La Presse Anarchiste

Le surréalisme en Roumanie

1. Bibliographie

Par­mi les textes en nombre très limi­té consa­crés au sur­réa­lisme en Rou­ma­nie, les mieux infor­més sont cer­tai­ne­ment le cha­pitre inti­tu­lé l’In­ter­na­tio­nale du Rêve — Rou­ma­nie, dans le livre de Sarane Alexan­drian le Sur­réa­lisme et le Rêve (Gal­li­mard), les articles du Dic­tion­naire géné­ral du sur­réa­lisme et de ses envi­rons, (dont il faut par ailleurs user avec pré­cau­tion vue l’ab­sence de vigueur de cet ouvrage col­lec­tif) publié aux PUF et le texte de Sébas­tien Reich­mann, le Sur­réa­lisme en Rou­ma­nie, qui est paru dans le n°19 de la revue Canal.

À cela on peut ajou­ter quelques lignes sur le sujet dans les livres de deux membres de l’an­cien mou­ve­ment sur­réa­liste : 20 ans de sur­réa­lisme de Jean-Louis Bédouin (Denoël) et l’U­ni­vers sur­réa­liste de José Pierre (Somo­gy); et, d’in­té­rêt très divers, l’ar­ticle …45°5 de lati­tude Nord et 26° de lon­gi­tude Est… de Mari­na Van­ci (aujourd’­hui Madame Per­ahim), qui est paru dans le numé­ro 1920 de la revue Opus et le Bul­le­tin de liai­son du CNRS n°4 inti­tu­lé le Sur­réa­lisme en Rou­ma­nie, mais qui porte exclu­si­ve­ment sur la période d’a­vant-guerre. Il faut savoir à pro­pos de l’ar­ticle de M. Van­ci que, pré­vu à la publi­ca­tion en Rou­ma­nie et publié en France sous la res­pon­sa­bi­li­té du sta­li­no­phile Alain Jouf­froy, ce texte réus­sit le tour de force de ne faire aucune allu­sion à la ces­sa­tion de l’ac­ti­vi­té sur­réa­liste en Rou­ma­nie en 1947 ! Mais ceci explique évi­dem­ment cela.

En ce qui concerne les textes publiés par les édi­tions sur­réa­listes rou­maines entre 1944 et 1947 — les édi­tions Infra-noir, Néga­tion de la néga­tion, Sur­réa­lisme et Édi­tions de l’Ou­bli — on en trou­ve­ra la liste exhaus­tive dans le Dic­tion­naire géné­ral du sur­réa­lisme… Pré­ci­sons qu’ils n’ont jamais été réédi­tés et qu’ils ne figurent pas tous aux cata­logues de la Biblio­thèque nationale.

Signa­lons enfin l’exis­tence de trois textes publiés en France : le Sable noc­turne, contri­bu­tion des cinq membres du groupe sur­réa­liste rou­main à l’Ex­po­si­tion inter­na­tio­nale du sur­réa­lisme en 1947 et Visible et invi­sible et Libre­ment méca­nique de Trost, textes res­pec­ti­ve­ment parus en 1953 et 1955 chez Arcanes.

2. Historique

Jus­qu’aux abords de la deuxième guerre mon­diale, l’Eu­rope consti­tuait un tout orga­nique où les per­sonnes cir­cu­laient et où les idées s’é­chan­geaient à peu près libre­ment. On sait que le mou­ve­ment anti-art Dada (1916 – 1923) fut un mou­ve­ment d’am­pleur réel­le­ment euro­péenne et que son pro­mo­teur, Tris­tan Tza­ra, était de natio­na­li­té roumaine.

En 1928, un jeune poète du nom de Sacha Pana lan­ça à Buca­rest la revue Unu, publi­ca­tion d’un esprit proche du sur­réa­lisme. Jus­qu’a­lors, l’a­vant-garde rou­maine avait été domi­née par le construc­ti­visme. La créa­tion de la revue Unu (1928 – 1932), qui fut relayée par la revue Alge (1931 – 1933), favo­ri­sa le regrou­pe­ment d’un cer­tain nombre d’ar­tistes autour des prin­cipes théo­riques et moraux du sur­réa­lisme pari­sien. Ces artistes décou­vrirent avec pas­sion et s’at­ta­chèrent à faire connaître les pro­duc­tions de l’es­prit libé­ré du ratio­na­lisme, ain­si le manus­crit d’un fou décou­vert dans un asile ou les œuvres tein­tées d’hu­mour noir d’Ur­muz, un juge de paix non-conformiste.

Il y eut durant les années 30 toute une série d’al­ler retour entre Buca­rest et Paris. Le peintre sur­réa­liste Jacques Hérold vint s’ins­tal­ler à Paris en 1930. Vic­tor Brau­ner, peintre lui aus­si, choi­sit d’y rési­der de 1930 à 1934. D’autres sur­réa­listes encore, Gel­lu Naum et Ghe­ra­sim Luca, effec­tuèrent un séjour à Paris… V. Brau­ner, intro­duit par Tan­guy et Gia­co­met­ti dans le groupe sur­réa­liste pari­sien, acquit une connais­sance pro­fonde du sur­réa­lisme, de sa doc­trine, ses jeux et ses expé­riences, et à son retour joua un rôle non négli­geable dans la for­ma­tion intel­lec­tuelle et sen­sible de Naum, Luca et Paul Paun.

