Le débat, le plus souvent, s’engage sur le plan de la stratégie : la violence est‑elle ou non un moyen efficace, susceptible de réaliser la fin poursuivie, à savoir l’instauration de relations libres entre les hommes, donc la suppression de la violence ? Peut‑on, dans une société fondée sur la violence, éviter la violence ? Cette discussion stratégique révèle vite des divergences plus profondes qui portent sur la conception même de la réalité sociale. L’idée que les uns et les autres se font de la révolution permet de bien saisir cette différence, et sur ce point de théorie l’anarchisme non violent se distingue nettement de ce qu’on appelle couramment l’anarchisme révolutionnaire.
La conception révolutionnaire de la révolution
L’idée non violente de la révolution implique bien un changement radical : fin de l’oppression et de l’exploitation, disparition de l’État et des classes, gestion directe de la vie collective par la collectivité. L’accord se fait sur le but à atteindre — il en va de même pour les marxistes — mais non pas sur la manière d’y aboutir ni sur la nature de cette mutation.
Ce qui, à mon avis, est étranger aux non‑violents c’est la notion du « phénomène révolutionnaire », du dynamisme créateur de la révolution « catastrophique » (selon l’expression de Sorel). La conception révolutionnaire de la révolution est caractérisée par la conviction qu’à travers les désordres et les crises, les souffrances et les enthousiasmes, se déploie un processus vivifiant, porteur de nouvelles formes d’existence, d’organisation, de conscience. La conviction qu’en balayant des structures contraignantes et arbitraires la révolution libère les forces contenues qui donneront à la collectivité l’énergie et la puissance d’invention nécessaires pour jeter les bases d’un nouvel ordre.
Une telle dynamique ne va pas sans violence, ni dans son déclenchement, ni dans son extension, ni dans sa défense. Pour beaucoup de libertaires, c’est l’irruption de la violence insurrectionnelle qui, en battant en brèche l’appareil répressif, met en branle le processus de création ; ce que contestent les non‑violents. Dans un numéro déjà bien ancien d’ANV, où il critiquait amicalement ma brochure Formes et tendances de l’anarchisme, Lucien Grelaud citait le passage où je disais : « L’action violente retrempe les énergies, réveille les colères passées. Elle crée en même temps un climat d’effervescence où germent les idées neuves. ». À quoi il répliquait : « Il me paraît que, mieux que d’applaudir au réveil des colères passées, il serait plus bénéfique de les dévier, de sublimer cette réaction violente, de les replacer dans des actions créatrices, telles celles que l’auteur lui‑même préconise, l’autogestion notamment. » ( ANV n° 10 )
Cette réponse contourne le problème plus qu’elle ne le résout. Si l’autogestion devient possible, c’est bien parce que la réaction violente n’a pas été sublimée mais qu’elle a, en éclatant, introduit la rupture qui appelle et permet l’investissement des forces mobilisées par la révolte. Comment dévier vers l’action créatrice les colères passées si elles n’ont pas été réactualisées dans un sursaut collectif qui ouvre la voie à la réalisation socialiste ?
Grelaud saute allègrement un maillon de la chaîne. L’autogestion se laisse aisément penser dans la logique de l’anarchisme non violent : décision rationnelle, accord raisonné, travail collectif entrepris selon un contrat précis, éducation permanente par la pratique même de la gestion directe. Il n’en va pas de même pour l’étape précédente, celle du renversement d’équilibre. Ce qui prévaut, ici, c’est l’élan passionnel, l’improvisation, les décisions rapides et souvent contradictoires prises dans le feu de l’action. Et aussi, si le mouvement prend de l’ampleur, la détermination et la pression autoritaire de groupes bien organisés et centralisés, ce qui pose de graves problèmes aux anarchistes révolutionnaires aussi.
Il ne s’agit plus, dans la phase insurrectionnelle, de la convergence d’efforts mûrement réfléchis et contrôlés (autocontrôlés) jusqu’au bout, mais d’impulsions collectives aux résultats souvent imprévisibles, aux motivations en partie irrationnelles (colères, rêves apocalyptiques, espoirs apparemment insensés…) et dont les agents, pour la plupart ont été formés par tout sauf par la sage école de la non‑violence.
La mutation sociale
Et pourtant ces mouvements de masse, par la vigueur de leur impact et leur force de contagion, peuvent provoquer des situations qui auparavant semblaient totalement improbables. De plus, la dynamique révolutionnaire ne change pas seulement les situations, elle transforme ses propres agents. De vieux systèmes de valeurs, des réseaux d’inhibition montés par des années (des siècles?) de conditionnement se disloquent dans l’effervescence générale. Une nouvelle image de la vie et du bonheur surgit. Des rêves archaïques affleurent à la conscience et impulsent l’action : attente millénariste de la grande apocalypse qui fait naître du chaos un monde régénéré, aspiration à la grande mutation où l’homme et la société réintègrent les « pouvoirs perdus ».
