Un soutien international a été préparé (Espagne, Allemagne, Angleterre, Belgique, France, Hollande Italie, Norvège, Suède, Suisse, USA). Il s’organise autour d’une marche qui, partie de Genève, le 21 février 1971, doit arriver à Madrid. Les marcheurs venant des divers pays — objecteurs pour la plupart — présenteront au gouvernement espagnol un projet de statut pour les objecteurs de conscience, et les cinq marcheurs espagnols réclameront — par solidarité — leur internement ou la libération des emprisonnés.
Car si les autorités espagnoles estiment que doit être incarcérée toute personne qui, comme dans le cas de Pepe :
_— Se sent engagée au service de la paix et de la justice ;
— Assume sa responsabilité dans la solution des conflits et des injustices de la société dans laquelle elle vit ;
— Mais, par sa conscience de « non‑violent », se refuse à apprendre à tuer ;
— Parce qu’elle croit qu’il existe des moyens plus justes et efficaces pour les résoudre en respectant la vie et les droits des autres ;
— Réclame qu’on ne lui fasse pas trahir sa conscience en participant à la préparation de la guerre, mais en revanche demande un service civil d’intérêt social pour aider à combattre la misère, le manque de culture et l’injustice, cause de la plupart des conflits et des guerres.
Alors ceux qui effectuent la marche, partagent pleinement ces convictions, se considèrent coupables du même délit.
Modalités de l’action
La complète absence d’un droit à l’objection face à l’appareil politico‑militaire requiert d’eux une stratégie bien précise. Ils savent, avec tous les militants espagnols prêts à les soutenir, que leur combat est dur, long et difficile, plus, dangereux.
Leur premier objectif est l’obtention d’un statut. C’est pour eux la clé (minime et indispensable à la fois) qui leur permettra de porter une contestation avec un minimum de probabilité de réussite.
Cet objectif limité ne pourra être atteints que si les motivations présentées à l’appui de leurs demandes et actions sont inscrites dans des limites bien précises : non violentes ou religieuses.
Par les modalités de notre soutien, nous sommes responsables du succès ou non de cette première minime et importante étape. Les autorités espagnoles hostiles seront à l’affût de tout ce qui pourrait nuire à la cause des objecteurs, la rendre moins claire, la faire passer sous silence. Pour étouffer cette action, le moyen idéal serait de les inculper pour d’autres motifs que ceux qu’ils avancent eux‑mêmes. C’est pourquoi ils demandent « que toute déclaration ou action en relation avec la marche n’ait pas d’autre intention ou ne puisse être interprétée différemment ».
Action politique et soutien
Cette information vise à préciser les imbrications économiques et militaires qui nous rendent de fait solidaires de ce qui se passe en Espagne en général, et en particulier du combat que mènent les objecteurs espagnols.
Par là même, elle peut :
— Expliquer politiquement notre soutien ;
— faire comprendre les modalités souhaitées par les Espagnols engagés depuis janvier dans l’action immédiate.
Elle suppose connu le dossier « Objection de conscience en Espagne », qui présente Pepe, la situation juridique des objecteurs en Espagne, le contexte politique espagnol qui lui donne un sens, les actions entreprises… en attendant celles qu’on peut suggérer. Ce dossier se trouve au CSOC, c/o Marie Laffranque, 23, rue Brouardel, 31 ‑ Toulouse.
Les Espagnols parmi nous
Les travailleurs espagnols sont 660 000 en France sur 3 200 000 travailleurs étrangers. Ils sont les plus nombreux avec les Italiens (620 000) et les Algériens (612 000).
La Haute‑Garonne compte officiellement 60 000 étrangers (9% de la population). Des 25 000 résidant à Toulouse, 10 à 15 000 sont de nationalité espagnole.
Il y a en France 60 000 femmes de ménage espagnoles déclarées, plus les employées de maison.
« Immigrés, pourquoi sommes-nous là ? » dit l’une d’elle à Toulouse.
— Parce que, dans notre pays, il n’y a pas suffisamment de travail. Mais aussi parce que les pays riches ont besoin de notre travail : pour leur économie, nous sommes une main‑d’œuvre à bon marché et, par bien des côtés, nous vivons en plein XXe siècle une situation d’esclaves. »
D’autres Espagnols passent la frontière pour échapper à un régime de répression (ouverte ou feutrée) plus dur et plus étouffant que celui qui s’exerce aujourd’hui en France.
Membres de la classe ouvrière dans ce pays, ils sont parmi les plus défavorisés sur tous les plans : logement, école, plan social ou familial, professionnel, syndical et bien sûr salarial.
