La Presse Anarchiste

Déposition de Joël Chapelle

Fresnes, le 18 – 6‑71

Après que l’on m’eut arrê­té pour insou­mis­sion, bien que per­sis­tant à ne pas vou­loir faire mon ser­vice mili­taire, la pers­pec­tive de pas­ser deux ans en taule ne m’enchantait guère. Qui l’eût d’ailleurs été ? Sûre­ment pas un amant du soleil ni un adepte de la liberté !

Non, je ne pou­vais pas accep­ter pas­si­ve­ment que vous me frus­triez pour deux ans du plai­sir d’aller bouf­fer une frite à Pigalle, du plai­sir d’aller cueillir un pavé par une nuit de mai, du plai­sir d’aimer une fille qui se dévêt du chaste voile de l’hypocrisie, du plai­sir d’oublier, momen­ta­né­ment dans ses bras qu’il est des cita­delles où se meurt la liber­té du plai­sir… Mais lais­sons là ces consi­dé­ra­tions : tout cela, qui ne figure pas sur le cata­logue de La Redoute, vous est sûre­ment étran­ger. Sachez seule­ment que je n’étais pas en liesse à l’idée de me payer deux ans d’emprisonnement.

Je consi­dé­rais de plus que ne pas essayer de m’y sous­traire, attendre pai­si­ble­ment que vous m’y condam­niez et me trou­ver ain­si contraint de m’y sou­mettre, équi­va­lait à recon­naître que vous avez auto­ri­té sur moi, à sanc­tion­ner mes actes. Car, bien que je reven­dique l’entière res­pon­sa­bi­li­té de ceux‑ci, j’entends, si j’ai un jour à en répondre, n’avoir à le faire que devant les hommes et non pas devant un ramas­sis de sou­dards qui ne peuvent évi­dem­ment pas approu­ver une démarche qui tend à mettre fin à leurs cri­mi­nelles entreprises. […]

Je refuse de faire mon ser­vice mili­taire, ou plu­tôt, puisqu’il en a tou­jours été ain­si, je le porte à votre connais­sance. Les rai­sons en sont poli­tiques, la poli­tique étant, à mon avis, plus une façon de se com­por­ter dans l’existence qu’une simple spé­cu­la­tion intellectuelle.

Je refuse le sta­tut d’objecteur de conscience, qui n’est qu’une récu­pé­ra­tion civile du devoir mili­taire d’un citoyen envers sa patrie. De plus, le sta­tut d’objecteur n’est pas une recon­nais­sance du droit qu’aurait un indi­vi­du pour des rai­sons poli­tiques de refu­ser l’armée. Il n’est qu’une recon­nais­sance des moti­va­tions reli­gieuses et phi­lo­so­phiques pour les­quelles cer­tains se refusent de por­ter le fusil ; je ne refuse pas le fusil, mais bien plu­tôt le contexte dans lequel on veut me contraindre à le por­ter et les rai­sons pour les­quelles on me demande de le faire.

Si, comme je l’ai signi­fié lors de ma pré­cé­dente dépo­si­tion, la nais­sance de mon gosse m’a confir­mé dans ma réso­lu­tion de m’insoumettre, ce n’est pas seule­ment dû au fait qu’il me fal­lait dès lors assu­rer sa sub­sis­tance, mais plu­tôt à la pers­pec­tive d’avoir peut‑être à me faire com­plice de ses futurs assassins. […]

Au nom de quel droit, au nom de quel dieu exigerez‑vous qu’il sacri­fie sa vie pour vous ? Exigerez‑vous aujourd’hui que je vous fasse sacri­fice de la mienne ?

Ma vie m’appartient, je ne recon­nais à per­sonne le droit d’en dis­po­ser, même par­tiel­le­ment. C’est la seule chose dont je reven­dique le droit de pro­prié­té, le reste devant être, n’en déplaise à cer­tains, la pro­prié­té de tous les hommes.

