Nous vous présentons une traduction résumée d’un article de Jaroslav Suk écrit en octobre 1981 et paru en automne 1982 dans la revue autrichienne « Gegenstimmen » (c/o SOK, postfach 41, 1033 Wien, Autriche). L’auteur est en exil en Suède depuis deux ans et il collabore à la revue « Listy ». À l’issue d’un séjour de plusieurs années en URSS, il a fondé avec Petr Uhl le « Mouvement de la Jeunesse Révolutionnaire » en été 1968. Ce texte nous semble important aussi bien pour les informations qu’il donne que pour les analyses qu’il développe, si nous ne sommes pas nécessairement en accord avec. Les intertitres sont du traducteur-résumeur.
Un brin d’histoire
Outre l’éternelle pénurie relative des biens de consommation, ce régime nous maintient dans l’oubli de notre propre histoire et manipule ce qui ne peut s’oublier, allant jusqu’à inventer des événements, introduisant des tabous au sein même de son idéologie « prolétarienne»… Nous apprenons à penser, à nous opposer à eux, avec des concepts qu’ils ont forgés. Toute véritable pensée socialiste a été écrasée continuellement depuis février 1948. À notre connaissance, les mouvements de jeunesse préoccupés de « véritable marxisme » sont apparus en Tchécoslovaquie bien après leur renaissance en Russie et dans les Pays Baltes. Cette renaissance du marxisme tient du miracle, si l’on considère le fait que toute l’éducation sociale de la jeunesse est basée sur le rabâchage des thèses de Staline autant que sur ces passages, censurés et extraits de leur contexte, de Marx et Lénine. D’autre part, la méthode stalinienne ne permet pas d’analyser le système ; l’étudiant ne peut guère se poser de questions du type : qui gouverne?, quelle est la structure de notre société ? y a‑t-il des contradictions?, etc… L’individu qui se rend compte du mensonge de l’idéologie se tourne vers la glorification au capitalisme et de son sauveur : les USA.
Avec la libéralisation relative entamée après 1963, commencèrent de fructueuses rencontres avec tout l’éventail des courants politiques occidentaux. L’extrême gauche mérita notre intérêt par le fait qu’elle se préoccupait bien plus intensément de notre situation. Elle répondait le mieux aux questions que peuvent se poser les habitants d’un Pays de l’Est. Sa connaissance du mouvement ouvrier, de la révolution russe, de la répression (antérieure aux révélations de Soljénitsyne) était supérieure à la nôtre. D’un autre côté, le vocabulaire des gauchistes occidentaux nous rappelait si fort la langue de bois stalinienne qu’il en était repoussant. Nous échangions notre vécu avec leurs schémas.
La visite de Rudi Dutschke à la faculté de philosophie de Prague au printemps 1968 me fit une grosse impression. J’eus l’impression de toucher la terre ferme, de retrouver mes moyens après mes déceptions idéologiques des années passées en Russie (1963 – 67). Cet homme avait fui Berlin Est à l’âge de 23 ans, il reniait tout autant le système de l’Est que celui de l’Ouest… D’autres vinrent, jusqu’au séminaire international du printemps 1969 au foyer des étudiants de Strahov (Prague). Chaque visite nous ouvrait de nouveaux horizons. Malheureusement, nous n’avions déjà plus la possibilité de répondre ouvertement à nos amis, de sorte que nous étions les seuls à en tirer profit. Ceux de nous qui purent leur répondre furent rarement compris : ici se révélait le schématisme et l’esprit sectaire qui ont conduit les gauchistes à avoir comme nous le savons si peu d’influence sur la société…
Autour du « Printemps »
La gauche radicale est donc apparue dans le courant des années soixante. Avant 1968, elle était la fraction politique tchèque la plus préoccupée d’autogestion réelle, à partir d’août 68 ses positions se sont radicalisées. Depuis la seconde moitié des années soixante-dix, elle exerce une influence suivie sur la jeunesse dans le pays.
