1. Bibliographie
Parmi les textes en nombre très limité consacrés au surréalisme en Roumanie, les mieux informés sont certainement le chapitre intitulé l’Internationale du Rêve — Roumanie, dans le livre de Sarane Alexandrian le Surréalisme et le Rêve (Gallimard), les articles du Dictionnaire général du surréalisme et de ses environs, (dont il faut par ailleurs user avec précaution vue l’absence de vigueur de cet ouvrage collectif) publié aux PUF et le texte de Sébastien Reichmann, le Surréalisme en Roumanie, qui est paru dans le n°19 de la revue Canal.
À cela on peut ajouter quelques lignes sur le sujet dans les livres de deux membres de l’ancien mouvement surréaliste : 20 ans de surréalisme de Jean-Louis Bédouin (Denoël) et l’Univers surréaliste de José Pierre (Somogy); et, d’intérêt très divers, l’article …45°5 de latitude Nord et 26° de longitude Est… de Marina Vanci (aujourd’hui Madame Perahim), qui est paru dans le numéro 19⁄20 de la revue Opus et le Bulletin de liaison du CNRS n°4 intitulé le Surréalisme en Roumanie, mais qui porte exclusivement sur la période d’avant-guerre. Il faut savoir à propos de l’article de M. Vanci que, prévu à la publication en Roumanie et publié en France sous la responsabilité du stalinophile Alain Jouffroy, ce texte réussit le tour de force de ne faire aucune allusion à la cessation de l’activité surréaliste en Roumanie en 1947 ! Mais ceci explique évidemment cela.
En ce qui concerne les textes publiés par les éditions surréalistes roumaines entre 1944 et 1947 — les éditions Infra-noir, Négation de la négation, Surréalisme et Éditions de l’Oubli — on en trouvera la liste exhaustive dans le Dictionnaire général du surréalisme… Précisons qu’ils n’ont jamais été réédités et qu’ils ne figurent pas tous aux catalogues de la Bibliothèque nationale.
Signalons enfin l’existence de trois textes publiés en France : le Sable nocturne, contribution des cinq membres du groupe surréaliste roumain à l’Exposition internationale du surréalisme en 1947 et Visible et invisible et Librement mécanique de Trost, textes respectivement parus en 1953 et 1955 chez Arcanes.
2. Historique
Jusqu’aux abords de la deuxième guerre mondiale, l’Europe constituait un tout organique où les personnes circulaient et où les idées s’échangeaient à peu près librement. On sait que le mouvement anti-art Dada (1916 – 1923) fut un mouvement d’ampleur réellement européenne et que son promoteur, Tristan Tzara, était de nationalité roumaine.
En 1928, un jeune poète du nom de Sacha Pana lança à Bucarest la revue Unu, publication d’un esprit proche du surréalisme. Jusqu’alors, l’avant-garde roumaine avait été dominée par le constructivisme. La création de la revue Unu (1928 – 1932), qui fut relayée par la revue Alge (1931 – 1933), favorisa le regroupement d’un certain nombre d’artistes autour des principes théoriques et moraux du surréalisme parisien. Ces artistes découvrirent avec passion et s’attachèrent à faire connaître les productions de l’esprit libéré du rationalisme, ainsi le manuscrit d’un fou découvert dans un asile ou les œuvres teintées d’humour noir d’Urmuz, un juge de paix non-conformiste.
Il y eut durant les années 30 toute une série d’aller retour entre Bucarest et Paris. Le peintre surréaliste Jacques Hérold vint s’installer à Paris en 1930. Victor Brauner, peintre lui aussi, choisit d’y résider de 1930 à 1934. D’autres surréalistes encore, Gellu Naum et Gherasim Luca, effectuèrent un séjour à Paris… V. Brauner, introduit par Tanguy et Giacometti dans le groupe surréaliste parisien, acquit une connaissance profonde du surréalisme, de sa doctrine, ses jeux et ses expériences, et à son retour joua un rôle non négligeable dans la formation intellectuelle et sensible de Naum, Luca et Paul Paun.
