Face aux multiples problèmes qui surgissent sur le plan du financement et des subventions des usines, dans les domaines commercial et technologique, on procède à des modifications des système de prix, de salaires et de gestion des entreprises, à la création de zones franches de production et à l’ouverture du pays aux techniques et capitaux étrangers. La situation en ville est cependant plus complexe qu’à la campagne : accorder le droit d’usage (et non la propriété) de la terre à ceux qui la cultivent est une chose, soulever le problème du statut des grandes usines d’État et de la place des ouvriers qui y sont embauchés en est une autre. Bien que souhaitées par la direction, les réformes en ville ont échoué. Elles mettaient à jour les contradictions idéologiques du système et alimentaient toutes sortes de nouvelles difficultés liées aux débuts d’une société de consommation et à la forte différenciation sociale qui en résultait, à l’inflation ou aux multiples formes de corruption naissantes.
Le pourrissement manifeste et accéléré du pouvoir a favorisé la prise de conscience au sein de la direction des risques que les nouvelles difficultés faisaient peser sur le système. La frange dite orthodoxe de la bureaucratie affirme son hostilité aux réformes moins par purisme idéologique que par crainte, justifiée, pour ses privilèges. Par ailleurs, ceux qui sont favorables aux réformes prennent conscience, face à l’échec des réformes économiques dans les villes, de la nécessité de promouvoir également des réformes politiques. Au début de 1986, ils lancent le débat sur le thème : comment réformer ? Les intellectuels et la population y sont conviés, on multiplie les références aux systèmes occidentaux et aux expériences de certains pays de l’Est tels la Yougoslavie et la Hongrie. Pour l’équipe réformatrice du parti la question est de savoir comment faire mieux fonctionner la machine sans remettre en cause le pouvoir en place. Mais l’opinion publique émergente et les intellectuels radicaux qui interviennent dans le débat avancent de plus en plus clairement, comme condition préalable à des réformes efficaces, la nécessité de mettre fin au monopole du parti. Une telle idée est inacceptable pour les réformateurs du parti qui entrevoient sans peine la remise en question de leur propre pouvoir. Qui plus est, leur ligne, fondée sur la modernisation et la débureaucratisation des appareils en place, ne passe pas au 6e plénum du XIe congrès qui a lieu en septembre 1986.
C’est dans ce contexte caractérisé par le désespoir régnant dans la société, et surtout parmi la jeunesse, quant au débloquage de la situation que surgit le mouvement des étudiants en décembre 1986. Avant d’en exposer les faits, plusieurs précisions sur la condition étudiante en Chine sont nécessaires. Si l’accès au cycle secondaire est particulièrement difficile en Chine, l’éducation supérieure, elle, ne concerne qu’une petite minorité : de 3 à 5 pour cent de la population. De fait et de droit, la population étudiante est appelée à constituer, dans bien des domaines, l’élite du pays, ce dont ses membres sont conscients. Le pouvoir aussi en est conscient : il l’a montré par son attitude, prudente au départ à l’égard du mouvement, puis lors de l’arrestation et de la condamnation comme fauteurs de troubles d’ouvriers et de chômeurs et non d’étudiants. Mais les conditions d’hébergement (huit personnes sont souvent entassées dans 12 m²), la nourriture dans les cantines, la qualité de l’enseignement (des professeurs souvent incompétents en raison surtout de l’encadrement politique) sont précaires. Les frais, en revanche, sont considérables.
Prenons par exemple Shenzhen, ville située non loin de Hong Kong et créée, en quelque sorte, dans la foulée des nouvelles réformes économiques et dont l’université peut être considérée comme pionnière à bien des égards. Son règlement, établi par décret en septembre 1986, stipule une taxe semestrielle de 40 yuans pour les frais de scolarisation et de 10 yuans pour l’hébergement. Mais ce prix est réservé aux étudiants qui obtiennent de bons ou d’excellents résultats. Ceux qui n’obtiennent que des résultats mauvais ou moyens doivent payer respectivement 600 et 150 yuans. Qui plus est, lorsque l’on a raté un examen, on est obligé de reprendre le cours entier et d’acquitter une taxe supplémentaire de 50 yuans. Or le salaire mensuel moyen en Chine est de 100 yuans. Dans l’ensemble du pays le nombre de bourses a diminué et celles-ci subissent, de plus, les conséquences de l’inflation. La bourse constitue dans l’évolution actuelle une sorte de récompense.