Ce n’est tou­te­fois qu’en 1939 que se consti­tua en tant que tel un groupe sur­réa­liste en Rou­ma­nie. Il ras­sem­blait Naum, Luca, Paun, Dol­fi Trost et Vir­gil Teo­do­res­cu. La dic­ta­ture fas­ciste puis la guerre eurent pour consé­quence de les iso­ler. Mais à cet iso­le­ment for­cé cor­res­pon­dit, comme sous l’ef­fet d’une serre, une ger­mi­na­tion d’au­tant plus intense, tant sur le plan théo­rique que sur le plan pratique.

Les jeux et expé­riences com­men­cés dans la clan­des­ti­ni­té, les sur­réa­listes les pour­sui­virent après la guerre. Ils en com­mu­ni­quèrent les résul­tats, à la faveur de la confu­sion poli­tique qui régna en Rou­ma­nie de 1944 à 1947, par trois expo­si­tions et de très nom­breuses publi­ca­tions (le plus sou­vent impri­mées en langue fran­çaise). Dans son livre le Sur­réa­lisme et le Rêve, S. Alexan­drian remarque que les sur­réa­listes de Buca­rest ont pous­sé jusqu’«paroxysme leur délire expé­ri­men­tal et théo­rique ». C’est vrai, mais une sem­blable fureur n’est guère pour sur­prendre. D’une part, ils situaient leurs acti­vi­tés dans la pers­pec­tive d’une « révo­lu­tion totale» ; d’autre part, la fureur des sur­réa­listes rou­mains à accom­plir leur pro­jet révo­lu­tion­naire fut pro­ba­ble­ment d’au­tant plus exa­cer­bée que le pays, « déli­vré » par l’Ar­mée rouge, n’al­lait pas tar­der, de toute évi­dence, à connaître le joug sta­li­nien après avoir subi la dic­ta­ture fasciste.

Toute cette acti­vi­té prit fin en 1947, le sur­réa­lisme n’en­trait pas dans les vues d’un par­ti com­mu­niste sta­li­nien à part entière, comme le par­ti com­mu­niste rou­main. Cette année-là, la cen­sure de la jeune Répu­blique popu­laire rou­maine inter­dit la sor­tie du der­nier livre sur­réa­liste de cette période, le Blanc de l’os de Gel­lu Naum, alors qu’il était déjà impri­mé. Après la sta­li­ni­sa­tion défi­ni­tive de la Rou­ma­nie, les sur­réa­listes du groupe s’exi­lèrent les uns après les autres, hor­mis Vir­gil Teo­do­res­cu, qui devint un poète du régime et qui, semble-t-il, figure aujourd’­hui par­mi les vice-pré­si­dents de l’As­sem­blée natio­nale rou­maine. Pana sou­mit lui aus­si son art au réa­lisme-socia­liste. Enfin, un autre sur­réa­li­sant d’a­vant la guerre, exi­lé à Mos­cou et ren­tré dans l’u­ni­forme de l’Ar­mée rouge, le peintre Jules Per­ahim, ne répu­gna pas d’être nom­mé pro­fes­seur à l’Ins­ti­tut d’art plas­tique entre 1948 et 1956, puis d’as­su­mer le rôle de rédac­teur en chef de la très offi­cielle revue Art plas­tique de 1956 à 1964. Ins­tal­lé à Paris depuis le début des années 70, il a délais­sé les prin­cipes du réa­lisme-socia­liste qu’il s’é­tait char­gé de faire res­pec­ter — pen­dant ce que son thu­ri­fé­raire pari­sien, l’ex-sur­réa­liste-révo­lu­tion­naire E. Jaguer, appelle la « tra­ver­sée du désert » de Per­ahim ! — et s’est lan­cé dans la pein­ture d’i­mages érotico-fantastiques.

Cor­rec­tif : dans le para­graphe « En Rou­ma­nie…» de la pré­sen­ta­tion du dos­sier (Iztok n°9, sep­tembre 84), nos infor­ma­tions débordent quelque peu la réa­li­té. Ain­si nous avan­çons de trois ans le départ de Trost (1951 au lieu de 1948) et nous retar­dons d’un an celui de Luca (1951 aus­si, au lieu de 1952). Quant à Naum, son départ après ceux de Trost, Luca et Paun est une anti­ci­pa­tion abso­lu­ment gra­tuite ; cet ortho­doxe vit et publie sa poé­sie en Rou­ma­nie. Ses voyages à l’é­tran­ger sont tous aller retour, avec tout ce que cela com­porte pour un otage consentant.

3. Aspects du surréalisme roumain et mise en perspective

Il res­sort des textes publiés en fran­çais par le groupe de Buca­rest que les sur­réa­listes rou­mains ont sen­si­ble­ment modi­fié le pro­jet sur­réa­liste tel que Bre­ton avait pu le for­mu­ler jus­qu’en 1939. À cela deux rai­sons majeures, semble-t-il. D’a­bord, il y eut les Pro­cès de Mos­cou (1936) et le Pacte ger­ma­no-sovié­tique (1939); ces deux évé­ne­ments consa­crèrent aux yeux des sur­réa­listes rou­mains la faillite défi­ni­tive du bol­che­visme, que le sur­réa­lisme avait consi­dé­ré comme la force capable de conduire la révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne inter­na­tio­nale et auquel il avait vou­lu lier son propre pro­jet d’é­man­ci­pa­tion spi­ri­tuelle et plus indi­vi­duelle ; et dès lors les sur­réa­listes rou­mains s’é­taient consi­dé­rés comme les héri­tiers de la tota­li­té du pro­jet révo­lu­tion­naire (on peut noter au pas­sage qu’ils ont conti­nué après la guerre à se récla­mer du maté­ria­lisme dia­lec­tique et à uti­li­ser le voca­bu­laire du marxisme).