Ce n’est toutefois qu’en 1939 que se constitua en tant que tel un groupe surréaliste en Roumanie. Il rassemblait Naum, Luca, Paun, Dolfi Trost et Virgil Teodorescu. La dictature fasciste puis la guerre eurent pour conséquence de les isoler. Mais à cet isolement forcé correspondit, comme sous l’effet d’une serre, une germination d’autant plus intense, tant sur le plan théorique que sur le plan pratique.
Les jeux et expériences commencés dans la clandestinité, les surréalistes les poursuivirent après la guerre. Ils en communiquèrent les résultats, à la faveur de la confusion politique qui régna en Roumanie de 1944 à 1947, par trois expositions et de très nombreuses publications (le plus souvent imprimées en langue française). Dans son livre le Surréalisme et le Rêve, S. Alexandrian remarque que les surréalistes de Bucarest ont poussé jusqu’«paroxysme leur délire expérimental et théorique ». C’est vrai, mais une semblable fureur n’est guère pour surprendre. D’une part, ils situaient leurs activités dans la perspective d’une « révolution totale» ; d’autre part, la fureur des surréalistes roumains à accomplir leur projet révolutionnaire fut probablement d’autant plus exacerbée que le pays, « délivré » par l’Armée rouge, n’allait pas tarder, de toute évidence, à connaître le joug stalinien après avoir subi la dictature fasciste.
Toute cette activité prit fin en 1947, le surréalisme n’entrait pas dans les vues d’un parti communiste stalinien à part entière, comme le parti communiste roumain. Cette année-là, la censure de la jeune République populaire roumaine interdit la sortie du dernier livre surréaliste de cette période, le Blanc de l’os de Gellu Naum, alors qu’il était déjà imprimé. Après la stalinisation définitive de la Roumanie, les surréalistes du groupe s’exilèrent les uns après les autres, hormis Virgil Teodorescu, qui devint un poète du régime et qui, semble-t-il, figure aujourd’hui parmi les vice-présidents de l’Assemblée nationale roumaine. Pana soumit lui aussi son art au réalisme-socialiste. Enfin, un autre surréalisant d’avant la guerre, exilé à Moscou et rentré dans l’uniforme de l’Armée rouge, le peintre Jules Perahim, ne répugna pas d’être nommé professeur à l’Institut d’art plastique entre 1948 et 1956, puis d’assumer le rôle de rédacteur en chef de la très officielle revue Art plastique de 1956 à 1964. Installé à Paris depuis le début des années 70, il a délaissé les principes du réalisme-socialiste qu’il s’était chargé de faire respecter — pendant ce que son thuriféraire parisien, l’ex-surréaliste-révolutionnaire E. Jaguer, appelle la « traversée du désert » de Perahim ! — et s’est lancé dans la peinture d’images érotico-fantastiques.
Correctif : dans le paragraphe « En Roumanie…» de la présentation du dossier (Iztok n°9, septembre 84), nos informations débordent quelque peu la réalité. Ainsi nous avançons de trois ans le départ de Trost (1951 au lieu de 1948) et nous retardons d’un an celui de Luca (1951 aussi, au lieu de 1952). Quant à Naum, son départ après ceux de Trost, Luca et Paun est une anticipation absolument gratuite ; cet orthodoxe vit et publie sa poésie en Roumanie. Ses voyages à l’étranger sont tous aller retour, avec tout ce que cela comporte pour un otage consentant.
3. Aspects du surréalisme roumain et mise en perspective
Il ressort des textes publiés en français par le groupe de Bucarest que les surréalistes roumains ont sensiblement modifié le projet surréaliste tel que Breton avait pu le formuler jusqu’en 1939. À cela deux raisons majeures, semble-t-il. D’abord, il y eut les Procès de Moscou (1936) et le Pacte germano-soviétique (1939); ces deux événements consacrèrent aux yeux des surréalistes roumains la faillite définitive du bolchevisme, que le surréalisme avait considéré comme la force capable de conduire la révolution prolétarienne internationale et auquel il avait voulu lier son propre projet d’émancipation spirituelle et plus individuelle ; et dès lors les surréalistes roumains s’étaient considérés comme les héritiers de la totalité du projet révolutionnaire (on peut noter au passage qu’ils ont continué après la guerre à se réclamer du matérialisme dialectique et à utiliser le vocabulaire du marxisme).