Le processus de démocratisation de 1968 se mit en marche très lentement. Je pris part, comme délégué étudiant, à quelques meetings ouvriers et je fus témoin de la méfiance et de la passivité initiale chez les petites gens. Notre slogan « Nous sommes avec vous ― Soyez avec nous ! » ressemblait tellement, en fin de compte, à celui de « ceux d’en haut », comme on les nommait… Cette démocratisation n’apportait aucun changement réel à la classe ouvrière. On s’aperçut que les dirigeants du pays étaient honnêtes et la confiance grandit. La fraction libérale au pouvoir tentait de garder l’initiative et vivait dans l’illusion de la nature socialiste du système et des nobles intentions des dirigeants soviétiques…
En août, la résistance a été brisée par la veulerie et l’absence de stratégie des communistes réformistes, autant que par la façon dont ils ignorèrent le soutien populaire qui les avait portés. Dubcek ne croyait pas en les masses, il disait craindre le « bain de sang ». Cet aveuglement qu’ils appelaient « vision réaliste », cette irresponsabilité devait leur servir à conserver des postes qu’ils ont fini par perdre ! Ce sont ces dirigeants qui ont marchandé avec Brejnev, signant les accords de Moscou en nous en cachant la teneur et en les nommant « contrats ». Ce sont ces gens qui ont voté les lois d’exception après le 21 août ! En automne, le processus leur échappa complètement, alors que des centaines de conseils ouvriers se formaient dans le pays. En janvier 69, après le sacrifice de Jan Palach, la situation du pays put mériter l’adjectif de « révolutionnaire ». La bureaucratie était désorientée. Lorsque nous avertissions les universitaires de la tenue d’une manifestation, ils semblaient surpris du fait que l’on s’adressait encore à eux…
Naturellement des divergences apparurent dans le mouvement étudiant. Certains se rangeaient aux côtés des dirigeants écartés du pouvoir. Pour notre part, il ne s’agissait déjà plus de défendre les acquis de 1968. Nous nous attaquions au centralisme bureaucratique. La formulation de nos positions critiques gagna en cohérence dans le cadre du « Mouvement de la Jeunesse Révolutionnaire », dont le premier manifeste date du 2 décembre 1968. « Nous sommes convaincus que le chemin des peuples des démocraties dites populaires vers le socialisme passe par la destruction de la bureaucratie et la mise en place d’un système autogestionnaire », écrivions-nous.
J’estime que la moitié des membres de notre mouvement était constituée d’enfants de familles communistes, comme moi-même. Cela constituait un handicap de taille dans la mesure où certains avaient une trop forte habitude du sectarisme et du dogmatisme le moins démocratique… L’activité de l’organisation était centrée sur la discussion interne ainsi que sur la progression occulte de nos représentants dans les organisations syndicales officielles. Après quelques mois, nous avons imprimé à 400 exemplaires une compilation de traductions intitulée : « Bureaucratie non!, révolution, oui ! » et contenant des textes de Kollontaï, Boukharine, Djilas, Germain, Trotsky, du groupe « Socialisme ou Barbarie », les exigences des conseils ouvriers de Pologne et de Hongrie de 56… Pour couvrir nos réunions, nous prîmes le nom de « Club Historico-Sociologique de Futurologie » et nous réussîmes à obtenir un local au centre de propagande de la rue Earanov à Vinohrady (Prague). D’une manière générale, l’humour est le meilleur antidote au totalitarisme. Par la suite, et sur un mode nécessairement plus conspiratif nous avons constitué des cellules aux noms tout aussi humoristiques. En août 1969 nous avons pu distribuer, grâce à la complicité des imprimeurs, 100.000 petits tracts de format A6 dans lequel nous appelions, pour marquer l’anniversaire de l’invasion, à n’acheter ni journaux, ni alimentation et à ne pas emprunter les transports en commun. Par la suite, nous avons édité à 2000 exemplaires un tract expliquant les principales options de notre organisation et nous l’avons expédié aux sections syndicales des entreprises de la région.
À la suite de ces actions, en raison du danger, nos cellules se divisèrent en petits groupes de dix personnes maximum, sans contact direct les unes avec les autres. La presse officielle estimait, il y a cinq ans, que les « néo-trotskystes » étaient à cette époque 4.000. Notre organisation ne dépassait pas la centaine de membres. Mais peut-être que d’autres groupuscules se formèrent…
La Charte 77
La caractéristique générale des années soixante-dix est le recul dans toutes les activités politiques et sociales ; recul aisément explicable après le choc de l’invasion qui avait, comme nous l’avons vu, activé dans un premier temps la contestation. Les gens furent tant et si bien appelés à la résignation que le sort de leur si cher Dubcek finit par leur être complètement égal.
La répression culmina en automne 1972 contre la jeunesse et le « Mouvement Socialiste des Citoyens Tchécoslovaques ». Le silence qui s’abattit alors sur le pays ne fut rompu qu’au cœur de l’été 74 par des représentants de la gauche radicale, parmi lesquels Petr Uhl figurait au premier rang. L’unification avec les autres courants de l’opposition, rendue possible par l’uniformisation de la répression, fut contemporaine, en 1974, du projet de programme autogestionnaire… La gauche radicale s’investit dans la discussion préliminaire à l’apparition publique de la Charte 77, et certains de ses représentants furent parmi les premiers signataires. Tout en ne nous faisant aucune illusion sur les capacités de la bureaucratie à s’autoréformer, nous savons que ce système offre une petite marge de réformes possibles : l’apparition d’une critique publique de ses aspects les plus négatifs, reliée à l’exigence du respect des lois que la bureaucratie a elle-même promulguées ne peut être qu’utile à notre cause. En fait, la communauté d’intérêts que constitue la Charte 77 permet une confrontation des divers courants actifs dans le combat pour une démocratisation du pays.
