Après que l’on m’eut arrêté pour insoumission, bien que persistant à ne pas vouloir faire mon service militaire, la perspective de passer deux ans en taule ne m’enchantait guère. Qui l’eût d’ailleurs été ? Sûrement pas un amant du soleil ni un adepte de la liberté !
Non, je ne pouvais pas accepter passivement que vous me frustriez pour deux ans du plaisir d’aller bouffer une frite à Pigalle, du plaisir d’aller cueillir un pavé par une nuit de mai, du plaisir d’aimer une fille qui se dévêt du chaste voile de l’hypocrisie, du plaisir d’oublier, momentanément dans ses bras qu’il est des citadelles où se meurt la liberté du plaisir… Mais laissons là ces considérations : tout cela, qui ne figure pas sur le catalogue de La Redoute, vous est sûrement étranger. Sachez seulement que je n’étais pas en liesse à l’idée de me payer deux ans d’emprisonnement.
Je considérais de plus que ne pas essayer de m’y soustraire, attendre paisiblement que vous m’y condamniez et me trouver ainsi contraint de m’y soumettre, équivalait à reconnaître que vous avez autorité sur moi, à sanctionner mes actes. Car, bien que je revendique l’entière responsabilité de ceux‑ci, j’entends, si j’ai un jour à en répondre, n’avoir à le faire que devant les hommes et non pas devant un ramassis de soudards qui ne peuvent évidemment pas approuver une démarche qui tend à mettre fin à leurs criminelles entreprises. […]
Je refuse de faire mon service militaire, ou plutôt, puisqu’il en a toujours été ainsi, je le porte à votre connaissance. Les raisons en sont politiques, la politique étant, à mon avis, plus une façon de se comporter dans l’existence qu’une simple spéculation intellectuelle.
Je refuse le statut d’objecteur de conscience, qui n’est qu’une récupération civile du devoir militaire d’un citoyen envers sa patrie. De plus, le statut d’objecteur n’est pas une reconnaissance du droit qu’aurait un individu pour des raisons politiques de refuser l’armée. Il n’est qu’une reconnaissance des motivations religieuses et philosophiques pour lesquelles certains se refusent de porter le fusil ; je ne refuse pas le fusil, mais bien plutôt le contexte dans lequel on veut me contraindre à le porter et les raisons pour lesquelles on me demande de le faire.
Si, comme je l’ai signifié lors de ma précédente déposition, la naissance de mon gosse m’a confirmé dans ma résolution de m’insoumettre, ce n’est pas seulement dû au fait qu’il me fallait dès lors assurer sa subsistance, mais plutôt à la perspective d’avoir peut‑être à me faire complice de ses futurs assassins. […]
Au nom de quel droit, au nom de quel dieu exigerez‑vous qu’il sacrifie sa vie pour vous ? Exigerez‑vous aujourd’hui que je vous fasse sacrifice de la mienne ?
Ma vie m’appartient, je ne reconnais à personne le droit d’en disposer, même partiellement. C’est la seule chose dont je revendique le droit de propriété, le reste devant être, n’en déplaise à certains, la propriété de tous les hommes.
Je refuse de subordonner ma vie aux intérêts de ma patrie, la patrie n’étant qu’une abstraction auréolée de sentimentalisme dont se revêt l’État pour nous cacher ses vices. […]
Je ne me reconnais pas de patrie et me déclare citoyen du monde et de la misère. La misère n’a pas de frontière, elle n’est l’exclusivité d’aucune nationalité, elle est un fait social et non géographique, elle est universelle, elle a pour seul patrimoine le malheur, pour habitants des légions d’infortunés. Mes ennemis sont tous ceux qui contribuent d’une quelconque manière à la perpétuer.
Je refuse les frontières qui ne sont qu’un artifice pour diviser les hommes qui, trop polarisés par leur patriotisme imbécile, en oublient de se préoccuper de leur bonheur. […]
La condition des travailleurs est quasiment partout la même. Pour quelles raisons me réclamerais‑je d’une quelconque nationalité ? Les richesses d’un pays sont toujours la propriété de quelques privilégiés ou réquisitionnées par l’État pour le prestige d’une idéologie. Et puis quand bien même serais‑je citoyen à part entière, d’un pays détenteur de plus de richesses que les autres, de quel droit monopoliserais‑je ces richesses ? […]
Je refuse d’apprendre à défendre des intérêts qui ne sont pas les miens, d’avoir peut‑être à tuer ou de me faire tuer pour sauvegarder ou conquérir un patrimoine dont je ne peux profiter, qui n’est la propriété que d’une minorité de privilégiés. Conquérir, car dans bien des cas il ne s’agit même pas de défendre mais bien plutôt, sous prétexte des bienfaits de la civilisation occidentale, de s’en aller s’approprier crapuleusement les richesses d’un pays sous-développé (Indochine, Algérie). Ou bien encore, comme au Tchad, par le biais des protectorats militaires, se faire les champions d’un dictateur local qui, en échange des services rendus, concède d’avantageux marchés. Dans l’un ou l’autre cas, ce sont toujours les mêmes qui en profitent, mais jamais ceux qui, pour prix de leur mort, reçoivent une médaille à titre posthume. Et puis, même, me serait‑il donné de jouir d’un patrimoine acquis à ce prix que je n’en voudrais pas.
