La Presse Anarchiste

Fiesta

Le dimanche 12 avril, jour de Pâques, la ville de Bourg‑Madame, à la fron­tière espa­gnole, a reçu la visite de « tou­ristes » inha­bi­tuels. En effet, il y avait sur la place du Gym­nase six cents objec­teurs, insou­mis et sym­pa­thi­sants des deux sexes, de toutes cou­leurs de poil ima­gi­nables, et d’une dizaine de pays dif­fé­rents. Le matin, fes­ti­val « free » de chant et de musique avec Gou­gaud, Mar­ti, le chan­teur d’Oc, Eva­riste, un groupe cata­lan, un chan­teur amé­ri­cain du mou­ve­ment anti‑guerre, un groupe hol­lan­dais, etc. Nous étions là pour la musique, pour le soleil et pour nous retrou­ver ensemble, mais aus­si par soli­da­ri­té avec Pepe Beun­za, pre­mier objec­teur espa­gnol à don­ner à son refus de l’armée une dimen­sion politique.
O. C.

* *

Pour une fête… ce fut notre fête !

Je pro­fite des huit jours d’arrêt de tra­vail que m’a filés le « tou­bib » pour ten­ter de tirer un ensei­gne­ment de tout ça. Je ne suis pas trop esquin­té, juste le dos enflé et colo­ré de taches bizarres, quelques bosses à la tête ; mais les tau­reaux sont solides, il faut bien se rendre à l’évidence.

Tu trou­ve­ras, ci‑jointe, une lettre de Miguel, l’insoumis espa­gnol qui a rejoint la marche et qui rentre aus­si en Espagne.

Miguel semble très confiant dans le sou­tien de gens et de groupes qu’il n’a jamais ren­con­trés et avec qui il n’a pas vou­lu prendre contact. Il dit : « Ce n’est pas à moi de leur deman­der ; si mon action les inté­resse, ils feront quelque chose. » Il ne tient pas à être sépa­ré des autres objec­teurs et se ral­lie à l’ensemble de l’esprit que Pepe et les autres ont don­né à l’action pour le sta­tut. Il ne tient pas à rece­voir plus de coups et de tor­tures qu’il ne pour­ra sup­por­ter : posi­tion qui me paraît fort réa­liste sous un régime de ce genre. Mon dos en porte le témoi­gnage. La pré­sence de Miguel élar­git de fait l’action pour un statut.
Un comi­té de sou­tien doit se for­mer bien­tôt. Je serai tenu au courant.

J’ai éga­le­ment insis­té auprès des gars qui doivent créer le comi­té sur la néces­si­té d’une bonne infor­ma­tion sur ce qui se passe de l’autre côté de la fron­tière, afin que les groupes locaux puissent agir en consé­quence, et ne soient pas infor­més trop tard des actions plus impor­tantes sur un plan national.

Le matin donc ce fut la fête : chants, prises de contacts, dis­cus­sions, échanges d’adresses. Vers 15 heures, la marche se for­mait en trois groupes dis­tincts : le pre­mier com­po­sé des cama­rades espa­gnols et de gars déci­dés à les accom­pa­gner jusqu’à Valence, le deuxième déci­dé à accom­pa­gner le pre­mier jusqu’au pre­mier vil­lage espa­gnol à 1 km à peine de la fron­tière, le troi­sième res­tant en France.

Il avait été éta­bli que cha­cun, pre­nait ses risques et que les gens des deux pre­miers groupes ris­quaient d’être rete­nus plu­sieurs jours en Espagne et d’être inter­dits de séjour.

Comme vous avez pu l’apprendre par la presse bour­geoise qui, à notre avis, a for­te­ment mini­mi­sé l’action, le pas­sage de la fron­tière fran­çaise s’est pas­sé assez rapi­de­ment et sans his­toire ; seules une qua­ran­taine d’identités furent contrô­lées et sans doute fichées.