Ensuite, se trouvant complètement isolé du reste du monde par la guerre, le groupe put développer ses positions théoriques et ses recherches d’ordre pratique en toute indépendance.
En 1930, André Breton élevait le principe de rencontre fortuite, qui régit l’image poétique, à la dimension de principe de synthèse entre les pôles de toutes les oppositions, que la logique de l’entendement considère comme insurmontables : « Tout porte à croire qu’il existe un certain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable cessent d’être perçus contradictoirement. » Le but fixé à l’activité surréaliste se trouvait du même coup étendu : «[…] c’est en vain qu’on chercherait à l’activité surréaliste un autre mobile que l’espoir de détermination de ce point », lit-on dans le Second Manifeste.
Partant de cette idée d’élargir la réalité en établissant un pont entre le rêve et la réalité, le conscient et l’inconscient, les surréalistes roumains ont prétendu « oniriser la vie », assurer le primat du désir dans la vie diurne en considérant l’amour, délivré de toutes les contraintes, comme la « méthode » de la révolution totale. L’ensemble de l’activité théorique et expérimentale des surréalistes de Bucarest ne peut se comprendre qu’en fonction de cette perspective fondamentale, qu’il s’agisse — et c’est tout un — de critiquer certaines positions essentielles du surréalisme et son aspect artistique, de rechercher la dissolution du complexe d’Œdipe, de prophétiser le dépassement de toutes les formes connues de l’amour et l’invention de nouveaux désirs, d’élaborer une théorie de l’inconscient en rupture avec celle de Freud et tout à fait originale par rapport aux positions de Breton sur la question, ou d’exercer une activité critique à l’égard du rêve.
On est ici bien loin du surréalisme représenté par Breton qui, par exemple, avait pris soin de préciser que le surréalisme ne se proposait que de « montrer », de « voir » et de « faire voir » le point où s’abolissent les contradictions. Commentant la définition du surréalisme qu’il avait donnée en 1930 et avait reformulée à diverses reprises, il devait déclarer dans l’Amour fou (1937) pour dissiper tout possible malentendu : « J’ai parlé d’un certain point dans la montagne. Il ne fut jamais question de m’établir à demeure en ce point. Il eût d’ailleurs, à partir de là, cessé d’être sublime et j’eusse, moi, cessé d’être un homme. Faute de pouvoir raisonnablement m’y fixer, je ne m’en suis du moins jamais écarté jusqu’à le perdre de vue, jusqu’à ne plus pouvoir le montrer. »
L’activité théorico-pratique à laquelle s’est livré le groupe surréaliste roumain semble pouvoir être rapprochée — par son orientation, si ce n’est dans les formes qu’elle a revêtues — de celle que mena l’Internationale lettriste (à quoi succéda l’Internationale situationniste) à Paris à partir de 1952 (cf à ce propos Guy Debord, Préface à la 4e édition italienne de la Société du spectacle, pages 19 – 20). Si l’Internationale lettriste a trouvé la « vraie vie » en recherchant le dépassement de l’art, on peut dire qu’à l’inverse le groupe surréaliste de Bucarest a rencontré le dépassement de l’art en cherchant la « vraie vie ». Ainsi, le programme de « changer la vie », selon le contenu particulier qu’ils ont donné à ce mot d’ordre du surréalisme en général, les surréalistes roumains n’ont pu le formuler sans critiquer l’aspect artistique du surréalisme, sans lier à la réalisation de l’art, que voulait le surréalisme, la suppression de l’art.