L’ethnologie et l’histoire des religions apportent de nombreux exemples de ces mythes de l’«éternel retour » ou du « grand temps », et chaque mouvement révolutionnaire les voit émerger sous une forme propre à son temps, mais aisément reconnaissable. Du fait que des charges inconscientes, alimentées aux sources mêmes du dynamisme vital, se trouvent ainsi mobilisées et investies dans l’action, l’individu tout entier est concerné par le bouleversement en cours ; la similitude des rêves et des désirs réactivés unit d’autant plus fortement entre eux ceux qui sont ainsi portés par cet élan « primitif ». Et la révolution devient effectivement ce microcosme dont parle Landauer, où tous les déroulements s’accélèrent et s’intensifient incroyablement.
Seul un affrontement violent peut déclencher un tel processus. Il n’est pas nécessaire qu’il soit sanglant. Ce qui s’est passé en mai 68 (qui a été bien moins meurtrier qu’un bon week‑end sur les routes) peut donner une illustration restreinte mais lisible du phénomène que je viens d’évoquer rapidement. L’opposition tranchée de deux camps, la rupture de tout dialogue entre eux, la conviction de mener un combat décisif suscitent des énergies considérables et des tactiques inédites. Je doute qu’une action non violente puisse porter de tels effets.
On peut objecter aux révolutionnaires les misères et les souffrances d’un affrontement tournant à la guerre civile. Je ne cite que pour mémoire une des réponses à cet argument, car elle exigerait de plus longs développements : c’est que ces misères mêmes sont, au niveau collectif, un facteur de maturation et de prise de conscience. Marx et Bakounine tombent d’accord là‑dessus. Je reconnais que ce genre de philosophie de l’histoire, dans le fond assez étrangère à la mentalité anarchiste, peut mener loin…
De ce qui précède, on peut commencer à dégager les implications théoriques de l’une et l’autre prises de position.
L’anarchisme révolutionnaire mise sur l’action et la dynamique de la collectivité en tant que sujet spécifique. Il la considère susceptible de conduites novatrices qui n’ont rien à voir avec la simple juxtaposition de comportements individuels, puisque la nouveauté des réactions et des initiatives provient justement du fait que les individus se trouvent en situation de participation intense à un devenir collectif.
L’anarchisme non violent par contre ne part pas du collectif comme réalité globale, mais de l’individu. Il n’exclut pas l’action en commun, mais la conçoit comme addition (mécanique) d’actions individuelles concordantes. La soudure, l’engrènement est opéré par la concertation, la décision mûrement réfléchie, le contrôle permanent. Dans son optique, la réalité sociale ne se transformera pas par une mutation générale, mais par le remaniement de secteurs bien localisés qui finissent par se rejoindre. C’est là un point de vue nettement individualiste qui constitue, en fait, une négation de la sociologie (qui n’a plus d’objet spécifique s’il n’existe pas d’agent collectif). C’est aussi ce qu’on peut appeler une conception réformiste de la révolution.
Individualiste dans sa théorie et dans sa pratique, l’anarchisme non violent est également rationaliste : il se défie des mouvements impulsifs, des croyances tributaires de pulsions inconscientes. Il rejoint par‑là le pacifisme qui a toujours méconnu la fascination exercée par « l’aventure guerrière », et n’a pu de ce fait la combattre en profondeur. Ignorer les motivations inconscientes, c’est aussi bien se livrer à leur intervention perturbatrice que renoncer à leur réorientation dans une voie créatrice. Le cadre intellectuel de l’anarchisme non violent, c’est l’individualisme social tel que l’entend Bontemps. On peut même admettre qu’il se forme actuellement autour d’ANV le seul courant actif de l’individualisme libertaire.
Ces démarcations faites, il faut évidemment nuancer leur application. Rappeler que l’anarchisme révolutionnaire exige aussi l’effort raisonné et persévérant, la formation de l’individu, la concertation pour la gestion collective, etc. Que l’anarchisme non violent, de son côté, peut provoquer des « phénomènes dynamiques et créateurs » ( ANV n° 23 [[Je n’ai pas retrouvé l’origine de cette citation dans le numéro 23 d’ANV. (V.D.)]], p. 39). Je n’ai pas l’impression, pourtant, que cet aspect ait souvent été mis en lumière. Peut‑être, justement, parce que les schémas individualistes ne s’y prêtent pas.