À la fron­tière espa­gnole, seuls les objec­teurs purent entrer dans leur pays. Nous nous sommes alors ins­tal­lés sur la moi­tié de la chaus­sée (pre­mier et deuxième groupes) pen­dant que les objec­teurs avan­çaient vers le poste de police à 500 mètres de la douane, main dans la main, tenant toute la lar­geur de la route. Dans notre dos les CRS disaient : « Ça y est, c’est le cirque ! c’est le cirque ! » Nous sommes ain­si res­tés le cul par terre trois quarts d’heure. Je ne sais trop com­ment ni pour­quoi, la déci­sion fut prise d’occuper toute la lar­geur du pont. À mon avis, ce fut une excel­lente initiative.

Nous étions envi­ron cent à cent cin­quante (c’est dif­fi­cile d’évaluer), plu­tôt moins que plus. Alors les flics espa­gnols se sont mis en rang devant la bar­rière et leur chef nous a dit au porte‑voix : « Atten­tion, atten­tion, déga­gez le pont dans dix minutes ! » L’ensemble du groupe est res­té fort cal­me­ment assis. « Plus que quatre minutes ! » Nous atten­dions le choc. Il avait été conve­nu pru­dem­ment que dès qu’un flic espa­gnol nous tou­che­rait à l’épaule nous nous lève­rions et n’op­poserions pas de résis­tance pour nous lais­ser, emme­ner : « On ne peut pas pré­voir leur réac­tion. Mieux valait avoir une atti­tude moins ferme qu’avec la police fran­çaise. » La fin de l’histoire ferait sou­rire après de tels pro­pos. Effec­ti­ve­ment, per­sonne n’avait for­mu­lé cette éven­tua­li­té pour­tant fort plau­sible (ouille, mon dos!). « Plus que deux minutes ! » Per­sonne ne bouge. « Vous pou­vez res­ter là toute l’année si ça vous chante ; nous, ça ne nous dérange pas ! » Éclat de rire. Nous nous sommes alors ins­tal­lés pour une occu­pa­tion pro­longée, d’abord dans le silence. Puis des gars ont entre­pris de par­ler au chef de la police espa­gnole (bri­gade spé­ciale), pen­dant que l’un d’eux fai­sait son por­trait ; ce qui a contri­bué à faire tom­ber la ten­sion chez les flics espa­gnols. La cir­cu­la­tion a été déviée. Le prin­temps re­fleurit sur la fron­tière, à Bourg‑Madame : les chan­teurs ont sor­ti leur gui­tare et la fête a repris sur le pont. A par­tir de ce moment et pen­dant les heures qui sui­virent, un dia­logue a com­men­cé à l’arrière entre les gens du troi­sième groupe, la popu­la­tion, les curieux et les CRS ; sur le pont, avec des gens qui pas­saient à pied dans les deux sens et les flics espa­gnols. Les gens nous jetaient ciga­rettes et bis­cuits. De l’arrière nous par­ve­nait de la boisson.

Ger­maine a ren­con­tré un vieil Espa­gnol en larmes, réfu­gié en France, qui était venu en taxi d’un vil­lage voi­sin nous soutenir.

Les CRS ont accep­té le dia­logue, éton­nés par la fra­ter­ni­té qui régnait entre « le pont » et le troi­sième groupe. En fin d’après‑midi, ils com­men­çaient à s’énerver : « Ça a assez duré ; main­te­nant, par­tez, vous avez gagné, ça va mal finir ! » À mon avis, ils prirent une posi­tion pater­na­liste, un peu comme le père éner­vé par des enfants qui jouent au feu et qui sait qu’ils vont se brû­ler. Nous étions assis sur la par­tie espa­gnole du pont ; ils ne pou­vaient donc pas inter­ve­nir. Sans doute avaient‑ils reçu des infor­ma­tions d’Espagne sur le dénoue­ment de l’occupation du pont.

Le maire de Bourg‑Madame ten­ta de faire pres­sion pour faire arrê­ter le sit‑in.

Trois petites filles espa­gnoles, qui nous appor­taient de temps à autre des infor­ma­tions sur nos cama­rades objec­teurs rete­nus au poste de police, nous apprirent qu’ils n’étaient pas déte­nus, mais « rete­nus ». Un peu plus tard, elles vinrent nous dire qu’ils seraient emme­nés à Bar­ce­lone dans un petit auto­bus civil.