Les syndicats étudiants sont contrôlés par le parti qui en nomme les responsables. Dans un passé récent, plusieurs mouvements sporadiques de protestation concernant les dortoirs et les cantines ont été enregistrés. Ce fut le cas, par exemple, le 9 décembre 1985 à Pékin à l’occasion de l’anniversaire de la manifestation étudiante contre l’invasion du pays par les Japonais en 1937. Ces mouvements furent passés sous silence et les promesses faites par les autorités pour calmer les esprits ne furent pas tenues.
Précis chronologique
Le mouvement démarre à l’université des sciences et technologies de Hefei, province du Jiengsu, à proximité de Shanghai. Il s’agit d’une institution assez particulière qui joue en Chine un rôle similaire à celui de l’École polytechnique en France et qui est rattachée directement à l’Académie des sciences, hors la tutelle de l’Éducation nationale. Elle fut créée en 1958 pour former les meilleurs ingénieurs et scientifiques du pays. Pendant la révolution culturelle, son siège passe de Pékin à Hefei. Les professeurs qui y enseignent sont plus ouverts qu’ailleurs et, parmi eux, plusieurs centaines ont fait des stages à l’étranger. Le 5 décembre 1986, 5.000 étudiants se réunissent pour protester contre la désignation par le parti des candidats pour l’élection à l’Assemblée de la province. Précisons que les foyers étudiants sont concentrés dans une certaine partie de la ville et que les étudiants participent à la vie de la ville par le biais de leurs élus municipaux ; cela conformément à la législation en vigueur qui, dans un décret récent, dont les étudiants n’ont pas manqué de se réclamer, indique la possibilité pour les électeurs de désigner leurs propres candidats.
Le fait que les étudiants aient déclenché la contestation sur la question de la désignation de leurs candidats par le parti n’impliquait pas pour autant des illusions de leur part sur l’organe municipal concerné. Le vice-recteur de l’université, un réformateur connu, Fan Lizhi, a apporté son soutien moral au mouvement dont l’enjeu dépassait d’emblée le strict cadre municipal. Le 9 décembre, les étudiants de toutes les facultés de Hefei manifestent dans la rue sous les mots d’ordre de démocratie et de liberté. Le cortège qui se dirigeait vers la mairie est bien accueilli par la population : on fait même état de policiers applaudissant sur son passage.
Toujours le 9 décembre, à Wuhan, au centre de la Chine, de 2.000 à 3.000 étudiants descendaient dans la rue. Le motif immédiat et le malaise profond étaient les mêmes qu’à Hefei. L’occasion mise à profit également : l’anniversaire anti-japonais mentionné plus haut.
Le 11 décembre, des dazibaos collés à l’université de Pékin informent les étudiants sur la situation à Hefei et les appellent à descendre dans la rue. Le jour même, ils sont arrachés par les autorités. Deux jours plus tard, de nouveaux dazibaos font leur apparition : ils se font plus précis et évoquent des situations et des revendications concrètes. Les 14 et 15 décembre, les étudiants de Shenzhen manifestent dans la rue contre les règlements draconiens évoqués plus haut. Puis, le 17 décembre, c’est dans le sud-ouest de la Chine, à la frontière avec le Viêt-nam, dans la ville de Kunming, que 2.000 étudiants descendent dans la rue pour réclamer la possibilité de présenter leurs propres candidats aux élections en scandant « Vive la liberté et la démocratie ! ». Le même jour aux États-Unis, des étudiants et des enseignants de Chine populaire publient des lettres ouvertes et des pétitions de solidarité avec le mouvement.