Ensuite, se trou­vant com­plè­te­ment iso­lé du reste du monde par la guerre, le groupe put déve­lop­per ses posi­tions théo­riques et ses recherches d’ordre pra­tique en toute indépendance.

En 1930, André Bre­ton éle­vait le prin­cipe de ren­contre for­tuite, qui régit l’i­mage poé­tique, à la dimen­sion de prin­cipe de syn­thèse entre les pôles de toutes les oppo­si­tions, que la logique de l’en­ten­de­ment consi­dère comme insur­mon­tables : « Tout porte à croire qu’il existe un cer­tain point de l’es­prit d’où la vie et la mort, le réel et l’i­ma­gi­naire, le pas­sé et le futur, le com­mu­ni­cable et l’in­com­mu­ni­cable cessent d’être per­çus contra­dic­toi­re­ment. » Le but fixé à l’ac­ti­vi­té sur­réa­liste se trou­vait du même coup éten­du : «[…] c’est en vain qu’on cher­che­rait à l’ac­ti­vi­té sur­réa­liste un autre mobile que l’es­poir de déter­mi­na­tion de ce point », lit-on dans le Second Mani­feste.

Par­tant de cette idée d’é­lar­gir la réa­li­té en éta­blis­sant un pont entre le rêve et la réa­li­té, le conscient et l’in­cons­cient, les sur­réa­listes rou­mains ont pré­ten­du « oni­ri­ser la vie », assu­rer le pri­mat du désir dans la vie diurne en consi­dé­rant l’a­mour, déli­vré de toutes les contraintes, comme la « méthode » de la révo­lu­tion totale. L’en­semble de l’ac­ti­vi­té théo­rique et expé­ri­men­tale des sur­réa­listes de Buca­rest ne peut se com­prendre qu’en fonc­tion de cette pers­pec­tive fon­da­men­tale, qu’il s’a­gisse — et c’est tout un — de cri­ti­quer cer­taines posi­tions essen­tielles du sur­réa­lisme et son aspect artis­tique, de recher­cher la dis­so­lu­tion du com­plexe d’Œ­dipe, de pro­phé­ti­ser le dépas­se­ment de toutes les formes connues de l’a­mour et l’in­ven­tion de nou­veaux dési­rs, d’é­la­bo­rer une théo­rie de l’in­cons­cient en rup­ture avec celle de Freud et tout à fait ori­gi­nale par rap­port aux posi­tions de Bre­ton sur la ques­tion, ou d’exer­cer une acti­vi­té cri­tique à l’é­gard du rêve.

On est ici bien loin du sur­réa­lisme repré­sen­té par Bre­ton qui, par exemple, avait pris soin de pré­ci­ser que le sur­réa­lisme ne se pro­po­sait que de « mon­trer », de « voir » et de « faire voir » le point où s’a­bo­lissent les contra­dic­tions. Com­men­tant la défi­ni­tion du sur­réa­lisme qu’il avait don­née en 1930 et avait refor­mu­lée à diverses reprises, il devait décla­rer dans l’A­mour fou (1937) pour dis­si­per tout pos­sible mal­en­ten­du : « J’ai par­lé d’un cer­tain point dans la mon­tagne. Il ne fut jamais ques­tion de m’é­ta­blir à demeure en ce point. Il eût d’ailleurs, à par­tir de là, ces­sé d’être sublime et j’eusse, moi, ces­sé d’être un homme. Faute de pou­voir rai­son­na­ble­ment m’y fixer, je ne m’en suis du moins jamais écar­té jus­qu’à le perdre de vue, jus­qu’à ne plus pou­voir le montrer. »

L’ac­ti­vi­té théo­ri­co-pra­tique à laquelle s’est livré le groupe sur­réa­liste rou­main semble pou­voir être rap­pro­chée — par son orien­ta­tion, si ce n’est dans les formes qu’elle a revê­tues — de celle que mena l’In­ter­na­tio­nale let­triste (à quoi suc­cé­da l’In­ter­na­tio­nale situa­tion­niste) à Paris à par­tir de 1952 (cf à ce pro­pos Guy Debord, Pré­face à la 4e édi­tion ita­lienne de la Socié­té du spec­tacle, pages 19 – 20). Si l’In­ter­na­tio­nale let­triste a trou­vé la « vraie vie » en recher­chant le dépas­se­ment de l’art, on peut dire qu’à l’in­verse le groupe sur­réa­liste de Buca­rest a ren­con­tré le dépas­se­ment de l’art en cher­chant la « vraie vie ». Ain­si, le pro­gramme de « chan­ger la vie », selon le conte­nu par­ti­cu­lier qu’ils ont don­né à ce mot d’ordre du sur­réa­lisme en géné­ral, les sur­réa­listes rou­mains n’ont pu le for­mu­ler sans cri­ti­quer l’as­pect artis­tique du sur­réa­lisme, sans lier à la réa­li­sa­tion de l’art, que vou­lait le sur­réa­lisme, la sup­pres­sion de l’art.