Vers 20 heures, après divers mou­ve­ments de las­si­tude chez quelques occu­pants du pont qui vou­laient se reti­rer, il fut déci­dé, avant de prendre une déci­sion avant la nuit, de ten­ter une der­nière demande auprès des auto­ri­tés espa­gnoles pour nous lais­ser pas­ser. Le groupe d’occupants avait déjà sen­si­ble­ment dimi­nué. Les auto­ri­tés espa­gnoles deman­dèrent à voir dis­tinc­te­ment qui vou­lait aller jusqu’à Valence et qui jusqu’à Puig­cer­da. Pour cela, deux groupes dis­tincts furent for­més, ceux allant jusqu’à Valence (vingt‑cinq per­sonnes) et les autres, sépa­rés par un vide d’environ 1,5 mètre. Les Espa­gnols récla­mèrent, comme pré­am­bule à toute dis­cus­sion avec le groupe de vingt-cinq, que les autres éva­cuent le pont : refus géné­ral. Nous pro­po­sons que les auto­ri­tés espa­gnoles laissent pas­ser les vingt‑cinq avec l’as­surance écrite qu’ils ne seront aucu­ne­ment inquié­tés, ni pen­dant la marche ni pen­dant leur retour. Une fois ce papier offi­ciel obte­nu, nous nous enga­gions à éva­cuer le pont.

Nous atten­dons donc la réponse : cer­tains, pen­sant que cela pren­drait du temps, allèrent se désal­té­rer dans les cafés du pays.

Vers 21 heures, une jeep espa­gnole arri­va et les flics, avec qui nous avions fumé et bavar­dé l’après‑midi, allèrent y dépo­ser leur cas­quette plate et s’affublèrent d’un casque. Ils vinrent se pla­cer, matraque en main, devant la bar­rière. Nous, nous cher­chions notre calme en silence. « Atten­tion, atten­tion, déga­gez le pont dans quatre mi­nutes ! » Des auto­ri­tés espa­gnoles, en civil, qui se trou­vaient là crièrent : « Non, non, tout de suite ! » « Atten­tion, déga­gez le pont ! » Nous, on atten­dait le choc ; je crois qu’à cet ins­tant cha­cun a su à quoi s’en tenir. La bar­rière s’est levée et « paf ? » (aïe ! ma tête), les coups ont commencé !

Ce fut rela­ti­ve­ment bref : tout au plus dix minutes. La plu­part recu­lèrent dans le calme sous la vio­lence des coups de matraque. À par­tir de ce moment, il m’est dif­fi­cile de par­ler de la réac­tion de l’ensemble des cama­rades : les flics espa­gnols s’occupaient de ma per­sonne fort acti­ve­ment (ouille, mon dos!). Je pen­sais sur­tout à res­ter assis et à conser­ver mon équi­libre. Après un cer­tain temps de ce mas­sage, je me suis sen­ti sou­le­vé par un bras, avec fer­me­té, mais sans bru­ta­li­té. Je me suis donc rele­vé et fus rac­com­pa­gné jusqu’à la moi­tié du pont (par­tie fran­çaise) où les CRS me réceptionnèrent.

Nous avons tous rega­gné la place de Bourg‑Madame en chan­tant : « Oui, nous vain­crons », doigts levés, for­mant le signe de la paix. Sur notre pas­sage, il n’y avait plus de sou­rires iro­niques sur les visages des villageois.

Deux d’entre nous furent empor­tés en obser­va­tion au centre de secours le plus proche. (Rien de très grave, en définitive.)

Le maire de Bourg‑Madame, qui avait fer­mé le gym­nase (dor­toir) en fin d’après‑midi pour faire pres­sion sur les occu­pants du pont, rouvre le gymnase.

Des vil­la­geois nous prêtent des cou­ver­tures et quelques mate­las pour les plus mal en point. Les autres trou­ve­ront des lits à Osseja.

Voi­là, voilà !

