La Presse Anarchiste

À propos de démocratie

Une polé­mique a lieu actuel­le­ment dans le mou­ve­ment liber­taire de langue ita­lienne qui pré­sente des aspects impor­tants par rap­port aux Pays de l’Est.Tout a com­men­cé avec la paru­tion d’un article du Cata­lan Josep Ale­ma­ny « Le temps des camps de concen­tra­tion » dans Volon­tà d’oc­tobre 81. Cet article traite tout à la fois du PCE et par là du mar­xisme comme por­teur des idées et de la réa­li­té du gou­lag et de la posi­tion erro­née de ceux qui mettent pays du gou­lag et pays de la démo­cra­tie sur le même pied. On y trouve une reven­di­ca­tion de Bou­kovs­ky, un rejet du mou­ve­ment ouvrier comme mou­ve­ment révo­lu­tion­naire une évo­ca­tion de la dis­si­dence comme force consciente des camps de concen­tra­tion. Il conclut par la néces­si­té de trou­ver de nou­velles solu­tions, et d’«assumer les idées et les pos­tu­lats démo­cra­tiques ». L’ar­ticle est sui­vi d’une longue démons­tra­tion de l’ac­cord de vue de Chom­sky et Fau­ris­son pour nier l’exis­tence des chambres à gaz nazies.

Dans le nº1 de 82 de Volon­tà, Chom­sky lui répond en l’ac­cu­sant de ne pas se baser sur ses écrits lors­qu’il lui attri­bue ces idées. « Ale­ma­ny m’at­tri­bue fina­le­ment la posi­tion idiote ― par­fois expri­mée en fait dans les cafés de la rive gauche d’où il semble qu’il tire ses infor­ma­tions ― que le sys­tème poli­tique des USA est équi­valent à celui de l’URSS ».

Volon­tà nº3 a publié d’autres réponses et réac­tions à ce sujet. Colom­bo de Paris reproche à la démo­cra­tie de Ale­ma­ny son carac­tère pure­ment for­mel, qui écarte sa res­pon­sa­bi­li­té dans l’ex­ploi­ta­tion du Tiers-Monde. Cette posi­tion amène une dépo­li­ti­sa­tion dans le sys­tème où l’on vit et donc son accep­ta­tion. Fran­co Melan­dri sou­ligne que Ale­ma­ny en renon­çant à la révo­lu­tion en arrive à pri­vi­lé­gier la démo­cra­tie alors que les anar­chistes doivent lut­ter pour éli­mi­ner le pou­voir qui existe dans la démo­cra­tie. Pour Dimi­trov, Ale­ma­ny est un faus­saire de texte, comme Fau­ris­son et les sta­li­niens. Il reprend le confu­sion­nisme de cer­tains anar­chistes d’a­près-guerre « qui iden­ti­fie la sur­vie de l’a­nar­chisme à la social-démo­cra­tie capi­ta­liste » en ne voyant le mal que chez les nazis et les sta­li­niens. Gio­van­ni Pagni­ni approuve le côté irré­vé­ren­cieux de cet article, mais il se demande ce que peut don­ner « l’illu­sion réfor­miste ». Slo­bo­dan Dra­ku­lic de Zagreb, dans un article ne tou­chant pas cette polé­mique, donne néan­moins un avis inté­res­sant : il existe des variantes dans les dif­fé­rents Pays de l’Est (y com­pris des États éman­ci­pés ― mais non des peuples) et on ne peut par­ler de pou­voir com­mu­niste en bloc. On ne peut pas dire non plus que rien ne peut y bou­ger : des trans­for­ma­tions lentes sont en cours, car « à l’Est la dis­si­dence est obli­ga­toire parce que le consen­sus est impossible ».

Volon­té nº3 publie une réponse d’A­le­ma­ny qui remet la dis­cus­sion sur Chom­sky à plus tard, traite Dimi­trov et Colom­bo d’a­nar­chistes fer­més. Il déclare ne pas aban­don­ner l’ac­tion directe ni embras­ser le réfor­misme, mais il pré­fère son confu­sion­nisme aux cri­tiques de Dimi­trov et au « caté­chisme gauchiste ».

La Rivis­ta Anar­chi­ca de sep­tembre 82 aborde éga­le­ment le pro­blème, et en octobre elle publie la posi­tion de Luce Fab­bri, 80 ans, que Dimi­trov avait atta­quée nom­mé­ment comme anar­chiste confu­sion­niste de l’a­près-guerre iden­ti­fiant la sur­vie de l’a­nar­chisme avec la démo­cra­tie. « Je crois n’a­voir jamais dit que dans les pays non démo­cra­tiques l’a­nar­chisme ne sur­vit pas… Ce que je sou­tiens, c’est que dans les pays plus ou moins démo­cra­tiques la moi­tié du tra­vail est déjà faite et l’autre peut être accom­plie avec des méthodes moins sus­cep­tibles de le faire tom­ber dans de nou­veaux auto­ri­ta­rismes. » Elle cite par exemple la réus­site de la révo­lu­tion espa­gnole grâce au congrès de Sara­gosse per­mis par le cli­mat démo­cra­tique d’a­vant juillet 36 Bien évi­dem­ment dans ce der­nier exemple on peut par­ler de la clan­des­ti­ni­té rela­tive du mou­ve­ment anar­chiste entre 1923 et 1930, et du fait que de 1931 à 1936, la démo­cra­tie a été bien sou­vent plus théo­rique que pratique.