Le mouvement gagne Shanghai le 19 décembre. Vers 13 heures, des milliers d’étudiants auxquels se joignent ensuite de jeunes ouvriers se mettent en marche vers la mairie pour y déposer une pétition. Le maire refuse de recevoir la délégation, et un millier de manifestants environ décident, malgré le froid, de passer la nuit devant le bâtiment de la mairie. Le lendemain, à 5 heures et demie du matin, plusieurs milliers de miliciens groupés autour de la place lancent l’attaque, de manière particulièrement violente. Par centaines, les étudiants sont embarqués et renvoyés à leurs universités. De nombreux étudiants sont blessés. Au cours de cette journée et de la suivante, les 21 et 22 décembre, on manifeste par dizaines de milliers dans les rues de Shanghai pour les droits de l’homme.
Les télévisions du monde entier ont retransmis des images de ces manifestations qui, pour diverses raisons, ont beaucoup surpris. Certains journalistes n’ont d’ailleurs saisi que de manière approximative le sens de l’événement : sur TF1, par exemple, la présentatrice du journal s’attardait sur l’atmosphère bon enfant de la manifestation et sur le comportement paisible des forces de l’ordre alors que sur plusieurs des banderoles montrées à l’image était inscrit : « Contre la violence policière ». En chinois, bien entendu ! La police opère des arrestations et après avoir, à plusieurs reprises, lancé des provocations laisse faire afin de démontrer que les manifestants recherchent la violence.
Contrairement à l’impression que certains ont pu avoir, les différents slogans et inscriptions, liés d’une façon ou d’une autre au respect des droits de l’homme, correspondaient à des situations très précises. Il en va ainsi, par exemple, de la revendication pour la liberté de la presse lors des manifestations de Shanghai que l’on doit mettre en rapport avec deux événements qui l’expliquent. D’une part, il s’agit du cas d’un étudiant battu antérieurement par la milice et qui a tenté en vain de déposer plainte pour coups et blessures. Il s’est alors adressé aux journaux. Un seul a accepté d’en parler à la rubrique consacrée au courrier des lecteurs, mais, au dernier moment, sous la pression des autorités, la rédaction a changé d’avis. L’histoire a vite circulé parmi les étudiants. D’autre part, dans son communiqué, l’Agence Chine Nouvelle faisait état de perturbations dans le trafic, la production et la vie sociale causées par les manifestations sans évoquer les revendications des manifestants.
Entre-temps, le 20 décembre à Canton, les manifestants ajoutaient à leurs revendications des slogans contre l’inflation. Le 22 décembre, Nanjing prend le relais de Shanghai où les autorités municipales publient un décret réglementant les manifestations qu’il faudra, dorénavant, annoncer à l’avance en indiquant raisons, nombre de participants, trajet, noms des organisateurs, etc. Le 23 décembre, des manifestations commencent à Pékin, et le 24, dans une ville proche, Tienjeng, on peut lire sur les murs des dazibaos contre les privilèges et appelant les Chinois à suivre l’exemple du peuple philippin. Le 26, la municipalité de Pékin émet un décret sur les manifestations, similaire à celui de Shanghai et qui, de plus, interdit expressément toute forme de manifestation sur la place Tian’anmen. Le 27 décembre, les étudiants manifestent à Suzhou tandis que des étudiants chinois en France écrivent une lettre de soutien à leurs camarades mobilisés dans le pays.
Le 29 décembre, entre 2.000 et 3.000 étudiants manifestent dans les rues de Pékin. Le Quotidien de Pékin parle de 200 ou 300 manifestants en infraction avec la loi en vigueur et profère des menaces contre les auteurs des dazibaos dont on rappelle le caractère illégal (cf. encadré). La nouvelle réglementation des manifestations amplifie le mécontentement des étudiants qui décident le 29 décembre d’appeler à manifester pour le jour de l’an à Tian’anmen. Le maire de la capitale déclare que les étudiants ne réussiront jamais à le faire.