Sans doute, les sur­réa­listes rou­mains ont-ils tenu à situer l’en­semble de leurs acti­vi­tés dans la conti­nui­té du sur­réa­lisme. Mais, par­fai­te­ment conscients de l’o­ri­gi­na­li­té de leur démarche, ils ne purent le faire que, pre­miè­re­ment, en reven­di­quant pour le sur­réa­lisme « une oppo­si­tion conti­nuelle envers le monde entier et envers lui-même » (Dia­lec­tique de la dia­lec­tique, 1945); et, deuxiè­me­ment, en lan­çant l’a­ver­tis­se­ment sui­vant : « Sépa­rés de nos amis depuis le début de la guerre impé­ria­liste mon­diale, nous ne savons plus rien d’eux. Mais nous avons tou­jours gar­dé le secret espoir que sur cette pla­nète, où notre exis­tence semble deve­nir de jour en jour plus inte­nable, le fonc­tion­ne­ment réel de la pen­sée n’a ces­sé de conduire le groupe qui détient entre ses mains la liber­té idéo­lo­gique la plus haute qui ait exis­té, le mou­ve­ment sur­réa­liste inter­na­tio­nal. » (idem.)

Tout ce qui lie et dif­fé­ren­cie le sur­réa­lisme à Buca­rest et le sur­réa­lisme repré­sen­té par Bre­ton s’ex­prime ici dans la réfé­rence au « fonc­tion­ne­ment réel de la pen­sée ». Le fonc­tion­ne­ment réel de la pen­sée, c’est l’«automatisme psy­chique pur », avec la pra­tique duquel Bre­ton a fait coïn­ci­der, au moins jus­qu’à la guerre, le sur­réa­lisme. Sur ce point, les sur­réa­listes rou­mains semblent fidèles à l’«orthodoxie » sur­réa­liste. En réa­li­té, ils ne pro­posent plus seule­ment la pra­tique de l’au­to­ma­tisme, mais le recours à ce qu’ils nomment le « sur­au­to­ma­tisme ». Or le sur­au­to­ma­tisme, défi­ni par eux comme l’au­to­ma­tisme pous­sé « jus­qu’à ses limites les plus concrètes et absurdes », se révèle dou­ble­ment en rup­ture avec l’au­to­ma­tisme. D’a­bord, pré­sen­tés — et l’é­tant effec­ti­ve­ment — comme « aplas­tiques, objec­tifs et non artis­tiques », les pro­cé­dés sur­au­to­ma­tiques consti­tuent la cri­tique de l’i­mage sur­réa­liste et de ses tech­niques, telles qu’on les connaît à tra­vers la pein­ture de Dali, Magritte, Ernst ou Tan­guy. Ensuite et sur­tout, c’est à atteindre les « pre­miers degrés » de la « confu­sion com­plète de l’exis­tence diurne et noc­turne » que les sur­réa­listes rou­mains ont cher­ché dans le sur­au­to­ma­tisme, ain­si que dans les états de qua­li­té oni­rique comme le som­nam­bu­lisme ou les états médiumniques.

Confondre la vie diurne et la vie noc­turne, recher­cher « le fonc­tion­ne­ment oni­rique dans la vie diurne, avec toutes ses consé­quences explo­sives » selon une autre expres­sion de Dia­lec­tique de la dia­lec­tique, ou bien encore, comme l’é­crit Luca dans son livre le Vam­pire pas­sif (1945), vivre « le désir-panique de satis­faire dans la panique tous mes dési­rs » sont des pers­pec­tives qui n’a­vaient pas été défen­dues aupa­ra­vant dans le sur­réa­lisme et qui, mal­gré le vif inté­rêt que Bre­ton por­ta à l’en­tre­prise des sur­réa­listes rou­mains — Paul Paun nous a confié que Bre­ton leur avait écrit : « Vous êtes le centre du monde » — n’ont pas été reprises et déve­lop­pées plus tard par d’autres groupes surréalistes.

Au pro­jet sur­réa­liste ain­si revi­si­té cor­res­pond une concep­tion de l’in­cons­cient, du rêve et du désir tout à fait par­ti­cu­lière. Alors qu’on ne trouve pas dans le sur­réa­lisme d’a­vant la guerre de théo­rie du rêve qui se vou­drait dif­fé­rente de la théo­rie psy­cha­na­ly­tique, même si, à cer­tains égards, la diver­gence entre la pen­sée de Freud et la pen­sée de Bre­ton était nette (par exemple, rien n’est plus étran­ger à Freud que l’i­dée sur­réa­liste de la pré­sence de la liber­té dans le pen­ser non-diri­gé), D. Trost, qui avait reçu une for­ma­tion psy­cha­na­ly­tique, for­mu­la dans le Même du même (1947) une théo­rie de l’in­cons­cient s’op­po­sant sur des points essen­tiels à celle de Freud.