Ce n’est de toute façon pas le cas, le seul patrimoine que je me connaisse est celui que je partage avec des milliers d’infortunés. Exploité par le patron, matraqué par les flics, condamné par les magistrats, voilà mon patrimoine. S’il est des ennemis pour me le prendre, je le leur livre de bonne grâce. Je leur livre aussi la République et les institutions démocratiques. Elles n’en ont que le nom. Certes, en plus de subir nos chefs, elles nous concèdent le droit de les choisir. Mais n’est‑ce pas le comble du cynisme que de donner droit à l’esclave de forger ses chaînes ? La République, dans le choix de ses structures de type étatique, ne peut que frustrer le citoyen du droit élémentaire qu’il a de participer à la prise d’une décision qui le concerne, du droit qu’il a de s’autodéterminer. Mais l’État français, non content d’être une calamité organisationnelle, est, de surcroît, le valet de la bourgeoisie. Est‑ce là un trésor qui vaille d’être défendu ? Je refuse de me faire le geôlier de ma propre prison. Je revendique le droit de n’avoir à obéir qu’à ma conscience. Tuer un homme, lui retirer à jamais le droit de jouir du soleil, de l’amour et de tout ce qui fait l’attrait de la vie est, à mon sens, l’acte le plus sacrilège que puisse accomplir un individu contre la nature, contre l’essence même de la vie. Il me faut cependant concéder qu’il est des circonstances où l’on ne peut guère faire autrement. Bien qu’imbu de pacifisme, il est en ce monde des gens que je pendrais volontiers. Et je conçois que l’on puisse répondre à la violence de la bourgeoisie autrement qu’avec des pâquerettes. […]
Je refuse d’obéir à des ordres qui n’ont d’autre but, en temps de paix, que d’avilir l’individu, le dépersonnaliser, le départir de toute réaction qui pourrait lui être spécifique. En faire un individu qui une fois rendu à la vie civile en acceptera les brimades comme un mieux‑être par rapport à ce qu’il aura enduré pendant sa période militaire. Un individu qui aussi, si besoin est, sera prêt à mordre sur injonction de ses maîtres. Car, le nierez‑vous ? L’armée ne manque pas de points communs avec les chenils où l’on dresse les chiens en vue de leur inconditionnelle soumission envers celui qui leur fera charité de leur soupe.
Entendez par là que je considère l’armée comme une gigantesque machine à parfaire le conditionnement préalablement reçu dans la famille et à l’école. Conditionnement dont le but est de maintenir, artificiellement, une société où le bonheur n’est qu’un produit de consommation qui s’achète dans un super‑marché. Et encore faut‑il être bien né et avoir intensément spéculé sur la misère des autres pour se donner l’illusion de l’acquérir ainsi.
Je refuse d’être le fossoyeur du peu de dignité qu’il reste en moi. Je refuse d’avoir à saluer, à ramper devant des hommes qui ne diffèrent en rien de moi si ce n’est par leurs barrettes et leur incommensurable connerie. Je refuse de porter un fusil qu’il me faudrait peut-être un jour braquer sur des compagnons qui, tout comme moi, revendiquent le droit à la vie. Car l’armée, en plus de ce que j’ai précédemment dit, ne justifie son existence que par l’utilisation qu’en ferait la bourgeoisie contre un éventuel soulèvement des sans-bonheur. Utilisation plus souvent dissuasive qu’active mais qui n’en reste pas moins efficace (s’en référer au mois de mai 68).
Enfin je refuse de cautionner une institution qui honorifie les criminels en les décorant et dont la raison sociale est le crime collectif. Je refuse l’horreur de la guerre. Je refuse la veuve, l’orphelin, la misère qu’elle engendre.
Et puisque c’est un crime de croire en la liberté, puisque c’est un crime d’être ennemi de l’injustice, de la misère, de la guerre et qu’il me faille en répondre devant vos tribunaux, eh bien soit, mais sachez qu’un jour vous aurez peut‑être, vous aussi, à répondre de vos actes. Devant la mère à qui vous avez arraché l’enfant, devant la femme à qui vous avez arraché l’amant pour en faire un quelconque matricule, une quelconque machine à tuer. Devant le père du fils qui agonise et qui pleuré, victime du fils d’un autre père. Devant tous les éclopés passés, présents et à venir pour qui la vie est l’enfer où ils traînent leur infirmité. Devant les fantômes de tous les dormeurs du val qui, un trou rouge à la poitrine, semblent dormir, mais qui sont morts non sans avoir souffert. Devant, enfin, tous les gens qui ne veulent pas crever avant de savoir ce qu’est la vie.
Joël Chapelle