu’à une table encombrée
d’appareils téléphoniques ; et la conversation
commença.
Je
le saluai tout d’abord de la part de notre ami commun Pierre
Monatte et lui exposai le point de vue de celui-ci et de ses amis les
syndicalistes révolutionnaires à l’égard de
l’Internationale communiste, expliquant qu’ils désiraient
ne pas « se noyer » dans le PC, mais préféraient,
en tout cas provisoirement, garder leur autonomie en dehors du parti,
en en étant simplement les alliés.
Cette
façon de voir rencontra chez Trotsky l’opposition la plus
violente. Il était tout à fait persuadé,
déclara-t-il, que le syndicalisme révolutionnaire
représentait l’élément le plus sain du
mouvement français, mais que deux organisations menassent
l’une à côté de l’autre une existence
autonome, c’était tout à fait impossible.
L’Internationale communiste était toute disposée à
accorder aux syndicalistes révolutionnaires, tant au Comité
central du parti qu’à la rédaction de l’Humanité,
la majorité des sièges, ce qui conjurerait le
danger — redouté par Monatte — d’une prépondérance
des politiciens.
Je
répondis qu’il fallait laisser le temps aux syndicalistes
révolutionnaires et ne pas leur demander maintenant la fusion
avec le parti.
Sur
quoi Trotsky, perdant patience, répliqua d’un ton impératif :
« Si Monatte ne veut pas, nous ferons la chose avec Griffuelhes
(autre syndicaliste que j’avais vu jadis à Paris, mais qui,
pendant la guerre, s’était curieusement comporté).
Griffuelhes se trouve justement à Moscou en ce moment, et il
est d’accord avec nous. »
Pour
ma part, j’étais fixé. Le vainqueur, non seulement
des généraux blancs mais aussi des marins de Cronstadt,
avait formulé une menace dont le ton montrait assez qu’on ne
parlait pas, ici, de camarade à camarade, mais de chef à
subordonné : autrement dit, on tenait le langage qui convenait
à la section privilégiée de l’Internationale,
la section russe, condescendant à s’adresser à un
parent pauvre, à l’humble membre d’une des nombreuses
autres sections — non russes.
Trotsky
se montra encore des plus courtois à mon égard,
s’offrant à faire débarrasser de ses punaises le
wagon qui devait nous emmener à Kazan, et il ajouta que je
pouvais téléphoner n’importe quand à son
secrétaire, au cas où quelque difficulté
surgirait pendant notre voyage.
Tout
cela était fort gentil, mais ne pouvait effacer l’impression
pénible laissée par ses propos sur la question
française. Trotsky m’invita à venir le revoir à
mon retour de Kazan.
Rentré
en voiture à l’hôtel, j’écrivis à
Pierre Monatte un récit détaillé de l’entrevue
et lui conseillai vivement de ne pas entrer dans l’Internationale
communiste. Pour éviter la censure, je n’envoyai
naturellement pas ma lettre par la poste, mais la confiai à un
ami. Monatte reçut ma lettre — et adhéra à
l’Internationale.
Fritz
Brupbacher
(Les
trois passages ci-dessus, extraits de Soixante ans d’hérésie,
figurent dans le volume en français Socialisme et
Liberté, rassemblant un choix de textes de Brupbacher,
traduction de Jean Paul Samson, avec une préface de Pierre
Monatte, Amis de quarante ans, et une étude de François
Bondy, Fritz Brupbacher et la liberté, Editions de La
Baconnière, Neuchâtel, 1955.)