De la psy­cha­na­lyse, Trost conserve l’i­dée de l’in­cons­cient comme ins­tance de l’ap­pa­reil psy­chique humain et lieu d’ex­pres­sion du désir, mais rejette com­plè­te­ment les notions de conte­nu latent et de dépla­ce­ment, et redé­fi­nit celle de refou­le­ment. Pour Trost, le refou­le­ment n’est pas comme pour Freud le méca­nisme par lequel les pen­sées ou les sou­ve­nirs condam­nés par le conscient sont repous­sés hors de la conscience et qui consti­tue l’in­cons­cient. Le refou­le­ment est au contraire un méca­nisme propre au conscient, c’est le méca­nisme qui inter­dit au conscient de qua­li­fier comme il se devrait les images oni­riques. En ce qui concerne la dis­tinc­tion entre conte­nu mani­feste et conte­nu latent, Trost pense que l’in­ter­pré­ta­tion des images oni­riques par un conte­nu éro­tique latent n’est qu’une nou­velle défense inven­tée par le conscient ration­nel pour ne pas recon­naître la por­tée des images du songe. Le conte­nu latent n’est selon lui qu’une réduc­tion logique, abs­traite et arbi­traire des images oni­riques réelles, où la répres­sion a beau jeu de s’exer­cer. Enfin, au lieu de com­prendre après Freud le rêve comme la réa­li­sa­tion sym­bo­lique de dési­rs refou­lés dans l’in­cons­cient, Trost affirme qu’en réa­li­té le rêve et le désir se confondent (le rêve créant le désir en se créant lui-même et le désir créant le rêve en s’ex­pri­mant), et que toutes les images du rêve sont éro­tiques (car il y a dans le songe « éro­ti­sa­tion géné­rale de la matière »), non pas sym­bo­li­que­ment éro­tiques, mais directement.

La nou­velle théo­rie du rêve confirme la pos­si­bi­li­té de fondre la vie diurne et le rêve. Le rêve conçu comme expres­sion directe du désir per­met en effet de pen­ser que le conscient et l’in­cons­cient peuvent aller, et vont effec­ti­ve­ment dans la poé­sie, à la ren­contre l’un de l’autre jus­qu’à la conquête de l’u­ni­té de la vie psy­chique, la fusion du conscient et de l’in­cons­cient, où l’op­po­si­tion de la vie et du rêve cesse d’être per­çue comme arbi­traire et fait place à « un rap­port de néga­tion réci­proque et nécessaire ».

Ain­si, vivre la « vraie vie », cela signi­fie d’a­bord atteindre cette uni­té de l’es­prit que Trost nomme la « folie par­faite ». Les sur­réa­listes rou­mains en ont trou­vé l’a­morce dans le sur­au­to­ma­tisme qui, pous­sant l’au­to­ma­tisme jus­qu’à l’ab­surde, l’ir­ra­tion­nel com­plet, per­met d’ex­pri­mer les dési­rs même inexprimables.

Sous la déno­mi­na­tion de sur­au­to­ma­tisme se regroupe un cer­tain nombre de pro­cé­dés qui tendent à mettre en échec la rai­son ou bien à objec­ti­ver le hasard. Dans le pre­mier cas, l’es­prit se trouve dans un état sur­au­to­ma­tique et c’est le pur désir qui s’ex­prime là. Dans le second, nous avons affaire à un auto­ma­tisme méca­nique qui, cap­tant le hasard, révèle une néces­si­té psy­chique et exprime un désir caché.

Ces diverses tech­niques ont été inven­tées par les sur­réa­listes rou­mains qui les ont pra­ti­quées, selon les cas, de façon indi­vi­duelle ou col­lec­tive. Elles avaient pour but de fixer, « images indé­chif­frables », « les pre­miers équi­va­lents gra­phiques de nos dési­rs les plus inex­pri­mables ». Toute la valeur de ces images, qui par elles-mêmes sont dépour­vues de signi­fi­ca­tion, réside, explique Trost dans Pro­fil navi­gable (1945), dans « l’o­pé­ra­tion néces­saire à leur pro­duc­tion ». C’est l’ac­cord com­plet entre l’au­to­ma­tisme de la main, par exemple, et la pen­sée incons­ciente qui fait « la valeur théo­rique du pro­cé­dé employé ». Elles sont pri­vées de valeur esthétique.

Citons, par exemple, la cubo­ma­nie, nou­veau type de col­lage que l’on réa­lise à l’aide d’i­mages décou­pées en petits car­rés. G. Luca, à qui l’on doit ce pro­cé­dé, a qua­li­fié la cubo­ma­nie de « nonœ­di­pienne », ce qui signi­fie qu’elle exprime un désir libé­ré de toute répres­sion exer­cée par le sur­moi. Pour Alexan­drian, elle repré­sente la cathar­sis idéale des pul­sions sadiques. Luca a ras­sem­blé trente-trois cubo­ma­nies dans une pla­quette inti­tu­lée les Orgies des quan­ta et parue en 1946, cha­cune d’entre elles por­tant un titre signi­fi­ca­tif : « Choc mesu­ré après avoir subi l’é­preuve d’une objec­ti­vi­té vio­lente », « Indé­ter­mi­nisme d’un amour », « Objet-fuite (chaise-ver­tige, miroir-flamme, éven­tail asphyxiant)», « Qui êtes-vous?»…