Nous rece­vons un mot d’un jour­na­liste de « la Tri­bune de Lau­sanne », Jean de Soto, que nous avons ren­con­tré sur place. Je vous livre cette infor­ma­tion, sous réserves de ma part :

« Notre marche a por­té ses fruits. Je viens de télé­pho­ner à Madrid où nos sept cama­rades ont été trans­fé­rés hier matin (12 avril). Je viens d’apprendre qu’ils seront libé­rés aujourd’hui ou à la fin de la semaine. D’autre part, un pro­jet de loi vient d’être dépo­sé aujourd’hui. Je pense que les Espa­gnols et Fran­co deviennent enfin un peu plus humains et je pense que notre silence devant leur obs­ti­na­tion y est pour quelque chose. »

Faut‑il pen­ser que la marche y est pour quelque chose ? Que la dége­lée que nous avons ramas­sée à la fron­tière et le calme et la déter­mi­na­tion des objec­teurs espa­gnols ont impres­sion­né Fran­co ? ou que les choses suivent tran­quille­ment leur cours ?

Les pre­miers ensei­gne­ments que l’on peut tirer de cette action, c’est que : il n’est pas vrai dans tous les cas que, après avoir dis­cu­té avec les forces de répres­sion (même si celles‑ci vous offrent gen­ti­ment des ciga­rettes), l’individu flic hésite à vous matra­quer, puisque dans la pra­tique il res­sort que ce sont les mêmes hommes qui vous offrent ciga­rettes et coups de matraque (ouille, mes os!). Nous avions à faire à une police fas­ciste. Ce fait n’a pas suf­fi­sam­ment été formulé.

Il est cepen­dant récon­for­tant de consta­ter que devant mon obs­ti­na­tion à res­ter assis, ils finirent par ces­ser de frap­per et employèrent des méthodes moins bru­tales : n’oublions pas que j’ai été rele­vé par un flic espa­gnol qui m’a conduit jusque sur la par­tie fran­çaise du pont.

Il faut aus­si signa­ler le cou­rage des cama­rades espa­gnols qui, le plus natu­rel­le­ment du monde, dan­sèrent et chan­tèrent juste avant le départ de la marche, ain­si que leur grand calme tout au long du pas­sage de la frontière.

Il semble qu’au cours de la marche, l’Arche ait com­plè­te­ment noyau­té le mou­ve­ment : ce qui aurait eu pour pre­mière consé­quence une infor­ma­tion diri­gée, essen­tiel­le­ment vers les « amis de l’Arche », lais­sant un peu à l’écart les autres groupes. J’ai ren­con­tré des gars com­plè­te­ment écœu­rés par l’attitude de ces gens. Sur place on a pu voir de chouettes man­teaux de four­rure venus sou­te­nir « ces pauvres objec­teurs ». Sur le pont per­sonne ne les a retrou­vés. Ça va de soi, non ? Cha­cun s’engage à son niveau, non ?

Il faut aus­si signa­ler la pré­sence d’un petit groupe de soi‑disant anar­chistes qui sor­tirent un dra­peau noir et per­dirent tota­le­ment le contrôle d’eux‑mêmes en oubliant le carac­tère non violent de l’action. Cer­tains les virent avec des objets en main lors du matra­quage ; quelques pro­jec­tiles furent lan­cés (peu). Je trouve déplo­rable que ces gens pro­fitent d’une telle action pour se faire un peu de publi­ci­té (dra­peau noir. [[Les chré­tiens avaient leurs croix, les anars leur dra­peau. Croix et dra­peau dis­pa­rurent en même temps. Deux pro­jec­tiles furent lan­cés (j’ai eu le temps de les comp­ter). Pen­dant quelques minutes, le chant « non violent » « We shall over­come » fut cou­vert par « Ce n’est qu’un début, conti­nuons le com­bat » « Fran­co Mar­cel­lin, même com­bat », Quelques poings se levèrent.

P[hilippe] Pog­gi]]) et n’ont pas le cou­rage de se rendre compte qu’ils ne sont pas capables de par­ti­ci­per à une action non vio­lente. Ils feraient mieux, à l’avenir, de res­ter chez eux. Leur atti­tude peut être dan­ge­reuse pour les autres. S’ils veulent faire le coup de poing avec la police de Fran­co, qu’ils se pré­sentent seuls, mais sans doute courent‑ils plus vite vers l’arrière que vers l’avant.

Ger­maine et Alain Depoorter

La Presse Anarchiste