Sans doute, les surréalistes roumains ont-ils tenu à situer l’ensemble de leurs activités dans la continuité du surréalisme. Mais, parfaitement conscients de l’originalité de leur démarche, ils ne purent le faire que, premièrement, en revendiquant pour le surréalisme « une opposition continuelle envers le monde entier et envers lui-même » (Dialectique de la dialectique, 1945); et, deuxièmement, en lançant l’avertissement suivant : « Séparés de nos amis depuis le début de la guerre impérialiste mondiale, nous ne savons plus rien d’eux. Mais nous avons toujours gardé le secret espoir que sur cette planète, où notre existence semble devenir de jour en jour plus intenable, le fonctionnement réel de la pensée n’a cessé de conduire le groupe qui détient entre ses mains la liberté idéologique la plus haute qui ait existé, le mouvement surréaliste international. » (idem.)
Tout ce qui lie et différencie le surréalisme à Bucarest et le surréalisme représenté par Breton s’exprime ici dans la référence au « fonctionnement réel de la pensée ». Le fonctionnement réel de la pensée, c’est l’«automatisme psychique pur », avec la pratique duquel Breton a fait coïncider, au moins jusqu’à la guerre, le surréalisme. Sur ce point, les surréalistes roumains semblent fidèles à l’«orthodoxie » surréaliste. En réalité, ils ne proposent plus seulement la pratique de l’automatisme, mais le recours à ce qu’ils nomment le « surautomatisme ». Or le surautomatisme, défini par eux comme l’automatisme poussé « jusqu’à ses limites les plus concrètes et absurdes », se révèle doublement en rupture avec l’automatisme. D’abord, présentés — et l’étant effectivement — comme « aplastiques, objectifs et non artistiques », les procédés surautomatiques constituent la critique de l’image surréaliste et de ses techniques, telles qu’on les connaît à travers la peinture de Dali, Magritte, Ernst ou Tanguy. Ensuite et surtout, c’est à atteindre les « premiers degrés » de la « confusion complète de l’existence diurne et nocturne » que les surréalistes roumains ont cherché dans le surautomatisme, ainsi que dans les états de qualité onirique comme le somnambulisme ou les états médiumniques.
Confondre la vie diurne et la vie nocturne, rechercher « le fonctionnement onirique dans la vie diurne, avec toutes ses conséquences explosives » selon une autre expression de Dialectique de la dialectique, ou bien encore, comme l’écrit Luca dans son livre le Vampire passif (1945), vivre « le désir-panique de satisfaire dans la panique tous mes désirs » sont des perspectives qui n’avaient pas été défendues auparavant dans le surréalisme et qui, malgré le vif intérêt que Breton porta à l’entreprise des surréalistes roumains — Paul Paun nous a confié que Breton leur avait écrit : « Vous êtes le centre du monde » — n’ont pas été reprises et développées plus tard par d’autres groupes surréalistes.
Au projet surréaliste ainsi revisité correspond une conception de l’inconscient, du rêve et du désir tout à fait particulière. Alors qu’on ne trouve pas dans le surréalisme d’avant la guerre de théorie du rêve qui se voudrait différente de la théorie psychanalytique, même si, à certains égards, la divergence entre la pensée de Freud et la pensée de Breton était nette (par exemple, rien n’est plus étranger à Freud que l’idée surréaliste de la présence de la liberté dans le penser non-dirigé), D. Trost, qui avait reçu une formation psychanalytique, formula dans le Même du même (1947) une théorie de l’inconscient s’opposant sur des points essentiels à celle de Freud.