Je refuse de subor­don­ner ma vie aux inté­rêts de ma patrie, la patrie n’étant qu’une abs­trac­tion auréo­lée de sen­ti­men­ta­lisme dont se revêt l’État pour nous cacher ses vices. […]

Je ne me recon­nais pas de patrie et me déclare citoyen du monde et de la misère. La misère n’a pas de fron­tière, elle n’est l’exclusivité d’aucune natio­na­li­té, elle est un fait social et non géo­gra­phique, elle est uni­ver­selle, elle a pour seul patri­moine le mal­heur, pour habi­tants des légions d’infortunés. Mes enne­mis sont tous ceux qui contri­buent d’une quel­conque manière à la perpétuer.

Je refuse les fron­tières qui ne sont qu’un arti­fice pour divi­ser les hommes qui, trop pola­ri­sés par leur patrio­tisme imbé­cile, en oublient de se pré­oc­cu­per de leur bonheur. […]

La condi­tion des tra­vailleurs est qua­si­ment par­tout la même. Pour quelles rai­sons me réclamerais‑je d’une quel­conque natio­na­li­té ? Les richesses d’un pays sont tou­jours la pro­prié­té de quelques pri­vi­lé­giés ou réqui­si­tion­nées par l’État pour le pres­tige d’une idéo­lo­gie. Et puis quand bien même serais‑je citoyen à part entière, d’un pays déten­teur de plus de richesses que les autres, de quel droit monopo­liserais‑je ces richesses ? […]

Je refuse d’apprendre à défendre des inté­rêts qui ne sont pas les miens, d’avoir peut‑être à tuer ou de me faire tuer pour sau­ve­gar­der ou conqué­rir un patri­moine dont je ne peux pro­fi­ter, qui n’est la pro­prié­té que d’une mino­ri­té de pri­vi­lé­giés. Conqué­rir, car dans bien des cas il ne s’agit même pas de défendre mais bien plu­tôt, sous pré­texte des bien­faits de la civi­li­sa­tion occi­den­tale, de s’en aller s’approprier cra­pu­leu­se­ment les richesses d’un pays sous­-déve­lop­pé (Indo­chine, Algé­rie). Ou bien encore, comme au Tchad, par le biais des pro­tec­to­rats mili­taires, se faire les cham­pions d’un dic­ta­teur local qui, en échange des ser­vices ren­dus, concède d’avan­tageux mar­chés. Dans l’un ou l’autre cas, ce sont tou­jours les mêmes qui en pro­fitent, mais jamais ceux qui, pour prix de leur mort, reçoivent une médaille à titre post­hume. Et puis, même, me serait‑il don­né de jouir d’un patri­moine acquis à ce prix que je n’en vou­drais pas.

Ce n’est de toute façon pas le cas, le seul patri­moine que je me connaisse est celui que je par­tage avec des mil­liers d’infortunés. Exploi­té par le patron, matra­qué par les flics, condam­né par les magis­trats, voi­là mon patri­moine. S’il est des enne­mis pour me le prendre, je le leur livre de bonne grâce. Je leur livre aus­si la Répu­blique et les ins­ti­tu­tions démo­cra­tiques. Elles n’en ont que le nom. Certes, en plus de subir nos chefs, elles nous concèdent le droit de les choi­sir. Mais n’est‑ce pas le comble du cynisme que de don­ner droit à l’esclave de for­ger ses chaînes ? La Répu­blique, dans le choix de ses struc­tures de type éta­tique, ne peut que frus­trer le citoyen du droit élé­men­taire qu’il a de par­ti­ci­per à la prise d’une déci­sion qui le concerne, du droit qu’il a de s’autodéterminer. Mais l’État fran­çais, non content d’être une cala­mi­té orga­ni­sa­tion­nelle, est, de sur­croît, le valet de la bour­geoi­sie. Est‑ce là un tré­sor qui vaille d’être défen­du ? Je refuse de me faire le geô­lier de ma propre pri­son. Je reven­dique le droit de n’avoir à obéir qu’à ma conscience. Tuer un homme, lui reti­rer à jamais le droit de jouir du soleil, de l’amour et de tout ce qui fait l’attrait de la vie est, à mon sens, l’acte le plus sacri­lège que puisse accom­plir un indi­vi­du contre la nature, contre l’essence même de la vie. Il me faut cepen­dant concé­der qu’il est des cir­cons­tances où l’on ne peut guère faire autre­ment. Bien qu’imbu de paci­fisme, il est en ce monde des gens que je pen­drais volon­tiers. Et je conçois que l’on puisse répondre à la vio­lence de la bour­geoi­sie autre­ment qu’avec des pâquerettes. […]