Dans le cadre des acti­vi­tés col­lec­tives, rele­vons le « jeu de la déco­ra­tion réci­proque ». G. Luca défi­nit ce jeu comme à carac­tère méga­lo­ma­niaque pro­non­cé et des­ti­né à contre­car­rer une manie géné­rale de per­sé­cu­tion. Ce jeu offrait « à la fois le plai­sir de déco­rer et d’être déco­rés, plai­sir que le pen­sion­naire de l’Hô­pi­tal cen­tral de mala­dies men­tales, qui nous a ser­vi d’exemple, avait réa­li­sé avec des moyens incom­plets par l’au­to­dé­co­ra­tion. » S. Alexan­drian explique que les sur­réa­listes rou­mains confec­tion­naient des déco­ra­tions baroques, dont ils se paraient ensuite mutuel­le­ment en expri­mant à cha­cun les rai­sons de cette dis­tinc­tion absurde. Ce jeu est lié à l’ap­pa­ri­tion de ce que G. Luca appelle l’Ob­jet Objec­ti­ve­ment Offert : « La recherche d’un objet trou­vé des­ti­né à être offert mul­ti­plie les cau­sa­li­tés externes et exprime au hasard le rythme des néces­si­tés inté­rieures […]. Dans la com­plexi­té des rap­ports éro­tiques col­lec­tifs, la satis­fac­tion du désir est faci­li­tée par cet échange per­ma­nent de sperme qu’est l’ob­jet offert. »

Sous le terme d’Ob­jec­ta­na­lyse, les sur­réa­listes rou­mains ont pra­ti­qué l’in­ter­pré­ta­tion d’ob­jets dans un léger état de som­nam­bu­lisme pro­vo­qué par eux, acti­vi­té pro­ba­ble­ment iden­tique à celle appe­lée « jeu du sable noc­turne ». Des objets ayant été cachés dans une pièce où l’on a fait le noir ou bien étant ima­gi­naires, les par­ti­ci­pants décrivent de façon sur­au­to­ma­tique ceux qu’ils découvrent : « Le bout des paumes, le bout des pau­pières de la vision totale, mettent en contact d’une manière suprê­me­ment hys­té­rique le désir et ses pos­si­bi­li­tés infi­nies de deve­nir. » Voi­ci trois des­crip­tions d’ob­jets livrés, par ce moyen, à la « déma­té­ria­li­sa­tion pas­sa­gère en vue d’une maté­ria­li­sa­tion sur­pre­nante » : « Neige adhé­sive, inuti­le­ment colo­riée par le vent », « Air com­pri­mé, à moi­tié cou­vert de soie, seul », « Un sou­rire ver­tige ou ce qui attire les amants sur tous les murs » (le Sable noc­turne, in le cata­logue de l’ex­po­si­tion inter­na­tio­nale du sur­réa­lisme en 1947).

G. Luca et D. Trost ont adres­sé dès 1945 et pour l’en­semble de leur groupe Dia­lec­tique de la dia­lec­tique, un « mes­sage au mou­ve­ment sur­réa­liste inter­na­tio­nal ». Dans ce texte, ils résument leurs acti­vi­tés pra­tiques et leurs conclu­sions théo­riques et for­mulent leur pro­gramme pour la période à venir. Lais­sons main­te­nant, au moyen d’ex­traits de ce texte, la parole aux sur­réa­listes rou­mains eux-mêmes (les inter­titres sont de l’au­teur de l’article).

L.M.

 

Message au mouvement surréaliste international

Critique de la déviation artistique du surréalisme et de la pétrification de son effort révolutionnaire

Si le mou­ve­ment sur­réa­liste a su vite réagir envers les dévia­tions de droite qui l’en­tou­raient ou bien le com­bat­taient, dévia­tions d’op­por­tu­nisme poli­tique ou artis­tique, ce qui d’ailleurs avait eu lieu avant 1939, année d’où datent nos der­nières infor­ma­tions, nous son­geons qu’il est temps de diri­ger notre atten­tion aus­si envers cer­taines erreurs qui se sont glis­sées à l’in­té­rieur même du surréalisme. […]

En ce qui concerne l’exis­tence de ce qu’on pour­rait nom­mer « un pay­sage sur­réa­liste », pen­dant ces der­nières années, nous croyons ne pas être les seuls qui s’en soient inquiétés.

Nous ne pen­sons pas à l’emploi abu­sif du sur­réa­lisme, comme cela est arri­vé depuis long­temps. […] Il est ques­tion d’un emploi mimé­tique des tech­niques inven­tées par les pre­miers sur­réa­listes, tech­niques reve­nant dans toutes sortes de pro­duc­tions à l’in­té­rieur même du mou­ve­ment, mais qui manquent d’ob­jec­ti­vi­té révo­lu­tion­naire, si on les ana­lyse de près. […]

Bien que les pro­cé­dés décou­verts par les sur­réa­listes, tels que l’é­cri­ture auto­ma­tique, le col­lage ou le délire d’in­ter­pré­ta­tion aient une valeur objec­tive que nous ne sau­rions exa­gé­rer, tant notre accord et notre admi­ra­tion envers eux sont puis­sants, il est évident que la répé­ti­tion idéa­liste de leur emploi leur enlève toute valeur théo­rique pre­mière et n’est point jus­ti­fiable du point de vue sur­réa­liste, c’est-à-dire dans ce que ce mou­ve­ment révo­lu­tion­naire a de plus dia­lec­tique en lui. Car, par cette répé­ti­tion artis­tique, les tech­niques sur­réa­listes deviennent, entre les mains de ceux qui se laissent trom­per par une inter­pré­ta­tion si dou­teuse de l’ob­jec­ti­vi­té, des tech­niques esthé­tiques et abstraites.