Le 1er janvier, les étudiants se rendent nombreux à la place Tian’anmen, et, malgré la présence massive des policiers, manifestent. La répression est importante. Le soir, les étudiants se réunissent et constatent que 24 d’entre eux ont été arrêtés. Tard dans la nuit, de l’université située à l’ouest de Pékin, ils forment un cortège et se dirigent vers le centre. Les étudiants l’appellent la nouvelle Longue Marche. Quelques heures après, le recteur annonce aux manifestants que leurs camarades ont été relâchés. Sur cette victoire, les étudiants rentrent dans leurs dortoirs. Mais, pendant les jours qui suivent, l’appareil de propagande et d’information continue de calomnier le mouvement. Les médias expliquent, par exemple, que ce sont les radios étrangères qui ont provoqué le mouvement.
Le 4 janvier, un dazibao propose de brûler en public le Quotidien de Pékin, organe du comité municipal de la ville de Pékin du P.C.C. qui n’avait pas même daigné envoyer des journalistes sur les campus. Le lendemain, c’est chose faite devant les caméras des télévisions étrangères. Ce sera le point culminant du mouvement.
Un malentendu dissipé
L’attitude du pouvoir connaîtra une évolution sensible au fur et à mesure du déroulement des événements. Au début, les autorités restent calmes et vont jusqu’à rappeler le droit des étudiants à s’exprimer et à manifester. Puis le ton se durcit. On arrête des gens, on décrète des règlements pour empêcher les manifestations. On parle du rôle, volontairement surestimé, des radios étrangères — en fait les relations horizontales entre les étudiants et les enseignants des différentes universités du pays étaient considérables. On évoque de manière de plus en plus insistante l’influence de la pensée libérale occidentale — la campagne sur ce thème connaîtra vraisemblablement des développements importants dans les mois et années à venir. Les consignes de fermeté viennent de Deng lui-même qui critique Hu Yaobang, le secrétaire général du parti, pour avoir été trop tolérant, et appelle à la réorganisation et au renforcement du parti à partir des « quatre principes » : adhésion à la voie socialiste, soutien de la dictature du prolétariat, respect de la direction du parti communiste, fidélité au marxisme-léninisme et à la pensée de Mao Zedong.
Le 13 janvier, Deng critique ouvertement, lors d’une rencontre avec un responsable japonais, Liu Binyan (journaliste et écrivain célèbre), Fan Lizhi (vice-recteur de l’université des sciences et technologies de Chine à Hefei) et Wang Ruowang (écrivain). Tous trois seront exclus du parti. Enfin, le 16 janvier, la réunion élargie du bureau politique du P.C.C. accepte la démission de Hu Yaobang. D’autres exclusions suivront.
Avant de dresser le bilan du mouvement, il faut expliquer le malentendu sur lequel reposait la mobilisation étudiante. Que signifiait, au juste, la réforme politique en Chine ? Pour les générations plus âgées du parti, conservatrices ou même réformatrices, il s’agissait d’une adaptation aux conditions actuelles de la machine du pouvoir communiste classique. Parmi les cadres plus jeunes du parti, certains allaient jusqu’à envisager la séparation, dans certains domaines, du pouvoir de l’État, de l’administration ou du parti.
Conviés au débat national sur la question des réformes politiques, bon nombre d’intellectuels ont conclu à la nécessité d’une refonte du système politique chinois dans son ensemble et à l’abandon du marxisme-léninisme considéré comme dépassé. La plupart des étudiants, proches des thèses formulées par les intellectuels radicaux qui étaient parfois leurs professeurs à l’université, allaient beaucoup plus loin. Ils entendaient mettre immédiatement en pratique les réformes politiques au niveau de leur vécu : enseignement, organisation étudiante, participation à la vie municipale, presse, etc. Bien qu’une telle conception des choses soit en totale contradiction avec l’ensemble de l’appareil du parti, toutes tendances confondues, les étudiants descendent dans la rue pensant avoir l’aval de la fraction réformatrice du pouvoir. Ainsi s’explique la participation massive à des manifestations qui, en d’autres circonstances, seraient apparues comme des actions très dangereuses. Il va de soi que le comportement du pouvoir à l’égard du mouvement étudiant ne tardera pas à dissiper ce malentendu. Et pour longtemps.