De la psychanalyse, Trost conserve l’idée de l’inconscient comme instance de l’appareil psychique humain et lieu d’expression du désir, mais rejette complètement les notions de contenu latent et de déplacement, et redéfinit celle de refoulement. Pour Trost, le refoulement n’est pas comme pour Freud le mécanisme par lequel les pensées ou les souvenirs condamnés par le conscient sont repoussés hors de la conscience et qui constitue l’inconscient. Le refoulement est au contraire un mécanisme propre au conscient, c’est le mécanisme qui interdit au conscient de qualifier comme il se devrait les images oniriques. En ce qui concerne la distinction entre contenu manifeste et contenu latent, Trost pense que l’interprétation des images oniriques par un contenu érotique latent n’est qu’une nouvelle défense inventée par le conscient rationnel pour ne pas reconnaître la portée des images du songe. Le contenu latent n’est selon lui qu’une réduction logique, abstraite et arbitraire des images oniriques réelles, où la répression a beau jeu de s’exercer. Enfin, au lieu de comprendre après Freud le rêve comme la réalisation symbolique de désirs refoulés dans l’inconscient, Trost affirme qu’en réalité le rêve et le désir se confondent (le rêve créant le désir en se créant lui-même et le désir créant le rêve en s’exprimant), et que toutes les images du rêve sont érotiques (car il y a dans le songe « érotisation générale de la matière »), non pas symboliquement érotiques, mais directement.
La nouvelle théorie du rêve confirme la possibilité de fondre la vie diurne et le rêve. Le rêve conçu comme expression directe du désir permet en effet de penser que le conscient et l’inconscient peuvent aller, et vont effectivement dans la poésie, à la rencontre l’un de l’autre jusqu’à la conquête de l’unité de la vie psychique, la fusion du conscient et de l’inconscient, où l’opposition de la vie et du rêve cesse d’être perçue comme arbitraire et fait place à « un rapport de négation réciproque et nécessaire ».
Ainsi, vivre la « vraie vie », cela signifie d’abord atteindre cette unité de l’esprit que Trost nomme la « folie parfaite ». Les surréalistes roumains en ont trouvé l’amorce dans le surautomatisme qui, poussant l’automatisme jusqu’à l’absurde, l’irrationnel complet, permet d’exprimer les désirs même inexprimables.
Sous la dénomination de surautomatisme se regroupe un certain nombre de procédés qui tendent à mettre en échec la raison ou bien à objectiver le hasard. Dans le premier cas, l’esprit se trouve dans un état surautomatique et c’est le pur désir qui s’exprime là. Dans le second, nous avons affaire à un automatisme mécanique qui, captant le hasard, révèle une nécessité psychique et exprime un désir caché.
Ces diverses techniques ont été inventées par les surréalistes roumains qui les ont pratiquées, selon les cas, de façon individuelle ou collective. Elles avaient pour but de fixer, « images indéchiffrables », « les premiers équivalents graphiques de nos désirs les plus inexprimables ». Toute la valeur de ces images, qui par elles-mêmes sont dépourvues de signification, réside, explique Trost dans Profil navigable (1945), dans « l’opération nécessaire à leur production ». C’est l’accord complet entre l’automatisme de la main, par exemple, et la pensée inconsciente qui fait « la valeur théorique du procédé employé ». Elles sont privées de valeur esthétique.