Aux alen­tours du sur­réa­lisme, et dans son inté­rieur même, et cela sur­tout dans la pein­ture et dans la poé­sie, on voit cer­taines don­nées sur­réa­listes reprises, variées, refaites, et l’exis­tence du « pay­sage » dont nous par­lions consti­tue à nos yeux une dévia­tion artis­tique dan­ge­reuse à tous points de vue. Ce manié­risme « sur­réa­liste », très sou­vent invo­lon­taire, risque de faire du sur­réa­lisme un cou­rant artis­tique, de le faire accep­ter par nos enne­mis de classe, de lui accor­der un pas­sé his­to­rique inof­fen­sif, en un mot de lui faire perdre le mor­dant qui a ani­mé, à tra­vers toutes les contra­dic­tions du monde exté­rieur, ceux qui ont fait de la révo­lu­tion leur rai­son d’être.

La trans­for­ma­tion des décou­vertes objec­tives sur­réa­listes en tech­niques artis­tiques est rat­ta­chable à la seconde erreur que nous croyons devoir signa­ler, l’er­reur que nous avons nom­mé une ten­dance de pro­pa­ger, d’une façon per­sua­sive, un état don­né du mou­ve­ment surréaliste.

Cette ten­dance ne fait qu’am­pli­fier la pre­mière, vu qu’elle intro­duit le sur­réa­lisme dans une sorte de poli­tique cultu­relle. Les antho­lo­gies « sur­réa­listes » expriment visi­ble­ment cette seconde dévia­tion et l’es­sai qu’elles mani­festent de pro­pa­ger méca­ni­que­ment les décou­vertes exis­tantes et d’en faire rayon­ner les don­nées obte­nues ne peut être consi­dé­ré que comme une triste ten­ta­tive de faire accep­ter le sur­réa­lisme, en le fixant à un moment quel­conque de son mou­ve­ment perpétuel.[…]

La trans­for­ma­tion du sur­réa­lisme en cou­rant de révolte artis­tique met­trait fin à son déve­lop­pe­ment théo­rique, et après son pas­sage à tra­vers les phases inévi­tables du refus et du scan­dale, il ris­que­rait de par­ta­ger le sort de tous les mou­ve­ments de révolte que l’en­ne­mi de classe par­vient tou­jours, d’une façon ou d’une autre, à employer par la suite.

Contre ces dangers, le surréalisme doit se dépasser constamment

[…] Le pre­mier point sur lequel nous vou­drions insis­ter concerne la néces­si­té de main­te­nir le sur­réa­lisme dans un état conti­nuel­le­ment révo­lu­tion­naire, état qui puisse nous offrir les solu­tions syn­thé­tiques (hégé­liennes, maté­ria­listes, inouïes), vai­ne­ment atten­dues jus­qu’à aujourd’­hui d’ailleurs.

Cet état conti­nuel­le­ment révo­lu­tion­naire ne peut être main­te­nu et déve­lop­pé que par une posi­tion dia­lec­tique de per­ma­nente néga­tion et de néga­tion de la néga­tion, posi­tion qui puisse prendre tou­jours la plus grande exten­sion conce­vable, envers tout et tous. […]

[…] nous pen­sons que le sur­réa­lisme ne peut exis­ter que dans une oppo­si­tion conti­nuelle envers le monde entier et envers lui-même, dans cette néga­tion de la néga­tion diri­gée par le délire le plus inex­pri­mable, et cela sans perdre, bien enten­du, un aspect ou un autre de son pou­voir révo­lu­tion­naire immédiat.

Toute limi­ta­tion de la pos­si­bi­li­té d’in­ven­ter de nou­veaux dési­rs, de quelque part qu’elle vienne, sur n’im­porte quelle rai­son qu’elle se fonde, éveille­ra tou­jours en nous en goût démo­niaque de néga­tion et de néga­tion de la négation.

L’amour comme méthode révolutionnaire

Après tant d’es­sais infruc­tueux pour trou­ver une méthode concrète révo­lu­tion­naire, qui ne soit tachée de nul rési­du idéa­liste, nous sommes arri­vés à consi­dé­rer le magné­tisme éro­tique comme notre sup­port insur­rec­tion­nel le plus valable.

Nous accep­tons, mais nous dépas­sons, du moins théo­ri­que­ment, tous les états connus de l’a­mour : le liber­ti­nage, l’a­mour unique, l’a­mour com­plexuel, la psy­cho­pa­tho­lo­gie de l’a­mour. En essayant de cap­ter l’a­mour sous ses aspects les plus vio­lents et déci­sifs, les plus attrac­tifs et les plus impos­sibles, nous ne nous conten­tons plus de voir en lui le grand per­tur­ba­teur, qui réus­sit par­fois à bri­ser, çà et là, la divi­sion de la socié­té en classes. La puis­sance des­truc­trice de l’a­mour envers tout ordre éta­bli contient et dépasse les besoins révo­lu­tion­naires de notre époque.

Nous pro­cla­mons l’a­mour, déli­vré de ses contraintes sociales et indi­vi­duelles, psy­cho­lo­giques et théo­riques, reli­gieuses ou sen­ti­men­tales, comme notre prin­ci­pale méthode de connais­sance et d’ac­tion. Son exas­pé­ra­tion métho­dique, son déve­lop­pe­ment sans limites, sa bou­le­ver­sante fas­ci­na­tion, dont nous avons déjà fran­chi les pre­mières étapes avec Sade, Engels, Freud et Bre­ton, offrent les écarts mons­trueux et les scan­da­leux efforts qui mettent à notre por­tée, et à celle de tout révo­lu­tion­naire, les moyens d’ac­tion les plus effi­caces. […] Même sous ses aspects les plus immé­diats, nous croyons que l’é­ro­ti­sa­tion sans limites du pro­lé­ta­riat consti­tue le gage le plus pré­cieux qu’on puisse trou­ver pour lui assu­rer, à tra­vers la misé­rable époque que nous tra­ver­sons, un réel déve­lop­pe­ment révolutionnaire.