« Madrid‑Paris, un axe politique », titre à la une « El Alcazar », quotidien phalangiste.
Les voyages de MM. Debré (ministre de la Défense nationale) et Bettancourt (ministre de l’Industrie) à Madrid, ceux de MM. Lopez de Letona (ministre espagnol de l’Industrie), Lopez Bravo et Juan Carlos à Paris, Satory, Toulon et ailleurs, et plus encore les déclarations faites prouvent que ce quotidien n’exagère pas :
« Rien ne sépare plus la France de l’Espagne. »
« Les deux chefs d’Etat peuvent contempler avec satisfaction la stabilité qui règne dans leurs deux pays. » (Debré)
Le capitalisme français allié naturel du « régime » espagnol.
Non seulement, il bénéficie en France de la surexploitation des travailleurs espagnols, mais, en Espagne même, il augmente son profit à leurs dépens. Il a investi, de 1959 à 1966, 31 millions de dollars en Espagne, se plaçant au 3e rang des pays investisseurs (après les USA et l’Allemagne). Plus de 200 entreprises françaises ont des filiales en Espagne : Ciment Lafarge, Penarroya, BSN, Fives‑Lille-Cail, Renault, Michelin, etc., l’EDF elle‑même, sans compter Marcel Dassault.
En 1970, en effet, l’Espagne aura été l’un des clients les plus importants des constructeurs français d’armement, qui sont de leur côté ses plus gros fournisseurs : sous‑marins à haute performance, 30 Mirage III dernier modèle, 30 chars AMX (très « pratiques » contre tout mouvement anticolonialiste au Sahara espagnol), pour ne parler que des plus gros achats de cette année.
Deux armées au secours d’une même politique.
« Un atout en main pour l’Espagne politique des deux mers » peut écrire « Pueblo » à la suite des accords Debré en Espagne par lesquels étaient décidés un développement des relations de coopération et d’échange entre les deux forces armées, des facilités en matière de circulation et de défense aérienne, une organisation de manœuvres communes, des échanges de personnels et d’unités, une coopération technique à tous les niveaux.
Les manœuvres franco‑espagnoles communes ont lieu régulièrement depuis une dizaine d’années. En 1970, la participation de Juan Carlos, successeur désigné de Franco, à ces manœuvres « leur ont donné cette année une extraordinaire signification » (« Pueblo »). Un des responsables des manœuvres pouvait déclarer : « L’Europe et le monde peuvent compter et comptent en fait — comme l’a reconnu le président Nixon lui-même — avec la présence espagnole à l’avant‑garde de la défense occidentale ». Le nouveau croisé souligne que « les exercices conjoints doivent être considérés par l’Otan et par l’Onu comme une contribution essentielle et efficace et à la paix du monde et au dispositif de la sécurité européenne ».
Deux polices, une seule répression
Le 27 janvier 1971, « ABC », journal monarchiste espagnol, insistait pour qu’une « collaboration sans réserve des autorités et surtout des polices des deux pays s’instaure à tous les niveaux », ainsi « qu’une politique de bonne volonté (sic) sans omission, sans négligence et sans exceptions inexplicables ; en particulier, toutes les demandes d’extradition légalement présentées doivent être satisfaites ».
Angel Campillo Fernandez, reconduit, torturé, emprisonné pour six ans, sait après beaucoup d’autres à quoi s’en tenir…
Dans ce contexte, la signification politique du combat des objecteurs espagnols est claire. Le gouvernement espagnol, lui, l’a bien compris.
Le poids des condamnations encourues a jusqu’à cette année retenu les jeunes Espagnols, préoccupés de la situation socio‑politique de leur pays, de s’attaquer au pilier numéro 1 du régime : l’armée, dont aucun des groupes au pouvoir ne peut se passer (on l’a vu au moment du procès de Burgos). Mais le désir du gouvernement espagnol d’établir des liens toujours plus étroits avec les autres puissances d’Europe le pousse à accéder à un assouplissement minimum des institutions.
D’où le projet (ultra‑restrictif) de statut présenté et rejeté aux Cortès en juin 1970. L’Espagne et le Portugal, l’Italie et la Suisse sont les derniers pays d’Europe occidentale à ne pas avoir de statut des objecteurs. Une proposition de résolution relative à la situation des OC espagnols a été présentée en janvier 71 au Conseil de l’Europe.
Nos camarades espagnols voient dans ce contexte une possibilité d’action efficace.