Quatre erreurs nous semblent à la base de ce débat que les com­pa­gnons ita­liens ont inti­tu­lé « Anar­chisme, Libé­ra­lisme, Tota­li­ta­risme », qu’elles y soient for­mu­lées expli­ci­te­ment ou qu’elles y soient enten­dues implicitement.

1/​ Il y aurait une dif­fé­rence radi­cale entre les socié­tés libé­rales et tota­li­taires. Au niveau indi­vi­duel et de groupe, l’ab­sence de répres­sion du type gou­lag est une évi­dence dans les démo­cra­ties. Mais l’ex­ploi­ta­tion com­mune par l’Est et l’Ouest du Tiers-Monde en est une autre. Le sujet méri­te­rait un livre à lui tout seul. Pour le pou­voir réel dans les deux blocs, on peut mon­trer qu’en URSS le par­ti repré­sente 5,69% de la popu­la­tion, les 314 dépu­tés du Soviet Suprême 0,00012% , et la dizaine de membres du Polit­bu­ro 0,000004%. Aux USA, 1% de la popu­la­tion pos­sède plus de la moi­tié des richesses et plus de 70% des actions ; en Grande Bre­tagne 1% de la popu­la­tion pos­sède 43% des capi­taux pri­vés. En France, les ana­lyses de la trans­mis­sion du pou­voir entre familles tech­no­crates va dans ce sens de la per­ma­nence du mono­pole du pou­voir entre les mains d’un par­ti de fait, colo­ré super­fi­ciel­le­ment de droite ou de gauche. Si donc pour nous les sys­tèmes de l’Est et de l’Ouest sont dif­fé­rents, et l’on pour­rait dis­ser­ter à lon­gueur de pages pour défi­nir exac­te­ment cette dif­fé­rence, en aucun cas elle n’est radi­cale. Ce sont les deux faces d’un même sys­tème dont l’une brille plus que l’autre.

2/​ Toute action non auto­ri­taire de la base serait impos­sible. Depuis 1953 à Ber­lin Est jus­qu’à aujourd’­hui avec les mani­fes­ta­tions de Soli­dar­ność, les tra­vailleurs ont récla­mé spon­ta­né­ment la ges­tion des usines et des entre­prises par les tra­vailleurs eux-mêmes, des syn­di­cats indé­pen­dants des par­tis poli­tiques et de l’É­tat, etc., avec des pra­tiques et des modes d’or­ga­ni­sa­tion lar­ge­ment anti-auto­ri­taires. Toutes ces reven­di­ca­tions et pra­tiques sont igno­rées ou très mino­ri­taires dans les démo­cra­ties, où en théo­rie les liber­taires peuvent lar­ge­ment déve­lop­per leurs idées. Et cette spon­ta­néi­té des luttes et de l’or­ga­ni­sa­tion à l’Est ne signi­fie pas qu’elles soient inef­fi­caces ou désor­don­nées. L’ex­pé­rience polo­naise depuis août 80 inter­dit désor­mais toute cri­tique de ce genre.

3/​ L’ap­pa­rente impos­si­bi­li­té d’ac­tion à l’Est ferait que l’i­nac­tion serait culti­vée. L’a­nar­chiste russe Geor­gi Maxi­mov écri­vait en 1940 : « Un indi­vi­dua­lisme car­rié­riste prend le pas sur la res­pon­sa­bi­li­té morale, et sur une atti­tude res­pon­sable dans le tra­vail, envers la pro­prié­té et l’o­pi­nion col­lec­tive, envers l’homme en géné­ral, le sens de la digni­té et la valeur de la vie… La Rus­sie entière est dans l’obs­cu­ri­té d’une longue nuit arc­tique. Mais le réveil est inévi­table. » (The Guillo­tine at Work). Les appels moraux de plu­sieurs dis­si­dents, Amnes­ty Inter­na­tio­nal rejoignent cette ana­lyse. Sakha­rov écri­vait en 1980 « la popu­la­tion du pays accepte sans bron­cher toutes les pénu­ries (mais à la mai­son, on bronche!)». (« Sakha­rov », Seuil, 1982). Si effec­ti­ve­ment la popu­la­tion semble pas­sive à l’Est, un réveil est pos­sible à tout moment. La sur­prise des plus fins sovié­to­logues et consort lors des évè­ne­ments de Hon­grie en 56 ou de Pologne en 80 prouvent que eux non plus ne croient pas à cette poten­tia­li­té de révolte des gens (révolte qui n’est pas seule­ment néga­tive, mais aus­si construc­trice). Comme le dit Cas­to­ria­dis, « la Rus­sie reste le pre­mier can­di­dat par­mi les pays indus­tria­li­sés à la révo­lu­tion sociale ». (« Le Régime Social de la Rus­sie », le Vent du Ch’­min, 1982).

4/​ La réus­site dans cer­tains domaines scien­ti­fiques dans des pays mar­xistes-léni­nistes serait due à la meilleure orga­ni­sa­tion inhé­rente au socia­lisme. En fait c’est une confu­sion de nature sec­taire et sub­jec­tive entre l’ap­pui social des groupes liés au main­tien du tota­li­ta­risme (membres de l’ar­mée et des forces de répres­sion, per­son­nel d’en­ca­dre­ment, etc.) et les pos­si­bi­li­tés éga­li­taires de réus­site sociale.

La conti­nui­té de l’ex­ploi­ta­tion et la simi­li­tude pro­fonde des sys­tèmes libé­raux et tota­li­taires font que cer­taines luttes qui se passent à l’Est trouvent un écho cer­tain ici, et réci­pro­que­ment. Et c’est aux anar­chistes d’être pré­sents à ces moments-là.

Mar­tin Zemliak


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