Se révolter contre la nature, dissoudre le complexe d’Œdipe pour libérer l’amour

La néces­si­té de décou­vrir l’a­mour, qui puisse bou­le­ver­ser sans inter­rup­tion les obs­tacles sociaux et natu­rels, nous mène à une posi­tion non-œdi­pienne. L’exis­tence du trau­ma­tisme natal et des com­plexes œdi­piens, tels qu’ils ont été décou­verts par le freu­disme, consti­tuent les limites natu­relles et mné­siques, les plis incons­cients défa­vo­rables qui dirigent, à notre insu, notre atti­tude envers le monde exté­rieur. Nous avons posé le pro­blème de la déli­vrance inté­grale de l’homme (Ghe­ra­sim Luca : l’In­ven­teur de l’a­mour) en condi­tion­nant aus­si cette déli­vrance par la des­truc­tion de notre posi­tion œdi­pienne initiale.

Grâce aux mou­ve­ments révo­lu­tion­naires, la posi­tion du père a été for­te­ment ébran­lée, tant dans ses aspects directs que dans ses aspects sym­bo­liques. Mais les ves­tiges cas­trants du trau­ma­tisme natal n’en per­sistent pas moins, sou­te­nus d’ailleurs par la posi­tion favo­rable au frère que les mou­ve­ments poli­tiques ont sou­te­nue et qui n’est, elle aus­si, qu’une des formes que revêtent les com­plexes initiaux.

Les dou­lou­reuses défaites dans l’a­mour, défaites tein­tées toutes de l’i­déa­lisme roman­tique et de l’in­ca­pa­ci­té humaine à s’ob­jec­ti­ver, trouvent leur pre­mière image dans la fixi­té mné­sique de la mère et dans la per­sis­tance du double pri­mi­tif que nous por­tons en nous.

La trans­for­ma­tion qua­li­ta­tive de l’a­mour en une méthode géné­rale de révo­lu­tion et la pos­si­bi­li­té de dépas­ser, par un bond for­mi­dable, l’i­mage incons­ciente de l’a­mour, sont empê­chées par cette défaite théo­rique pri­mor­diale que la posi­tion œdi­pienne entre­tient en nous. Déli­vrés de l’an­goisse mor­tuaire due à la nais­sance, déli­vrés des limi­ta­tions com­plexuelles dues à notre atti­tude œdi­pienne incons­ciente, nous essayons enfin de trou­ver les voies exactes de notre libé­ra­tion et de dépas­ser « l’é­ter­nel retour » qu’im­pliquent nos atti­tudes éro­tiques, dans leurs aspects bio­lo­giques ou psychiques. […]

Les néces­si­tés de la révo­lu­tion réclament l’ex­ten­sion de l’at­ti­tude non-œdi­pienne sur un plan géné­ral (Ghe­ra­siin Luca : Pre­mier mani­feste non-œdi­pien) concer­nant la posi­tion infra-psy­chique des révo­lu­tion­naires dans leur lutte immédiate.

Aus­si long­temps que le pro­lé­ta­riat gar­de­ra en lui les com­plexes fon­da­men­taux ini­tiaux que nous com­bat­tons, sa lutte et même sa vic­toire seront illu­soires, parce que l’en­ne­mi de classe res­te­ra caché, à son insu, dans son sang. Les limi­ta­tions œdi­piennes fixent le pro­lé­ta­riat dans une posi­tion de néga­tion symé­trique de la bour­geoi­sie, qui par­vient de la sorte à lui incul­quer, d’une manière d’au­tant plus dan­ge­reuse qu’in­con­nue, ses odieuses atti­tudes fondamentales.

La posi­tion du frère-père, main­te­nue dans l’in­cons­cient du pro­lé­ta­riat, retient celui-ci dans un escla­vage envers lui-même et lui fait conser­ver les défor­ma­tions pro­ve­nant de la nature et de l’é­co­no­mie capi­ta­liste. Marx avait déjà atti­ré l’at­ten­tion sur le besoin de consi­dé­rer le pro­lé­ta­riat non seule­ment comme une classe anta­go­niste, issue du déve­lop­pe­ment des moyens de pro­duc­tion, mais aus­si sur la néces­si­té de nier cet état impo­sé. Pour nier cet état, les dents de la révo­lu­tion doivent mordre pro­fon­dé­ment la pas­si­vi­té incons­ciente et natu­relle de l’homme. Il est ques­tion de dépas­ser l’ad­mi­ra­tion abs­traite et arti­fi­cielle pour le pro­lé­ta­riat et de lui trou­ver des lignes de force qui impliquent sa propre néga­tion. Cette néga­tion doit d’ailleurs se dépar­tir d’un inter­na­tio­na­lisme huma­ni­taire et révo­lu, qui conti­nue de per­mettre aux par­ti­cu­la­ri­tés natio­nales de s’af­fir­mer à l’a­bri d’une éga­li­té réfor­miste, en faveur d’une posi­tion anti-natio­nale à outrance, concrè­te­ment de classe et outra­geu­se­ment cos­mo­po­lite, remon­tant dans ses aspects les plus vio­lents jus­qu’à l’homme lui-même.


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