Citons, par exemple, la cubomanie, nouveau type de collage que l’on réalise à l’aide d’images découpées en petits carrés. G. Luca, à qui l’on doit ce procédé, a qualifié la cubomanie de « nonœdipienne », ce qui signifie qu’elle exprime un désir libéré de toute répression exercée par le surmoi. Pour Alexandrian, elle représente la catharsis idéale des pulsions sadiques. Luca a rassemblé trente-trois cubomanies dans une plaquette intitulée les Orgies des quanta et parue en 1946, chacune d’entre elles portant un titre significatif : « Choc mesuré après avoir subi l’épreuve d’une objectivité violente », « Indéterminisme d’un amour », « Objet-fuite (chaise-vertige, miroir-flamme, éventail asphyxiant)», « Qui êtes-vous?»…
Dans le cadre des activités collectives, relevons le « jeu de la décoration réciproque ». G. Luca définit ce jeu comme à caractère mégalomaniaque prononcé et destiné à contrecarrer une manie générale de persécution. Ce jeu offrait « à la fois le plaisir de décorer et d’être décorés, plaisir que le pensionnaire de l’Hôpital central de maladies mentales, qui nous a servi d’exemple, avait réalisé avec des moyens incomplets par l’autodécoration. » S. Alexandrian explique que les surréalistes roumains confectionnaient des décorations baroques, dont ils se paraient ensuite mutuellement en exprimant à chacun les raisons de cette distinction absurde. Ce jeu est lié à l’apparition de ce que G. Luca appelle l’Objet Objectivement Offert : « La recherche d’un objet trouvé destiné à être offert multiplie les causalités externes et exprime au hasard le rythme des nécessités intérieures […]. Dans la complexité des rapports érotiques collectifs, la satisfaction du désir est facilitée par cet échange permanent de sperme qu’est l’objet offert. »
Sous le terme d’Objectanalyse, les surréalistes roumains ont pratiqué l’interprétation d’objets dans un léger état de somnambulisme provoqué par eux, activité probablement identique à celle appelée « jeu du sable nocturne ». Des objets ayant été cachés dans une pièce où l’on a fait le noir ou bien étant imaginaires, les participants décrivent de façon surautomatique ceux qu’ils découvrent : « Le bout des paumes, le bout des paupières de la vision totale, mettent en contact d’une manière suprêmement hystérique le désir et ses possibilités infinies de devenir. » Voici trois descriptions d’objets livrés, par ce moyen, à la « dématérialisation passagère en vue d’une matérialisation surprenante » : « Neige adhésive, inutilement coloriée par le vent », « Air comprimé, à moitié couvert de soie, seul », « Un sourire vertige ou ce qui attire les amants sur tous les murs » (le Sable nocturne, in le catalogue de l’exposition internationale du surréalisme en 1947).
G. Luca et D. Trost ont adressé dès 1945 et pour l’ensemble de leur groupe Dialectique de la dialectique, un « message au mouvement surréaliste international ». Dans ce texte, ils résument leurs activités pratiques et leurs conclusions théoriques et formulent leur programme pour la période à venir. Laissons maintenant, au moyen d’extraits de ce texte, la parole aux surréalistes roumains eux-mêmes (les intertitres sont de l’auteur de l’article).
L.M.
Message au mouvement surréaliste international
Critique de la déviation artistique du surréalisme et de la pétrification de son effort révolutionnaire
Si le mouvement surréaliste a su vite réagir envers les déviations de droite qui l’entouraient ou bien le combattaient, déviations d’opportunisme politique ou artistique, ce qui d’ailleurs avait eu lieu avant 1939, année d’où datent nos dernières informations, nous songeons qu’il est temps de diriger notre attention aussi envers certaines erreurs qui se sont glissées à l’intérieur même du surréalisme. […]
En ce qui concerne l’existence de ce qu’on pourrait nommer « un paysage surréaliste », pendant ces dernières années, nous croyons ne pas être les seuls qui s’en soient inquiétés.
Nous ne pensons pas à l’emploi abusif du surréalisme, comme cela est arrivé depuis longtemps. […] Il est question d’un emploi mimétique des techniques inventées par les premiers surréalistes, techniques revenant dans toutes sortes de productions à l’intérieur même du mouvement, mais qui manquent d’objectivité révolutionnaire, si on les analyse de près. […]
Bien que les procédés découverts par les surréalistes, tels que l’écriture automatique, le collage ou le délire d’interprétation aient une valeur objective que nous ne saurions exagérer, tant notre accord et notre admiration envers eux sont puissants, il est évident que la répétition idéaliste de leur emploi leur enlève toute valeur théorique première et n’est point justifiable du point de vue surréaliste, c’est-à-dire dans ce que ce mouvement révolutionnaire a de plus dialectique en lui. Car, par cette répétition artistique, les techniques surréalistes deviennent, entre les mains de ceux qui se laissent tromper par une interprétation si douteuse de l’objectivité, des techniques esthétiques et abstraites.