Les répercussions du mouvement
L’examen des répercussions du mouvement au sein des différentes fractions de la société chinoise concernées, de près ou de loin, permettra de conclure sur plusieurs points. Du côté des étudiants on assiste à une prise de conscience rapide, à la fois de leur force et de ce qui les oppose au système en vigueur, système dans lequel ils vont être appelés à occuper, dans un proche avenir, une place privilégiée.
Pour mieux comprendre le sens d’une des banderoles du mouvement : « L’avenir est à nous », il faut rappeler que la moyenne d’âge des gouvernants est de quatre-vingts ans. Quoique réprimé, le mouvement a subi moins de dégâts que ceux des années cinquante ou de la fin des années soixante-dix. Les retombées à court terme du mouvement sont de deux ordres. D’une part, conscientes des problèmes matériels des étudiants, les autorités n’ont pas tardé à prendre des mesures en leur faveur. Tous les jours, depuis la fin du mouvement, la presse chinoise annonce des mesures prises dans telle ou telle université et en rend compte en détail. D’autre part, le contrôle politique est de plus en plus strict dans les universités et on met ouvertement l’accent sur la nécessité d’un encadrement idéologique de l’enseignement. Enfin, arrestations et brimades de toutes sortes se multiplient tandis que l’avenir de ceux qui ont participé aux manifestations est menacé.
Du côté des intellectuels, le choc produit par le mouvement (et plus encore par les mesures officielles auxquelles il a donné lieu) a été plus direct et plus grave. Les sanctions de toutes sortes se sont multipliées et la volonté du pouvoir de reprendre en main la situation par tous les moyens ne fait pas de doute. Au début de l’année, on annonçait d’ailleurs la création d’un nouvel organe national spécialisé dans le contrôle de l’édition. Depuis, tous les jours on apprend des cas de personnalités exclues du parti, ou de revues interdites ou restructurées. Les intellectuels se taisent et se tairont. La création littéraire et artistique, le débat d’idées et la recherche s’assoupiront. Une fois l’enthousiasme pour les réformes retombé, la passivité reprendra ses droits et la modernisation redeviendra un simple slogan peu attractif.
Et le parti ? On peut parler de tendances conservatrices et réformatrices en son sein, mais à plusieurs conditions. D’abord, celle de ne pas perdre de vue le fait que, de par sa propre logique interne, l’appareil du parti ne saurait en aucun cas accepter des mesures qui remettent en cause son monopole du pouvoir. Ensuite, de rappeler que la plupart des cadres communistes chinois sont encore plus méfiants que leurs homologues des pays de l’Est (URSS y compris) à l’égard de réformes introduisant des critères de compétence spécifique dans les domaines où ils exercent leur autorité. À condition, enfin, de ne pas coller a priori l’étiquette de réformateur ou de conservateur.
Il faut envisager la situation cas par cas, au niveau des décisions et des actions concrètes, en faisant intervenir divers critères : l’intérêt, la génération, l’éducation de chacun des membres influents de l’appareil. Si les vieux sont, en général, plutôt conservateurs et les jeunes plutôt réformateurs, c’est parce que ces derniers subissent une pression historique moindre. Deng Xiaoping, par exemple, ne peut nier son rôle dans la répression des Cent Fleurs en 1957, alors qu’il en va forcément autrement pour les cadres plus jeunes. À travers les réactions du pouvoir face au mouvement étudiant, on peut dire que Deng demeure un réformateur à sa manière mais qu’idéologiquement il manifeste la même conception et les mêmes réflexes que ses collègues rivaux et conservateurs.
Dans le contexte paternaliste chinois et dans la conjoncture historique actuelle, la question des générations a son importance. C’est grâce à la tolérance des vieilles générations que les jeunes occupent tel ou tel poste de responsabilité dans l’appareil. Les vieux veulent bien se retirer mais à condition que les jeunes susceptibles de les remplacer fassent comme eux. Ils ne tiennent pas compte des différences inhérentes à l’écart entre les générations. Qui dirige aujourd’hui la Chine après la destitution de Hu Yaobang, qui appartient pourtant à la génération qui suit de près celle des dirigeants actuels ? Tous les postes clés (la commission militaire du parti, la commission sur la discipline et la vie interne du parti, l’Assemblée nationale, la présidence de la République, la conférence consultative politique du peuple, etc.) sont investis par Deng et des gens de sa génération. Un jour ou l’autre, ils finiront par rejoindre Marx. Qui leur succédera ? On ne sait pas et les luttes de pouvoir à venir s’annoncent rudes…
Le mouvement étudiant a accéléré les choses et mis en évidence le vide dans la succession. L’autre conséquence du mouvement est le ralentissement de la modernisation de la Chine en raison du facteur idéologique déterminant chez les dirigeants qui la prônent, et donc de la difficulté de recruter des collaborateurs au sein des intellectuels et d’y faire participer la population.