Je refuse d’obéir à des ordres qui n’ont d’autre but, en temps de paix, que d’avilir l’individu, le déper­son­na­li­ser, le dépar­tir de toute réac­tion qui pour­rait lui être spé­ci­fique. En faire un indi­vi­du qui une fois ren­du à la vie civile en accep­te­ra les bri­mades comme un mieux‑être par rap­port à ce qu’il aura endu­ré pen­dant sa période mili­taire. Un indi­vi­du qui aus­si, si besoin est, sera prêt à mordre sur injonc­tion de ses maîtres. Car, le nierez‑vous ? L’armée ne manque pas de points com­muns avec les che­nils où l’on dresse les chiens en vue de leur incon­di­tion­nelle sou­mis­sion envers celui qui leur fera cha­ri­té de leur soupe.

Enten­dez par là que je consi­dère l’armée comme une gigan­tesque machine à par­faire le condi­tion­ne­ment préa­la­ble­ment reçu dans la famille et à l’école. Condi­tion­ne­ment dont le but est de main­te­nir, arti­fi­ciel­le­ment, une socié­té où le bon­heur n’est qu’un pro­duit de consom­ma­tion qui s’achète dans un super‑marché. Et encore faut‑il être bien né et avoir inten­sé­ment spé­cu­lé sur la misère des autres pour se don­ner l’illusion de l’acquérir ainsi.

Je refuse d’être le fos­soyeur du peu de digni­té qu’il reste en moi. Je refuse d’avoir à saluer, à ram­per devant des hommes qui ne dif­fèrent en rien de moi si ce n’est par leurs bar­rettes et leur incom­men­su­rable conne­rie. Je refuse de por­ter un fusil qu’il me fau­drait peut-être un jour bra­quer sur des com­pa­gnons qui, tout comme moi, reven­diquent le droit à la vie. Car l’armée, en plus de ce que j’ai pré­cé­dem­ment dit, ne jus­ti­fie son exis­tence que par l’utilisation qu’en ferait la bour­geoi­sie contre un éven­tuel sou­lè­ve­ment des sans-bon­heur. Uti­li­sa­tion plus sou­vent dis­sua­sive qu’active mais qui n’en reste pas moins effi­cace (s’en réfé­rer au mois de mai 68).

Enfin je refuse de cau­tion­ner une ins­ti­tu­tion qui hono­ri­fie les cri­mi­nels en les déco­rant et dont la rai­son sociale est le crime col­lec­tif. Je refuse l’horreur de la guerre. Je refuse la veuve, l’orphelin, la misère qu’elle engendre.

Et puisque c’est un crime de croire en la liber­té, puisque c’est un crime d’être enne­mi de l’injustice, de la misère, de la guerre et qu’il me faille en répondre devant vos tri­bu­naux, eh bien soit, mais sachez qu’un jour vous aurez peut‑être, vous aus­si, à répondre de vos actes. Devant la mère à qui vous avez arra­ché l’enfant, devant la femme à qui vous avez arra­ché l’amant pour en faire un quel­conque matri­cule, une quel­conque machine à tuer. Devant le père du fils qui ago­nise et qui pleu­ré, vic­time du fils d’un autre père. Devant tous les éclo­pés pas­sés, pré­sents et à venir pour qui la vie est l’enfer où ils traînent leur infir­mi­té. Devant les fan­tômes de tous les dor­meurs du val qui, un trou rouge à la poi­trine, semblent dor­mir, mais qui sont morts non sans avoir souf­fert. Devant, enfin, tous les gens qui ne veulent pas cre­ver avant de savoir ce qu’est la vie.

Joël Cha­pelle

La Presse Anarchiste