Aux alentours du surréalisme, et dans son intérieur même, et cela surtout dans la peinture et dans la poésie, on voit certaines données surréalistes reprises, variées, refaites, et l’existence du « paysage » dont nous parlions constitue à nos yeux une déviation artistique dangereuse à tous points de vue. Ce maniérisme « surréaliste », très souvent involontaire, risque de faire du surréalisme un courant artistique, de le faire accepter par nos ennemis de classe, de lui accorder un passé historique inoffensif, en un mot de lui faire perdre le mordant qui a animé, à travers toutes les contradictions du monde extérieur, ceux qui ont fait de la révolution leur raison d’être.
La transformation des découvertes objectives surréalistes en techniques artistiques est rattachable à la seconde erreur que nous croyons devoir signaler, l’erreur que nous avons nommé une tendance de propager, d’une façon persuasive, un état donné du mouvement surréaliste.
Cette tendance ne fait qu’amplifier la première, vu qu’elle introduit le surréalisme dans une sorte de politique culturelle. Les anthologies « surréalistes » expriment visiblement cette seconde déviation et l’essai qu’elles manifestent de propager mécaniquement les découvertes existantes et d’en faire rayonner les données obtenues ne peut être considéré que comme une triste tentative de faire accepter le surréalisme, en le fixant à un moment quelconque de son mouvement perpétuel.[…]
La transformation du surréalisme en courant de révolte artistique mettrait fin à son développement théorique, et après son passage à travers les phases inévitables du refus et du scandale, il risquerait de partager le sort de tous les mouvements de révolte que l’ennemi de classe parvient toujours, d’une façon ou d’une autre, à employer par la suite.
Contre ces dangers, le surréalisme doit se dépasser constamment
[…] Le premier point sur lequel nous voudrions insister concerne la nécessité de maintenir le surréalisme dans un état continuellement révolutionnaire, état qui puisse nous offrir les solutions synthétiques (hégéliennes, matérialistes, inouïes), vainement attendues jusqu’à aujourd’hui d’ailleurs.
Cet état continuellement révolutionnaire ne peut être maintenu et développé que par une position dialectique de permanente négation et de négation de la négation, position qui puisse prendre toujours la plus grande extension concevable, envers tout et tous. […]
[…] nous pensons que le surréalisme ne peut exister que dans une opposition continuelle envers le monde entier et envers lui-même, dans cette négation de la négation dirigée par le délire le plus inexprimable, et cela sans perdre, bien entendu, un aspect ou un autre de son pouvoir révolutionnaire immédiat.
Toute limitation de la possibilité d’inventer de nouveaux désirs, de quelque part qu’elle vienne, sur n’importe quelle raison qu’elle se fonde, éveillera toujours en nous en goût démoniaque de négation et de négation de la négation.
L’amour comme méthode révolutionnaire
Après tant d’essais infructueux pour trouver une méthode concrète révolutionnaire, qui ne soit tachée de nul résidu idéaliste, nous sommes arrivés à considérer le magnétisme érotique comme notre support insurrectionnel le plus valable.
Nous acceptons, mais nous dépassons, du moins théoriquement, tous les états connus de l’amour : le libertinage, l’amour unique, l’amour complexuel, la psychopathologie de l’amour. En essayant de capter l’amour sous ses aspects les plus violents et décisifs, les plus attractifs et les plus impossibles, nous ne nous contentons plus de voir en lui le grand perturbateur, qui réussit parfois à briser, çà et là, la division de la société en classes. La puissance destructrice de l’amour envers tout ordre établi contient et dépasse les besoins révolutionnaires de notre époque.
Nous proclamons l’amour, délivré de ses contraintes sociales et individuelles, psychologiques et théoriques, religieuses ou sentimentales, comme notre principale méthode de connaissance et d’action. Son exaspération méthodique, son développement sans limites, sa bouleversante fascination, dont nous avons déjà franchi les premières étapes avec Sade, Engels, Freud et Breton, offrent les écarts monstrueux et les scandaleux efforts qui mettent à notre portée, et à celle de tout révolutionnaire, les moyens d’action les plus efficaces. […] Même sous ses aspects les plus immédiats, nous croyons que l’érotisation sans limites du prolétariat constitue le gage le plus précieux qu’on puisse trouver pour lui assurer, à travers la misérable époque que nous traversons, un réel développement révolutionnaire.