Les conceptions de la gauche radicale
Je ne pense pas qu’une délimitation précise de ce courant soit possible, ni même aucune dénomination du type « trotskisme » ou « marxisme révolutionnaire ». S’il est certain que la pensée de la gauche radicale soit basée sur l’enseignement de Marx, celui de Bakounine est présent dans le refus total du capitalisme et le projet social qui nous anime. Cependant le catalyseur principal est ici l’expérience vécue à l’intérieur d’un système qui se nomme certes socialiste, mais qui a tous les traits du totalitarisme : l’absence de démocratie autant que l’injustice sociale.
Nous voulons une transformation en profondeur de la société : la disparition de la bureaucratie des lieux du pouvoir économique et politique et son remplacement par une structure autogestionnaire représentant les intérêts de toutes les classes et couches sociales. La situation actuelle offre des conditions favorables à une telle transformation, puisqu’en fait l’ensemble de la population non compromise avec l’appareil est asservie, et que la bureaucratie régnante n’a pas les racines sociales et économiques qu’avait la bourgeoisie. Du fait même de sa rigidité, le système totalitaire est peu fiable en temps de troubles sociaux. Cette rigidité et le manque d’enracinement de la bureaucratie dans l’économie sont les deux faces d’une même médaille : la bureaucratie est contrainte au totalitarisme. C’est pourquoi nous estimons que la voie des réformes n’est pas réalisable, ni souhaitable, si nous voulons atteindre le but que nous nous fixons. Nous admettons cependant que le régime est adaptable et que chacun de ses pas vers la libéralisation nous rapproche de l’échéance révolutionnaire. Si nous ne craignons pas d’utiliser le mot « révolution », si peu aimé par la population tchèque, c’est que nous ne voyons pas en elle le bain de sang mythique auquel font référence les bureaucrates et les prudents de l’opposition, pour effrayer les gens. La révolution est certainement violente, mais si la violence est toujours désagréable, elle n’est pas forcément synonyme de lourdes pertes en vies humaines. D’autant plus dans cette situation où tous sont asservis et mécontents (la bureaucratie elle-même n’est pas libre, elle vit dans la contrainte et la surveillance perpétuelle, sans compter les rivalités et la soumission aux bureaucrates dominateurs hors de Tchécoslovaquie). Après la détérioration de la situation, ce mécontentement pourrait se transformer en désir de changement.
Comme l’a montré Rudolf Bahro, le besoin d’émancipation n’est pas seulement ressenti par les classes exploitées mais aussi par des membres de la caste des exploiteurs. Cette hypothèse peut sembler aujourd’hui irréaliste alors que la population est totalement passive. Mais croire en une démocratisation graduelle serait une erreur encore plus grande : le système dominant actuellement dans le pays est antidémocratique par essence et il est bien plus violent que ne le serait une révolution. Seuls les bureaucrates et leurs valets doivent craindre la violence, ils ont peur de la vengeance, salaire de l’arbitraire qu’ils ont fait régner. Mais plus la population dans son ensemble participera au changement révolutionnaire, mieux les gens s’organiseront et moins on sera forcé d’utiliser la violence armée. La violence se réduira alors à la manière forte qu’on sera bien obligé d’employer pour contraindre la bureaucratie parasitaire à travailler… Ceci tout en étouffant le germe de la terreur, car elle ne ferait que nuire aux transformations désirées. Nous craignons d’ailleurs que ceux qui aujourd’hui en Tchécoslovaquie se taisent, et dont la haine grandit, ne se livrent à des excès regrettables à l’occasion d’un mouvement social. La gauche radicale s’oppose à l’avance à cette fausse motivation qu’est la satisfaction de la vengeance.
Pour des raisons historiquement compréhensibles, l’ensemble de la gauche est en butte aux ressentiments de la population ; de là viennent les aspirations des Euro-communistes de se libérer de la terminologie révolutionnaire (par exemple, le malheureux jeu de mot « dictature du prolétariat »). Cependant le mouvement social est plus fort que ces phobies linguistiques, et peut-être que ce mouvement signifie aussi violence cruelle même si nous ne devons pas être violents… En tout cas, nous sommes opposés à la faiblesse coupable dont fit preuve Dubcek en n’emprisonnant pas les plus dangereux collaborateurs potentiels de l’intervention.
La gauche radicale est dans son ensemble opposée à la conception léniniste de l’avant-garde. Elle ne voit pas dans les masses un troupeau écervelé, mais se conçoit elle-même comme un groupe de proposition s’efforçant de provoquer la discussion. Elle est contre la professionnalisation de la politique et donc contre le parlementarisme. À l’encontre des gauchistes occidentaux, nous sommes conscients des dangers d’une éventuelle rebureaucratisation et sommes occupés à la mise en place de mécanismes antibureaucratiques. Quant aux préoccupations écologistes, elles sont une nécessité vitale dans le cadre de notre pays, les bureaucrates maintenant leur pouvoir aux frais des générations à venir.
Résumé d’un texte de Jaroslav Suk