Relativité de la non‑violence
Le fait de partir de positions individualistes n’est pas sans conséquences, et je n’écris pas cet article pour le plaisir de cataloguer une tendance insolite selon nos chères vieilles catégories. Sur le plan théorique, l’individualisme méconnaît un aspect essentiel de la vie sociale. Il est amené de la sorte à s’illusionner sur des méthodes d’action qui se révèlent très partielles parce qu’elles ne tiennent pas compte de la totalité du fait social. Des phases‑clés du devenir historique échappent à son optique, et ses interventions risquent fort de rester marginales.
Pour ces raisons, les tactiques non violentes m’apparaissent avant tout comme un appoint qui vient s’intégrer dans un cours étranger et même contraire à leurs principes. Elles se trouvent englobées, par exemple, dans l’ensemble d’une contestation qui n’hésite pas à recourir, par moments, à la provocation violente, à l’agression, au défoulement collectif. Dans une période de bouleversement révolutionnaire, des groupes et des militants non violents peuvent s’insérer efficacement dans l’effort de reconstruction socialiste. Mais préconisés comme seules méthodes valables, les modes d’action individualistes conduisent à se fier beaucoup trop à des restructurations limitées (milieux libres, coopératives, autogestion parcellaire) déviées rapidement par la puissance de conditionnement et d’intégration du système étatiste et capitaliste. On rejoint ici la critique de l’individualisme comme forme libertaire du réformisme.
Dans la mesure où mon analyse est correcte, la non‑violence ne me paraît susceptible que d’une théorisation partielle (peut‑on parler d’une psychologie ou d’une sociologie non violente?). Le fondement de sa pratique serait donc surtout un choix moral : « Quoi qu’il en soit, et quel que soit le rôle de la violence dans l’histoire, je refuse d’y avoir recours ». Il faudrait, du coup, admettre que l’intervention violente est inévitable et même nécessaire dans certaines situations, mais qu’on la rejette pour soi, en décidant d’utiliser des formes de lutte qui trouvent leur efficacité sur d’autres plans et dans d’autres situations. Prendre conscience de cette relativité éviterait le dogmatisme de la non‑violence, et sa justification par des postulats peu conciliables avec les données actuelles des sciences sociales.
Il va sans dire que le dogmatisme de la violence est tout aussi injustifié et qu’il risque encore bien plus d’entrer en contradiction avec le projet libertaire.
En reconnaissant la valeur pratique (relative) de la non‑violence, on peut entamer une autre critique : qu’elle n’approfondit pas assez ses méthodes. Le reproche peut être fait à l’individualisme dans son ensemble, qui s’est trop souvent limité à une éducation du jugement (ce qui n’est pas rien) et à une certaine émancipation du comportement (limitée sérieusement par les contraintes de l’environnement). Deux éléments ne sont pas assez pris en considération : qu’une « conversion » intellectuelle et morale ne suffit pas à remodeler en profondeur le psychisme, à défaire les inhibitions et les malformations causées par l’éducation et la vie quotidienne ; que le développement personnel implique l’intégration et l’activation des énergies, des fonctions qu’un apprentissage incohérent et répressif a laissées en friche.
Ce serait la tâche d’un individualisme conséquent d’élaborer les techniques d’«individuation » conformes à ce double propos, en se fondant, entre autres, sur les acquis de la psychanalyse et aussi sur ce que nous pouvons pour le moment assimiler des enseignements orientaux.
Croire qu’on pourrait se soustraire ainsi à l’influence néfaste du milieu serait retomber dans un autre travers du réformisme individualiste. Mais l’homme formé de la sorte serait mieux armé pour sa défense, pour le combat et pour sa réalisation personnelle. L’entraînement non violent constitue sans doute une première approche (pratique) de ce but lointain. On voit ce qui reste à comprendre, à ordonner et à essayer si ce projet était pris au sérieux…
René Furth
[(Est‑il vain d’apostropher le lecteur ? En tout cas, il est difficile d’instaurer un dialogue. Nous nous y sommes essayés à plusieurs reprises, de différentes façons. D’autre part, nous avons publié des textes avec lesquels nous n’étions pas d’accord, mais qui nous semblaient apporter des éléments de discussion. Il faut constater que nous n’avons guère progressé, soit à cause de l’argumentation usée que l’on nous avançait, soit à cause de la médiocrité des réponses données. Il ne s’agit pas d’avoir la réplique toujours prête, mais plutôt d’ouvrir des perspectives. C’est peut‑être le cas du texte de Furth publié ci‑dessus.
Encore une fois, et dans ce cas précis, ne pouvons-nous pas proposer au lecteur de s’exprimer ? Dans un premier temps, les lettres seraient ronéotées et diffusées aux intéressés. Éventuellement, une rencontre sur ce thème pourrait servir, par la suite, à structurer l’ensemble, ou permettre d’autres formes d’expression.
Mais il est peut‑être possible de procéder d’une tout autre manière…
Qu’en dis‑tu lecteur?)]