Se révolter contre la nature, dissoudre le complexe d’Œdipe pour libérer l’amour
La nécessité de découvrir l’amour, qui puisse bouleverser sans interruption les obstacles sociaux et naturels, nous mène à une position non-œdipienne. L’existence du traumatisme natal et des complexes œdipiens, tels qu’ils ont été découverts par le freudisme, constituent les limites naturelles et mnésiques, les plis inconscients défavorables qui dirigent, à notre insu, notre attitude envers le monde extérieur. Nous avons posé le problème de la délivrance intégrale de l’homme (Gherasim Luca : l’Inventeur de l’amour) en conditionnant aussi cette délivrance par la destruction de notre position œdipienne initiale.
Grâce aux mouvements révolutionnaires, la position du père a été fortement ébranlée, tant dans ses aspects directs que dans ses aspects symboliques. Mais les vestiges castrants du traumatisme natal n’en persistent pas moins, soutenus d’ailleurs par la position favorable au frère que les mouvements politiques ont soutenue et qui n’est, elle aussi, qu’une des formes que revêtent les complexes initiaux.
Les douloureuses défaites dans l’amour, défaites teintées toutes de l’idéalisme romantique et de l’incapacité humaine à s’objectiver, trouvent leur première image dans la fixité mnésique de la mère et dans la persistance du double primitif que nous portons en nous.
La transformation qualitative de l’amour en une méthode générale de révolution et la possibilité de dépasser, par un bond formidable, l’image inconsciente de l’amour, sont empêchées par cette défaite théorique primordiale que la position œdipienne entretient en nous. Délivrés de l’angoisse mortuaire due à la naissance, délivrés des limitations complexuelles dues à notre attitude œdipienne inconsciente, nous essayons enfin de trouver les voies exactes de notre libération et de dépasser « l’éternel retour » qu’impliquent nos attitudes érotiques, dans leurs aspects biologiques ou psychiques. […]
Les nécessités de la révolution réclament l’extension de l’attitude non-œdipienne sur un plan général (Gherasiin Luca : Premier manifeste non-œdipien) concernant la position infra-psychique des révolutionnaires dans leur lutte immédiate.
Aussi longtemps que le prolétariat gardera en lui les complexes fondamentaux initiaux que nous combattons, sa lutte et même sa victoire seront illusoires, parce que l’ennemi de classe restera caché, à son insu, dans son sang. Les limitations œdipiennes fixent le prolétariat dans une position de négation symétrique de la bourgeoisie, qui parvient de la sorte à lui inculquer, d’une manière d’autant plus dangereuse qu’inconnue, ses odieuses attitudes fondamentales.
La position du frère-père, maintenue dans l’inconscient du prolétariat, retient celui-ci dans un esclavage envers lui-même et lui fait conserver les déformations provenant de la nature et de l’économie capitaliste. Marx avait déjà attiré l’attention sur le besoin de considérer le prolétariat non seulement comme une classe antagoniste, issue du développement des moyens de production, mais aussi sur la nécessité de nier cet état imposé. Pour nier cet état, les dents de la révolution doivent mordre profondément la passivité inconsciente et naturelle de l’homme. Il est question de dépasser l’admiration abstraite et artificielle pour le prolétariat et de lui trouver des lignes de force qui impliquent sa propre négation. Cette négation doit d’ailleurs se départir d’un internationalisme humanitaire et révolu, qui continue de permettre aux particularités nationales de s’affirmer à l’abri d’une égalité réformiste, en faveur d’une position anti-nationale à outrance, concrètement de classe et outrageusement cosmopolite, remontant dans ses aspects les plus violents jusqu’à l’homme lui-même.