Cela étant, il est possible de ralentir ou de stopper les réformes économiques enclenchées mais, dans la dynamique actuelle, on ne peut pas y renoncer. L’appareil ne peut pas appliquer tout ce qu’il veut, où il veut et comment il veut. C’est plus facile dans le domaine culturel, et encore…
Qui peut-on mobiliser contre le libéralisme bourgeois ? De nos jours, où la machine du pouvoir apparaît de plus en plus sclérosée, une telle entreprise est nettement plus problématique que dans les années cinquante, quand le régime n’en était qu’à ses débuts. Symétriquement, les partisans de réformes plus ou moins cohérentes, plus ou moins radicales, ne peuvent pas, non plus, les appliquer. La période de stagnation que traverse maintenant la Chine et que le récent mouvement étudiant a révélée avec éclat se caractérise justement par ce double blocage.
Jusqu’à présent, je n’ai évoqué que les étudiants, les intellectuels et les dirigeants. Pas les ouvriers. Il s’agit, en effet, d’une grande inconnue sur l’échiquier sociopolitique chinois actuel et d’une donnée particulièrement complexe, ainsi que je l’ai suggéré dans l’introduction à propos des conséquences des réformes économiques dans les usines. Les actes et les propos du pouvoir concernant spécifiquement les ouvriers démontrent une conscience très aiguë du danger que pourrait représenter leur mobilisation. En arrêtant à Shanghai des ouvriers et non des étudiants et en les condamnant, comme fauteurs de troubles et comme voyous, à de lourdes peines de prison, les autorités se sont montrées plus inquiètes d’une éventuelle extension dans les milieux ouvriers que du développement du mouvement étudiant proprement dit.
Enfin, ce sont eux les principaux concernés par le passage le plus dur de la résolution militaire du C.C. du P.C.C. adoptée le 27 janvier et rendue publique le 26 février. Ce texte dont l’auteur est Deng Xiaoping constitue le document n°1 du parti pour l’année 1987. En voici un extrait :
« Clairvoyants et adoptant une attitude ferme face au pouvoir de Solidarité et de l’Église soutenu par le monde occidental, les dirigeants polonais ont utilisé l’armée en 1981 pour contrôler la situation. Ceci prouve que, sans se donner les moyens de la dictature, les choses ne marchent pas. Ces moyens, il ne suffit pas d’en parler, il faut les appliquer lorsque c’est nécessaire. Mais il faut être prudent, ne pas arrêter trop de gens, et en les arrêtant éviter que le sang coule. Et si l’opposition veut que le sang coule, que faire ? Pour nous, la meilleure méthode est de dévoiler leur complot. Mieux vaut qu’il n’y ait pas de mort, même au prix de quelques blessés dans nos rangs : l’essentiel est que les têtes de l’opposition soient arrêtées. Il faut être ferme. Si nous reculons, les ennuis augmentent ! »
Ba Qi 1Éditeur de nombreux recueils sur la Chine contemporaine parus dans la collection Bibliothèque asiatique dont notamment Révo. cul. en Chine pop. (10/18). Co-auteur de Un Bol de nids d’hirondelles ne fait pas le Printemps de Pékin (Christian Bourgois).
- 1Éditeur de nombreux recueils sur la Chine contemporaine parus dans la collection Bibliothèque asiatique dont notamment Révo. cul. en Chine pop. (10/18). Co-auteur de Un Bol de nids d’hirondelles ne fait pas le Printemps de Pékin (Christian Bourgois).